Tintin, la Chine du Lotus bleu décryptée en six points
Par Hélène CombisQui n'a pas lu, entre 7 et 77 ans, l'album de "Tintin et le Lotus bleu" ? Voici quelques clefs pour le redécouvrir sans passer à côté des nombreux éléments qui émaillent l'intrigue et témoignent du contexte politique de la Chine des années 1930.
Que peut nous apprendre Le Lotus bleu sur la situation géopolitique de la Chine à l'époque d'Hergé ? Alors que les Fictions de France Culture proposent, du 24 au 28 octobre 2016, une adaptation radiophonique de cette aventure de Tintin, nous nous sommes intéressés à ses soubassements réalistes. Car contrairement aux précédents ouvrages, la réalisation de celui-ci fut précédée par un long travail de documentation, et de nombreux échanges dominicaux entre Hergé et un jeune Chinois venu étudier à l'Académie des beaux-arts de Bruxelles : Tchang Tchong-jen.
Patrick Mérand est éditeur et auteur de plusieurs ouvrages sur Hergé. En 2009, il a notamment cosigné Le Lotus bleu décrypté (éditions Sépia). Avec lui, décryptage en six points du contexte historique de la Chine du Lotus bleu.
1- La méconnaissance de la Chine par les Européens
En 1935, date de publication du Lotus bleu, l'opinion publique occidentale se faisait une représentation plutôt caricaturale du peuple chinois. C'est d'ailleurs ce qu'explique Tintin à Tchang, après l'avoir sauvé des eaux du Yang-Tsé-Kiang en crue (page 43 de l'album) : "Mais non, Tchang, tous les Blancs ne sont pas mauvais, mais les peuples se connaissent mal. Ainsi, beaucoup d' Européens s'imaginent que tous les Chinois sont des hommes fourbes et cruels, qui portent une natte et qui passent leur temps à inventer des supplices et à manger des œufs pourris et des nids d'hirondelle …"
Patrick Mérand : "Les Chinois étaient réputés pour avoir inventé des supplices. Les 'supplices chinois', c’était une expression courante. Les enfants qu’on jetait dans l’eau… moi j’ai entendu ça quand j’étais petit aussi. Les femmes à qui on bandait les pieds pour montrer qu'elles n'étaient pas paysannes… ça existait, depuis très très longtemps. Parmi les imageries d’Epinal sur la Chine, il y avait aussi les nattes, ces fameuses nattes, signe de soumission à l’Empereur, et portées par les Dupondt à la fin de l'album… "
Dans les années 1930, Hergé est l'auteur d'un supplément pour Le Petit Vingtième, un journal pour les jeunes, à Bruxelles. Lorsqu'il fait part de son intention d'emmener Tintin "en Extrême-Orient", les lecteurs s'inquiètent : Hergé avait déjà publié quatre albums se déroulant en Russie, au Congo, en Amérique, en Egypte et en Inde. Or, "ces albums étaient très mal documentés, caricaturaux, et je ne parle pas du pays des Soviets où c’était encore plus catastrophique", estime Patrick Mérand. "Hergé ne connaissait pratiquement rien, il n’avait pas voyagé, d’ailleurs il ne voyagera qu’à la fin de sa vie. Il a fait tous ses albums depuis son bureau."
Le directeur du Petit Vingtième, l'abbé Wallez, ainsi qu'un deuxième prêtre, le père Neut, ancien secrétaire d'un ministre de Sun Yat-Sen, encouragent Hergé à s'informer sur la Chine. Et c'est un troisième prêtre, l'abbé Gosset, aumônier des étudiants chinois de Louvain, qui lui présente un jeune artiste chinois venu étudier à Bruxelles, parlant français, et ayant le même âge qu'Hergé : Tchang Tchong-jen. Aquarelliste et sculpteur, le jeune homme a quitté Shanghai en bateau le jour même où le Japon a envahi la Chine. Il est donc particulièrement marqué par ces événements : "Tous les dimanches, il va travailler avec Hergé pour lui expliquer comment ça fonctionne là-bas, la guerre. Il a des nouvelles par sa famille, restée sur place. C’est dramatique. C’est un conflit qu’on ne connaît que très peu en Occident. Il y a eu des millions de morts, mais ils sont tellement loin de chez nous qu’on ne parle pas beaucoup des attentats, des exactions des Japonais en Chine."
