Tiago Rodrigues : "Demain est désormais un exercice d’imagination"
Par Emmanuel Laurentin, Fanny RichezCoronavirus, une conversation mondiale. Tiago Rodrigues est metteur en scène et directeur artistique du Théâtre National Dona Maria II à Lisbonne. Selon lui, la solidarité est un outil pour faire face à la crise sanitaire actuelle mais cet outil nous sera surtout utile quand nous pourrons nous rencontrer de nouveau.
Face à la pandémie de coronavirus, Le Temps du Débat avait prévu une série d’émissions spéciales « Coronavirus : une conversation mondiale » pour réfléchir aux enjeux de cette épidémie, en convoquant les savoirs et les créations des intellectuels, artistes et écrivains du monde entier. Cette série a dû prendre fin malheureusement après le premier épisode : « Qu'est-ce-que nous fait l'enfermement ? ». Nous avons donc décidé de continuer cette conversation mondiale en ligne en vous proposant chaque jour, sur le site de France Culture, le regard inédit d’un intellectuel étranger sur la crise que nous traversons.
En tournée au Brésil où il présentait ses spectacles « By Heart » et « Sopro », Tiago Rodrigues a dû rentrer au Portugal à la suite de l’annulation des dernières représentations. Très vite, l’équipe de direction a décidé de mettre en ligne sur le site du Dona Maria II les captations des spectacles présentés ces dernières années. Ce « rafiot dans un jour de tempête » rencontre un beau succès et ils sont de plus en plus nombreux à attendre, chaque vendredi et samedi à 21h, la mise ne ligne d’un nouveau spectacle. Nous ne pouvons que vous conseiller de regarder la captation surtitrée en français de « Sopro », mis en scène par Tiago Rodrigues. Elle est disponible ici.
Nous sommes simultanément confrontés à une crise exceptionnelle et à une mutation plus profonde qui inévitablement fera partie de nos vies à partir de maintenant. Je pense que nous vivons un moment historique qui inaugure une nouvelle phase de l’organisation sociale, de la politique, de la pensée, de l’action humaine.
J’ai le sentiment que nous vivons sinon la première, au moins la répétition générale de quelque chose que je ne peux pas m’empêcher de relier aux grands bouleversements à venir pour nous adapter au changement climatique. Nous n’avons peut-être pas encore les nouveaux outils pour faire face à ce monde en mutation, mais nous avons un très vieil outil qui peut nous être utile : la solidarité.
La solidarité avec ses voisins et ses proches, la solidarité transfrontière entre peuples, la solidarité entre continents doivent nous aider à faire face à la crise exceptionnelle que nous traversons mais aussi à la mutation profonde que nous connaitrons. Nous vivons un moment qui requiert une solidarité immodérée, quand elle devait jusqu’à présent être atténuée par des normes et surtout par les règles du marché. Nous nous rendons compte aujourd’hui que la solidarité doit être souveraine face au marché et que c’est peut-être le seul outil qui nous aidera à relancer une nouvelle économie.
Au Portugal, les mesures d’accompagnement social prises par le gouvernement sont déjà le signe que les politiques prennent conscience que nous vivons un moment où il faut faire valoir les principes démocratiques sans hésitation. Je suis fier d’être citoyen d’un pays qui a par exemple pris la décision de régulariser temporairement tous les immigrés en attente de titre de séjour. Au Théâtre National Dona Maria II, nous avons décidé d’honorer les engagements financiers pris avec nos salariés mais aussi avec les centaines d’artistes et de techniciens indépendants - et donc précaires - qui devaient travailler sur les productions annulées. Payer ces professionnels qui n’auraient pas eu d’autre soutien économique était une façon de rendre cette crise collective. C’est la crise budgétaire d’un théâtre national, et non une série de crises individuelles de travailleurs qui ne pourraient pas subvenir à leurs besoins élémentaires en perdant leur salaire. Heureusement l’Assemblée nationale a ensuite voté une loi qui exige que toutes les institutions publiques agissent de la sorte. C’est une victoire très importante pour le spectacle vivant car c’est une question de solidarité, mais c’est aussi la garantie qu’il y aura un avenir artistique. Nous soutenons les artistes aujourd’hui pour qu’il y ait demain des artistes prêts à imaginer ce qu’on ne sait pas encore.
