Télévision, cinéma : dans le monde de la fiction, les femmes sont (très) peu visibles
Par Fiona Moghaddamle fil culture. L’Ina vient de publier une enquête inédite sur la place des femmes dans les fictions à la télévision. À l’écran, leur temps de parole est largement inférieur à celui des hommes. Derrière l’écran, elles sont encore moins visibles : près de neuf réalisateurs de fictions télé sur dix sont des hommes.
Une étude inédite de l’Ina, sur une idée de l'association " Pour les femmes dans les médias", pointe l’invisibilité des femmes dans le monde de la fiction entre 2008 et 2018. Qu’elles soient devant ou derrière la caméra, les femmes sont peu présentes dans ce milieu. Une situation qui s’explique par un monde de la culture "excluant les femmes". Et qui a peu évolué depuis trente ans, que ce soit pour le cinéma ou la télévision. Jusqu’à présent, les solutions sont, elles-aussi, peu nombreuses.
Des réalisatrices presque fiction
C’est un chiffre accablant que révèle l'Ina. Il n’y a eu que 12% de femmes qui ont réalisé des fictions diffusées à la télévision entre 2008 et 2018. Mais il n’étonne pas la professeure émérite à l’université Bordeaux-Montaigne et historienne du cinéma Geneviève Sellier_. "__La réalisation à la télévision française est une chasse gardée masculine_ à un niveau que l’on n’imagine pas. On est dans un système de cooptation qui exclut systématiquement les femmes sous prétexte que l’on n’est jamais sûr qu’elles pourront maîtriser les équipes, ces stéréotypes habituels sur l’incapacité des femmes à commander des hommes ou commander des groupes, ce qui permet de continuer à les exclure", lance l’historienne spécialiste des études de genre sur le cinéma français et la télévision française.
Pourtant, le milieu ne manque pas de femmes. D’après l’historienne, "la parité est absolue" dans les écoles formant aux métiers de l’audiovisuel. "Il y a même plus de femmes qui ont des formations dans l’audiovisuel. Le problème se pose à l’arrivée dans le monde professionnel : elles disparaissent parce qu’elle ne sont pas cooptées par les anciens, les anciens qui sont des hommes", ajoute-t-elle.
La culture en France est un domaine où les hommes se considèrent comme légitimes sans jamais se poser de questions. Sous prétexte que le génie n’aurait pas de sexe. Il y a une tradition que j’appellerai masculiniste qui vient de très loin : d’une idéologie à la fois du romantisme et du modernisme où le génie, la créativité est construite sur un modèle exclusivement masculin, depuis plusieurs siècles.
Geneviève Sellier, historienne du cinéma, spécialiste de la télévision française
Dans le monde du cinéma, le pourcentage de femmes réalisatrices est un peu plus élevé. D’après une étude publiée en 2019 par le Centre national de la cinématographie et citée par la Revue des médias de l'Ina, "27% des films sortis en 2017 ont été réalisés par des femmes". En 2008, ce chiffre se situait autour de 21%, l’évolution s’est faite en dent de scie jusqu’en 2017.
Pour Geneviève Sellier, la situation est en réalité stable depuis les années 1990. "C’est grâce aux mouvements féministes des années 1970 que les femmes ont pu émerger dans le monde de la réalisation mais depuis les années 1990, on est autour de 20% de films réalisés par des femmes et cela ne bouge quasiment plus", constate-t-elle.
Une situation "pire" dans le milieu de la télévision qui ne dispose pas de ce qui existe au cinéma, à savoir "l’avance sur recettes, une aide pour des films artistiquement ambitieux à petit budget. Il n’y a pas d’équivalent à la télévision donc la domination masculine fonctionne sans aucune limite". Car comme l’explique Sarah Lécossais, maîtresse de conférences à l’université Paris 13, interrogée par La Revue des médias de l’Ina, "dans une industrie à risque, on recrute plus facilement ceux que l’on connaît, donc souvent ce sont des hommes qui recrutent des hommes. (…) Il y a peu de réalisatrices et encore moins de réalisatrices non blanches par exemple, visibles, connues, financées…"
Le service public à la traîne
L’étude de l’Ina démontre aussi un service public globalement moins bon que les chaînes privées concernant la proportion de réalisatrices. En moyenne, le taux de réalisatrices dans le privé s’élève à 15% contre 9% pour les chaînes publiques.