"Hergé a pris position très très vite dans le conflit sino-japonais. Dans l’album, si on regarde bien, les Japonais ont toujours les dents qui dépassent !"
Tintin et le Lotus bleu est donc le premier ouvrage, très documenté sur le plan historique, où Hergé prend politiquement position. Ce qui explique que les albums se vendent aujourd'hui comme des petits pains en Chine : "Moi je l’ai acheté dans une librairie, en chinois, à Shanghai, eh bien il n’était même pas en rayon, il était en palettes !"
2- Shanghai, carrefour du commerce international
Arrivé à Shanghai, Tintin s'aperçoit vite qu'il est loin d'être le seul étranger… Le Shanghai de 1930 comptait en effet un peu plus de trois millions d'habitants, dont 60 à 70 000 étrangers : "Tout le problème de l’Occident et de l'Amérique, c'était de rentrer en contact avec ce pays à la population très importante, dont on savait qu’il représentait un marché énorme, mais la pénétration dans la Chine a toujours été très difficile", explique Patrick Mérand. Ainsi l'horrible Gibbons, un Américain bedonnant qui maltraite un tireur de pousse-pousse avec sa canne avant de se faire corriger par Tintin (page 6), a un poste de directeur d’une société importante basée sur le Bund : "Dans Tintin, on dit que l’entreprise de Gibbons était au numéro 53 sur le Bund. J’ai cherché : maintenant il y a un Carrefour, tout est détruit."
Le Bund, c'est cette grande artère commerciale qui longe le Huangpu, le "fleuve de la rive jaune", et où se trouvent tous les sièges sociaux des banques et des grandes entreprises. Toutes ou presque seront obligées de partir en 1949, suite à la prise du pouvoir par Mao.
"Dans Le Lotus bleu on est sous le temps de Tchang Kaï-chek, on n’est pas encore sous Mao Zedong. Donc il faut prendre l’album avec son époque. C’est celle d’une politique qui était occidentale d’entrée : on avait déjà eu deux guerres de l’opium où l’Occident, la Grande-Bretagne notamment, essayait d’envahir la Chine avec de l’opium pour endormir complètement, au sens propre, la population." [Les guerres de l'opium virent s'affronter la Chine de la dynastie Qing à plusieurs pays occidentaux voulant en faire perdurer le commerce, NDLR]
3 - Les concessions : des Etats étrangers dans l'Etat chinois
Qui dit "commerce international" dit… concessions. Une grande partie de l'intrigue du Lotus bleu se situe dans la concession internationale, à Shanghai. Depuis le milieu du XIXe siècle et la fin de la seconde guerre de l'opium, la Chine comptait vingt-six concessions étrangères sur son territoire suite à la signature de "traités inégaux". Il s'agissait d'enclaves territoriales sur lesquelles l'Etat chinois abdiquait ses droits à l'égard des étrangers. Américains, Britanniques, Français, Belges… mais aussi Russes, Portugais, Japonais, Allemands… : "Jusqu'en 1914, il y avait plusieurs concessions allemandes sur les rives de la mer Jaune. Et qu'ont-ils fait lorsqu'ils sont arrivés ? Une usine de bière. Et ça continue de fonctionner ! D'ailleurs beaucoup de Français connaissent bien cette bière, c’est la Tsingtao." Un nom calqué sur celui de la ville, Qingdao, dans la province du Shandong.
Patrick Mérand explique : "Il n'y jamais eu de porte à Shanghai. Celle que l'on voit en page 26 du Lotus bleu est inspirée de celle de Jinan, la capitale du Shandong. Je savais qu’Hergé avait des livres de 1930. Dans L’Illustration de 1930, il y a une photo où l'on voit exactement la même porte que celle qui paraît dans l’album".