Ce qui est très particulier, c’est de vivre une expérience commune mais qui n’est pas partagée. C’est une deuxième violence après celle qui pèse sur notre santé. Car malgré les outils de communication dont nous disposons pour garder un lien avec nos proches, nous sommes dans l’impossibilité d’être ensemble. Pour la première fois, notre avenir à tous est complétement incertain. Cela nous oblige à oublier nos calendriers, nos plans, et tout ce qui contrôlait notre temps. Il faut accepter que demain est désormais un exercice d’imagination.
En tant qu’artiste, je suis touché par la profusion d’offres -notamment numériques- qui se sont mises à fleurir grâce à la solidarité et à la générosité d’artistes et d’institutions culturelles. C’est une réponse exceptionnelle à un temps exceptionnel car un minimum d’expression artistique doit continuer à exister. Je connais de nombreux artistes visuels, par exemple, qui produisent un travail énorme, avec une énergie, une pulsion boulimique face à l’impossibilité d’être avec les autres. C’est aussi un acte de solidarité bien que ce soit ressenti comme une urgence, une pulsion individuelle, un désir. Je ne sais pas ce qui va changer dans notre façon de faire ou de voir du théâtre mais j’ai l’intuition très forte que la possibilité d’être ensemble à nouveau dans une salle de spectacle va nous permettre de reconquérir une force vitale. Et pour conquérir cette force, il est très important de rester solidairement actifs sur la promesse de notre rencontre, du partage futur. Il y a des façons très mainstream d’être ensemble comme les applaudissements ou les chants aux fenêtres mais il y aura aussi toutes ces choses inventées dans trois, six, douze jours et qui feront preuve de vie et d’envie d’être ensemble.
Ce qui est intéressant, ce n’est pas la capacité d’adaptation au confinement, c’est la combativité face au confinement. Il ne faut pas voir ce geste comme d’abord artistique, politique ou philosophique mais comme d’abord solidaire. C’est une façon d’être avec les autres qui nous aidera quand nous pourrons nous rencontrer à nouveau.
Il y a bien sûr le danger de vivre un moment très violent en termes de financement public pour la culture à partir du moment où la crise sanitaire deviendra surtout une crise économique. Mais je pense qu’il y a une différence entre la situation actuelle et celle que nous avons connue lors de la crise de 2008 et qui s’est traduite au Portugal par une austérité très violente, notamment pour la culture et les arts. Aujourd’hui, nous vivons un moment où le manque de partage et l’impossibilité d’être ensemble souligne l’importance de la vie culturelle et artistique. De nombreux citoyens ressentent que ce droit d’accès démocratique aux arts leur est volé par cette pandémie. Il y a une prise de conscience de l’opinion publique mais aussi des décideurs politiques que la culture et la création artistique jouent un rôle essentiel dans le lien qui nous unit les uns aux autres et dans le fonctionnement de notre démocratie. De même que les échanges entre institutions culturelles et artistes européens sont extrêmement importants. Nous devons rester en contact, penser ensemble et hors de nos frontières. Il y a des résurgences nationalistes qui peuvent émerger avec cette crise. Il y a donc une opportunité pour l’Europe de se repenser, de se réinventer. Je parie sur une belle explosion de créations artistiques à partir du moment où nous pourrons être à nouveau ensemble. Il y aura une telle envie d’accès à la culture que nous pourrons peut-être nous libérer des barrières et des normes fixées par les institutions et les formes traditionnelles de distribution.
Le fleuve de la création artistique va déborder de son lit, et il faudra faire attention à ne pas manquer la fête de ce retour à la vie.
Emmanuel Laurentin avec l’équipe du « Temps du débat ».
Retrouvez ici toutes les chroniques de notre série Coronavirus, une conversation mondiale.