La crise sanitaire due à l'épidémie de Coronavirus nous oblige à poser à nouveaux frais la question de la surveillance numérique tout en nous contraignant à être, à une échelle inédite, les usagers de produits numériques comme ceux qui viennent par exemple bouleverser nos environnements de travail.
Gourou britannique de l’industrie des nouvelles technologies et analyste pour des fonds d'investissements en capital-risque, Benedict Evans est l’auteur d’un des blogs phare de la Silicon Valley. Confiné outre-Manche, il livre son analyse sur les expériences numériques à marche forcée. Entretien.
Baptiste Muckensturm : Le confinement a obligé des milliards de personnes à vivre des expériences technologiques inédites. Quel regard portez-vous sur ce phénomène sans précédent ?
Benedict Evans : Je travaille depuis 20 ans, et il y a toujours eu quelqu’un pour dire : “La plupart des gens ne sont pas en ligne, ils n’ont pas accès au haut débit, tout le monde n’est pas équipé de Smartphone...”. Certes, il y avait toujours 5, 10 ou 15% des gens qui n’étaient sont pas connectés, mais tous les autres voulaient augmenter leur expérience numérique.
Maintenant, tout a changé, nous n’avons plus le choix. Nous devons tout faire en ligne. Nous vivons une expérience forcée et ça provoque une accélération. En Grande-Bretagne, par exemple, des centaines de médecins capables de diagnostiquer en visioconférence ont été déployés. En 48 heures, la NHS (National Health Service) a signé des contrats avec 11 entreprises spécialisées dans la télémédecine. Avant, cela aurait pris 1 an.
C’est pareil pour les achats en ligne. En décembre dernier, 20% des Britanniques avaient recours au commerce électronique, 15% des Américains et environ 10% des Français. Mais ça c’était en 2019. Une vieille blague dit qu’en cas d’apocalypse, mieux vaut être en France parce que tout y arrive avec 5 ans de retard. Cela n’a malheureusement pas été le cas avec le Coronavirus. L’étude McKinsey sur les nouvelles pratiques en ligne sous confinement (télé-médecine, télé-éducation, achat en ligne, ou télé travail en vidéo..) rappelle que les Américains sont, sans surprise et dans tous les domaines, les plus aguerris à la vie en ligne. Pour le télétravail en vidéo, les Chinois sont plus entraînés que les Européens : seulement 6% des Chinois interrogés ont essayé le télé-travail pour la 1re fois contre 42% des Italiens, 37% des Français et 32 % des Allemands. Pour l'enseignement à distance, les jeunes Allemands semblent plus en avance. 59% d’entre eux ont essayé pour la première fois l’école via internet contre 57% des Italiens, 43 % des français et 41% des Chinois interrogés par McKinsey en avril.
Les applications de traçage des données des personnes contaminées provoquent un débat dans la plupart des démocraties. En tant qu’analyste de l’industrie des nouvelles technologies, quel est votre point de vue ?
BE : C’est une question culturelle et politique. En France, vous avez des cartes d'identité avec photographie obligatoire. En Allemagne, où la population est très sensible aux questions de surveillance à cause de l'histoire liée aux nazis d'une part, à la Stasi d'autre part, la question a été débattue mais un système de cartes d'identité à puces a finalement été instauré. Au Royaume-Uni, il n’y a pas de carte d’identité mais de temps en temps, un gouvernement exige une identification et les gens refusent parce qu’ils considèrent que c’est une entrave aux libertés. Aux États-Unis, l'État n'a pas le droit de demander une pièce d'identité mais si vous avez rendez-vous dans un bureau, vous devez en produire avec photo. Donc ce sont des questions culturelles. Aujourd'hui, l'idée que la police connaisse tout votre réseau de contacts et qu'elle l'ait dans une base de données rend les gens nerveux. Ils s'inquiètent à la fois de ce qui se passe si la technologie fonctionne, mais aussi de ce qui se passe si la technologie ne fonctionne pas. Ces inquiétudes réapparaissent à chaque nouvelle innovation technologique.