"Dans le privé, on observe une certaine souplesse liée au fait que le privé est plus attentif à la question du public, des audiences et que les audiences de la télévision sont très majoritairement féminines, en tout cas pour la fiction. Donc il y a une sorte d’ouverture aux talents féminins car cela correspond à la nécessité de créer des personnages féminins crédibles et la télévision privée le fait depuis très longtemps. TF1 a favorisé la création de séries où les femmes étaient en tête d’affiche comme ‘Julie Lescaut’, ‘Une femme d’honneur’, ‘Sœur Thérèse.com’ , etc."
Dans le détail, c’est effectivement à TF1 que la part de réalisatrices est la plus importante avec 28%, suivi par France 2 où elles sont 23%. Leur progression a été conséquente puisqu’en 2008, les réalisatrices n’étaient que 10% à TF1 et 9% chez France 2. Comme "possible explication" de cette évolution, Anne Holmes, directrice des créations originales de France Télévisions, dans la Revue des médias déclare que "lorsque vous avez une réalisatrice qui fait une série, elle fait huit films, cela augmente mécaniquement les chiffres."
Le "bon" score de France Télévisions est plombé par ceux de France 3 et France 5. Les réalisatrices de fictions ne sont que 7% à France 3 et 6% à France 5. À noter également, la dégringolade du nombre de femmes réalisatrices des fictions diffusées sur M6 : elles étaient 21% en 2009 et ne sont plus que 8% en 2018. "La part de la fiction a diminué sur M6, commente Geneviève Sellier. Et puis il y a des chaînes qui ne sont pas intéressées par la prise en compte de cette question de la visibilité des femmes, de leur exclusion. C’est une question qui continue d’être très largement taboue dans la plupart des secteurs culturels."
À l’écran, les femmes ont moins la parole que les hommes
Quand elles sont cette fois à l’écran, les femmes ont un temps de parole écourté par rapport aux hommes. En effet, l’étude relève que les personnages féminins disposent de 35,4% du temps de parole_. "Ce rapport de deux tiers de temps de parole des hommes versus un tiers de temps de parole des femmes est d’ailleurs assez proche de celui qui avait été établi par l’Ina sur 700 000 heures de programmes télévisés diffusés entre 2010 et 2018, tous types de programmes confondus"_, note l’étude.
"C’est la même chose au cinéma, on se retrouve avec des histoires qui racontent des histoires d’hommes où les femmes sont réduites la plupart du temps à des objets de désir pour les hommes mais non pas à des sujets réels. Ces statistiques restent quand même très générales. Si l’on ajoutait à ce critère-là des critères d’importance narrative, d’importance des personnages, on aurait des pourcentages beaucoup plus bas", estime l’historienne du cinéma Geneviève Sellier.
Quotas, chartes ou bonus comme solutions
Parmi les solutions envisagées pour permettre aux femmes réalisatrices de se faire une place dans le milieu de la fiction, La Revue des médias souligne qu’à France Télévisions Delphine Ernotte souhaite mettre en place des quotas dès cette année. "Le milieu est très rétif à l’idée des quotas", commente Geneviève Sellier.
À Canal +, une charte sur la diversité et la parité est remise aux producteurs et productrices pour "les inciter à monter des équipes les plus paritaires possibles à tous les niveaux, jusqu’aux postes d’assistanat et de stagiaires, l’accès à la formation étant absolument fondamental", explique à La Revue des médias Arielle Sarracco, directrice des programmes originaux de Canal +.
Geneviève Sellier constate que les bonus, "c’est-à-dire accorder des budgets plus importants aux productions dans lesquelles l’équipe technico-artistique est paritaire" seraient le plus "productif et le moins contestable". D’après l’historienne, cette solution mise en place dans le cinéma depuis l’an dernier a "déjà donné des résultats très intéressants : les équipes paritaires ont doublé par rapport à l’année précédente". Une nécessité d’appliquer des mesures contraignantes "sinon cela ne changera pas", conclut la professeure émérite.