L'incident de Mukden, en septembre 1931, entraîne un regroupement des concessions à Shanghai : les Britanniques s'allient aux Américains pour créer la "concession internationale" (dont font partie Gibbons, l'homme d'affaires, et Dawson, le chef de la police, deux des "méchants" du Lotus bleu) et tenter d'en interdire l'accès au Japon - sans succès. Les Français et les Belges francophones restent dans la concession française.
L'accès aux concessions était strictement gardé, à grand renfort de barbelés. Démuni de ses papiers d'identité, Tintin en fait les frais au cours de son aventure. Les policiers britanniques qui refusent de le laisser passer ("Inutile d'insister, my boy ! Il faut des papiers en règle pour pénétrer dans la concession…") sont coiffés d'un étrange casque plat : "Ce casque ressemble à une espèce de cuvette fabriquée dans un seul morceau. Il faut dire qu'il était fabriqué en très très grande quantité."
Enfin, si des policiers chinois sont visibles dans l'album, ils sont surtout présents pour réguler la circulation. Les garants de l'ordre à l'intérieur de la concession internationale sont… indiens ! "C’est un peu comme pour le foot ; si vous avez un match entre la France et l’Angleterre, vous n’allez pas prendre un arbitre français ou anglais. Eh bien là, c’était la même chose. Les Anglais ont dit : 'Nous, on a des gens super, impossibles à corrompre, ce sont des Sikhs', et comme ils avaient colonisé toute l’Inde, ils ont fait venir des policiers indiens dans leurs concessions."
4 -Les fumeries d’opium
"On peut dire une chose, c’est qu’il y en avait beaucoup alors que c’était interdit ! On évalue à plusieurs centaines, si ce n’est plusieurs milliers, les fumeries d’opium à Shanghai."
En Chine, les fumeries d’opium étaient loin de toutes ressembler au Lotus bleu, celle qui est dépeinte dans l'album : "Dans Tintin c’est très policé, c’est très joli, il y a de la laque rouge, splendide. Il y a des dessins aux murs, des tas d’inscriptions qui correspondent à des vœux de bonheur, alors que dans la réalité… j’ai vu des photos de fumeries d’opium de cette époque-là, et ce sont des lieux sordides, enfumés, avec beaucoup d’alcool, extrêmement crasseux…"
Long imperméable, barbe noire touffue, rondes lunettes noires… à la page 54 de l'album, le consul de Poldévie se rend au Lotus bleu sans savoir qu'il va au devant de bien des déboires : l'affreux Mitsuhirato, trafiquant d'opium, le prend pour Tintin et tire sur sa barbe, persuadé qu'elle est postiche. "C’est une histoire belge à l’envers. Beaucoup de gens pensent que c’est Hergé qui a inventé la Poldévie", s'amuse Patrick Mérand. En réalité c'est Alain Mellet, journaliste et membre de L'Action française qui, en 1931, fait courir une pétition à l’Assemblée nationale pour prétendument porter secours aux Poldèves affamés. Le nom de la capitale de Poldévie ? Cherchella… Une mystification qui avait pour ambition de ridiculiser la représentation républicaine.
"La Poldévie, ce n’était pas une histoire belge pour les Français, mais une histoire française pour les Belges, et Hergé l’a compris, et l’a reprise !"
5 - L'attentat de Mukden, l'oppression japonaise en Chine et la sortie du Japon de la Société des Nations
"On parle d’incident de Mukden parce qu’en fait il y a eu trois mètres de chemin de fer qui ont été abîmés à Mukden. Mukden ne s’appelle plus Mukden mais Shenyang, et se situe en Mandchourie. Hergé l’a laissé près de Shanghai, pour des raisons d’unité géographique de son intrigue."