Sur l’aspect technique, les Smartphones peuvent vraiment jouer un rôle, en particulier dans le suivi des contacts. Avec les applications de traçage comme celle mise au point par Google et Apple, ces deux entreprises n'ont en fait aucune donnée. C’est l'appareil qui détient les données. Et elles sont transmises à un point de collecte central géré par une autorité sanitaire du pays. Et même à Singapour et en Corée du Sud, où beaucoup de recherches et de tests ont été menés, cela reste finalement un engagement manuel. Donc, c'est l'un des domaines où la technologie peut faire avancer les choses.
D’une manière générale, si vous vendez un appareil qui détient votre emplacement, une connexion sans fil et que tout le monde sur terre l’emporte partout sur soi, alors théoriquement, vous pourriez collecter une énorme quantité de données. Des entreprises comme Google, Apple et Facebook réfléchissent à la manière dont elles peuvent utiliser ces données, mais cela les rend également nerveuses. Il ne faut pas sous-estimer le stress du chef de produit de 35 ans de Menlo Park (siège de Facebook en Californie, ndlr) qui se dit intérieurement : "Je ne devrais pas avoir tout ce pouvoir".
On entend beaucoup dire que cette crise marque l’avènement d’un capitalisme numérique. Estimez-vous aussi que les plateformes ont un rôle à tenir pour réguler les contenus qui circulent ?
EB : Ah..voilà une question bien française ! Nous devons déterminer comment notre société peut absorber le numérique et aussi comment elle s’adapte en conséquence. On peut faire une analogie avec le passé. Nous comprenons que les criminels utilisent des téléphones et nous ne disons pas que les entreprises telles Orange ou Apple doivent empêcher les criminels d'utiliser les téléphones, n'est-ce pas ? La police peut écouter les appels téléphoniques dans le respect du processus judiciaire. Mais nous ne demandons pas à Vodafone ou à Orange, d’arrêter les criminels en utilisant les téléphones : les citoyens comprennent qu'il y a un compromis.
De la même manière nous disons aux constructeurs automobiles que leurs voitures doivent être plus sûres, mais nous ne leur demandons pas de résoudre les problèmes de stationnement et de congestion dans les villes. Ils répondraient probablement que c’est un problème qui n’est pas de leur ressort. La technologie est devenue un élément central de la société de la même manière que les téléphones, l'électricité ou les chemins de fer l'ont été. Mais il ne revient pas aux grandes entreprises de technologie d’organiser la société.
Existe-t-il dans l’histoire des nouvelles technologies, un précédent historique à la crise que nous traversons ?
EB : Je ne crois pas. Le 11 septembre 2001, Internet est tombé en panne mais nous n’avions pas de Smartphones. La plupart des gens n’avaient ni haut débit ni caméra chez eux. C’est d’ailleurs pour ça que la technologie a joué un rôle dans l’accès à l’information. Tous les sites d’actualité étaient bloqués. Et c’est là que Google news est né. Les gens de chez Google essayaient de savoir ce qui se passait. Ils ont monté un site qui rassemblait toutes les informations sur les attentats du 11 septembre. Mais la plupart des gens n'étaient pas encore connectés. Google et Internet n'étaient pas une partie essentielle de la vie de tout le monde, comme ils le sont aujourd'hui. Bref, jusqu’ici le secteur des technologies de l’information n'avait pas vraiment été en avant dans les crises, car elles n'étaient tout simplement pas assez répandues.
Le travail à distance est imposé à une grande part des salariés français. Ces nouveaux outils provoqueront quel type de changement ?
EB : Lorsque vous obtenez un nouvel outil, vous commencez souvent par l'adapter à l'ancienne façon de travailler. Il y a quelques années, des gens imprimaient chaque boucle complète d’emails.
Dans chaque grande entreprise, quelqu'un produit un document soigneusement formaté présentant toutes les mesures de fonctionnement pour une semaine ou un mois. D’abord il l'imprime, puis il décide de l'envoyer par e-mail, puis d’autres préfèrent le mettre sur Google Docs, et d’autres encore propulsent le document sur le réseau pour avoir toutes les mises à jour instantanément. Jusqu’au jour où quelqu’un comprend que les systèmes internes sont capables de créer ce tableau de bord tout seul, et que personne n’a à faire ce document. Bref, on commence toujours par intégrer le travail dans le nouvel outil, jusqu’au moment où on réalise qu’il permet de faire le travail complètement autrement. Un exemple de cette adaptation entre les outils et les tâches : les notes de frais. Il y a longtemps les salariés complétaient un formulaire de dépense qui est devenu un document Word. Après, ils remplissaient des pages sur des sites ou des applications qu’il fallait remplir. Aujourd’hui, ces mêmes salariés prennent une photo et l’envoient à un serveur qui reconnait le type de dépense, la classe et prépare le remboursement. Voilà comment au fil du temps, la tâche s’est adaptée à l’outil et inversement.
Pensez-vous qu’une nouvelle manière de travailler émergera de cette période ?
EB : Oui, le travail en entreprise peut être bouleversé par cette crise de la Covid.-19 Nous sommes forcés de tout essayer à distance, mais tout ne fonctionnera pas. Car il y a certains types d'emplois ou de tâches où on n’a pas besoin d'être au même endroit. Mais vous devrez vous demander : jusqu’où collaborer avec l’équipe ? Échangeons-nous des informations ou des idées ? S’agit-il d’une saisie de données pour lesquelles vous devez vous asseoir autour d’une table ou d’une discussion de fond ?
Cette réflexion ne date pas de la Covid-19. Depuis longtemps, on entend : "cette réunion aurait pu être remplacée par un coup de téléphone". Et ce coup de fil aurait pu être un email. Pire, cela aurait dû être un email d'une ligne plutôt qu'une réunion d'une heure. Sur le même principe, vous avez des enfants qui disent que Facebook c'est pour les grands-parents, et qui ajoutent : "Je n'utiliserais Facebook que pour quelque chose de vraiment formel ".
Peut-on s’attendre à une prochaine vague de nouveaux outils électroniques ?
EB : Absolument, d’autant plus que tous les ingénieurs logiciels du monde sont en ce moment confinés à la maison. Ils utilisent Slack, Google Docs ou Zoom et ils pensent aux petites différences ou aux frictions qu'ils pourraient supprimer ou améliorer. Du genre, là je parle à mon collègue de ce travail, mais je ne veux pas voir son visage, je veux voir cette partie de son écran, je veux partager ce que nous dessinons et pouvoir faire un schéma rapide, par exemple.
Les logiciels sociaux sont aussi divers et multiples que l’expression de la culture populaire. Il y a plein de manières d’exprimer le Zeitgeist, l'air du temps, à travers les différents titres de presse par exemple. Pour les logiciels sociaux, c’est pareil. Leur multiplicité exprime des sensibilités ou des approches psychologiques différentes. Et comme avec le confinement, les modes d’expression évoluent, cela se reflétera sur les logiciels sociaux, et donc cela aura une répercussion sur l’organisation du travail dans les entreprises.
Quelles sont les répercussions de la pandémie sur les entreprises de technologie ?
EB : D’abord les entreprises qui sont dans des secteurs particulièrement en difficulté souffrent. Mon ancien employeur, Andreessen Horowitz (A16Z), par exemple, a investi dans une entreprise qui fournit des logiciels pour aider les gens à aider les travailleurs du pétrole à trouver un emploi. Ils sont donc en difficulté. Comme tous ceux qui sont liés à une partie de l'économie plus large elle-même en difficulté : c’est le cas d’Airbnb, qui a dû licencier des milliers d’employés.
Ensuite, comme les annonceurs n'ont pas d'argent, le marché de la publicité s'est effondré et cela va apparaître dans les revenus de Google et Facebook qui dépendent beaucoup de la pub. Ils ont beaucoup d'argent, ils peuvent survivre, mais vous le constaterez dans les résultats financiers. Pareil pour Apple. Les gens achèteront-ils autant d'appareils ? Non.
Enfin, on observe un nouveau phénomène. Une tentative d’expropriation ou de réinitialisation du marché. Depuis le début de la crise, tous les acteurs utilisent tous les moyens pour vendre. Résultat, les titulaires sont contournés. Amazon est submergé même là où ils sont autorisés à tout livrer. Ainsi, même au Royaume-Uni, ils priorisent les produits essentiels. Et donc, si vous essayez de commander sur Amazon des jouets pour enfants, cela prend un mois. Vous voulez passer l'aspirateur, cela prendra un mois. J’ai donc acheté mon aspirateur sur le site d’un grand magasin qui l'a livré le lendemain !