Dans Le Lotus bleu, l'incident de Mukden, qui eut véritablement lieu le 18 septembre 1931, est relaté en page 21. Quelques mètres d'une voie ferrée appartenant à la société japonaise "Chemins de fer de Mandchourie du Sud", furent détruits. Comme le raconte Hergé dans cette aventure de Tintin, l'attentat avait été planifié par les Japonais, qui s’empressèrent d'accuser des "bandits chinois". Il servit ainsi de prétexte au Japon pour intervenir militairement en Chine. Dans l’album, on voit les soldats japonais débarquer en Chine, avec la grande muraille en arrière-plan. Or, celle-ci se situe au nord, comme Mukden, et à l'inverse de Shanghai.
Dans la réalité, après avoir envahi la Mandchourie fin 1931, le Japon poursuit sa politique d'expansion dans toute la Chine, ce qui donne lieu à la seconde guerre sino-japonaise (1937-1945). "L’Europe a été embarrassée par cette affaire car la Chine était une sorte d'empire des seigneurs, il y avait des luttes internes énormes dans tout le pays. Et la politique et la diplomatie préfèrent une bonne dictature qu’un flou artistique. Du coup, l’Europe était plutôt favorable au Japon. Hergé était à contre-courant."
L’occupation japonaise fut à l'origine de terribles massacres, comme le souligne Patrick Mérand : "Lorsque je suis allé en Chine, je me suis arrêté à Nankin, l’ancienne capitale du sud. Nankin, pour un Chinois, c’est Oradour-sur-Glane pour un Français. Les Japonais ont assassiné de manière épouvantable une grande partie de la population là-bas. Les Chinois ne sont pas du tout près de l’oublier." Lors du Sac de Nankin, des centaines de milliers de civils et soldats sont tués par l'armée impériale japonaise, qui viole également des dizaines de milliers de femmes et d'enfants.
On s’aperçoit que les sabres portés par les soldats japonais dans Tintin ne sont pas les traditionnels sabres de samouraïs, sabres d'arts martiaux habituellement utilisés dans l’armée japonaise… " Dans le conflit sino-japonais, jusqu’en 1945, il fallait faire tellement d’armes que pour aller plus vite et que ça coûte moins cher, ils ont fabriqué des sabres occidentaux dont ils ont inondé une partie de l’armée. Ce n’est pas une erreur de documentation d’Hergé ", précise Patrick Mérand.
Le Japon a quand même été condamné par la Société des Nations, l’ancêtre de l’ONU, dont ils ont claqué la porte en 1933, donc deux ans après l'incident de Mukden (alors que dans Le Lotus bleu, l'histoire est évidemment accélérée, le départ du Japon de la SDN ayant lieu… 26 cases après que la voie de chemin de fer a été dynamitée).
6 - Les inondations du Yang-Tsé-Kiang
Tchang Tong-jen avait insisté pour qu'Hergé s'en fasse l'écho. La rencontre de Tintin avec Tchang a d'ailleurs lieu au bord du Yang-Tsé-Kiang, alors que le train de Tintin, qui cherche à se rendre à Hou Kou, est bloqué par les inondations, et que Tchang manque d'y périr : "Vous ne le saviez pas ?… Le fleuve a rompu ses digues !… Tout le monde fuit devant l'inondation !…", le prévient un passager. Le fleuve Yang Tsé, "fleuve bleu", avait effectivement tendance à déborder fréquemment, causant des centaines de milliers de morts : "Hergé s’est inspiré de photos qu’il avait prises dans L’Illustration et Le Crapouillot de l’époque, des photos qui sont catastrophiques. Sachant qu’en plus, cette région est l’une des plus denses de la Chine…", explique Patrick Mérand. En 1931, les débordements du fleuve firent entre 150 000 et 200 000 morts.
Pour pallier ces catastrophes, le barrage des Trois Gorges a été construit de 2006 à 2009 sur le Yang-Tsé-Kiang : il s'agit du plus grand barrage hydraulique au monde, permettant une retenue d'eau de 600 kilomètres de long. Mais il provoque des glissements de terrain en amont, des tremblements de terre et la dégradation de la qualité de l'eau.