Tirailleurs : "Au cinéma, cette question avait été complètement ignorée", analyse Laurent Véray

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Tirailleurs : "Au cinéma, cette question avait été complètement ignorée", analyse Laurent Véray

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Photo du film Tirailleurs, avec Omar Sy et Alassane Diong, au cinéma le 4 janvier 2023.
Photo du film Tirailleurs, avec Omar Sy et Alassane Diong, au cinéma le 4 janvier 2023.
- Marie-Clémence David © 2022 - UNITÉ - KOROKORO - GAUMONT - FRANCE 3 CINÉMA - MILLE SOLEILS – SYPOSSIBLE AFRICA

Sorti cette semaine, le film "Tirailleurs", réalisé par Mathieu Vadepied et avec Omar Sy, met en lumière l'histoire de ces Africains enrôlés dans l'armée française. La Grande Guerre "sert souvent de prétexte pour parler de problématiques contemporaines", analyse l'historien du cinéma Laurent Véray.

Au cœur du film Tirailleurs, un garçon et son père. Le premier est recruté de force par l'armée française à 17 ans, le second s'enrôle volontairement pour veiller sur lui. L'histoire des tirailleurs sénégalais n'a été que rarement évoquée dans le cinéma français, ou pas de façon si frontale. Dans ce long-métrage réalisé par Mathieu Vadepied, elle en est le sujet principal et Omar Sy, dans le rôle du père, s'exprime en peul, langue très répandue en Afrique de l'Ouest. Créé sous le Second Empire par Napoléon III en 1857, et dissous au début des années 1960, le corps des tirailleurs sénégalais rassemblait des militaires nés dans les anciennes colonies françaises en Afrique et enrôlés dans l'armée française.

"Au cinéma, il faut bien reconnaître que cette question avait été complètement ignorée", estime Laurent Véray, historien du cinéma et professeur à la Sorbonne Nouvelle. De 1914 à aujourd'hui, il distingue quatre évolutions de la représentation de ce conflit au cinéma. "Je pense que les créations, la création artistique mais aussi la création populaire, jouent un rôle fondamental" et "peuvent contribuer à l'émergence d'une conscience historique ou même d'une conscience politique", rappelle l'auteur de La Grande Guerre au cinéma, de la gloire à la mémoire (Ramsay, 2008).

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La Grande Guerre a-t-elle toujours été représentée ?

Il y a eu beaucoup de films pendant la période de la guerre jusqu'à aujourd'hui. On pourrait dire que l'imaginaire, la mémoire collective de cette guerre passe beaucoup par le cinéma. C'est sans doute le médium par lequel la mémoire de cet événement historique est présente encore aujourd'hui. Dans le cadre de cette représentation, il y a eu des évolutions. C'est pour cette raison qu'il est toujours un peu difficile de parler d'un film aujourd'hui sans le remettre en perspective, quel que soit le sujet, en l'occurrence, les troupes coloniales. Parce que l'on voit bien que la Grande Guerre, qui a toujours été représentée depuis l'époque jusqu'à nos jours, sert souvent de prétexte pour parler de problématiques contemporaines. Cette représentation a changé en fonction des contextes de réalisation des films, sans doute avec la créativité des cinéastes, mais surtout en fonction des connaissances historiques, de l'état des mentalités et des préoccupations idéologiques des contemporains. Il y a eu des phases successives.

Lesquelles ?

Il y a à peu près quatre grandes périodes, quatre évolutions successives dans la représentation de la Grande Guerre dans le cinéma de fiction. D'abord une phase vraiment héroïque et patriotique pendant la guerre elle-même, avec une production cinématographique absolument phénoménale qu'on a parfois tendance à oublier, aussi bien dans le domaine des actualités filmées, des documentaires, que des films de fiction. Dans cette production, les troupes coloniales, les tirailleurs sénégalais, les "zouaves", les "turcos" sont très représentés. Cette première phase se termine en 1919 ou 1920.

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La deuxième phase, plutôt commémorative, plus réaliste dans la représentation de la guerre est celle de l'entre-deux guerres, des années 1920 jusqu'en 1939. Il y a une prolifération de films. Ce n'est pas spécifique à la France. On trouve cela aux États-Unis, en Angleterre, en Allemagne. Pendant cette période, on est plutôt dans une logique "la der des der", "plus jamais ça"... Une vision très pacifiste, avec parfois une tendance à prendre des positions radicalement différentes par rapport à la période précédente.

Et puis il y a eu une phase beaucoup plus critique, que je qualifierais même d'anticonformiste et de très politique, une tendance à la transgression qui s'échelonne entre 1947 et le début des années 1990. Une période durant laquelle les films sont plutôt antimilitaristes. Un film est alors assez intéressant sur la question des troupes coloniales : La Victoire en chantant, de Jean-Jacques Annaud (1976). Mais l'oeuvre marquante de cette période-là, considérée encore aujourd'hui à la fois comme un chef-d'œuvre du cinéma et un très grand film politique sur la Grande Guerre, est Les Sentiers de la gloire, de Stanley Kubrick (1957).

Enfin, il y aurait une dernière phase qui n'est pas encore encore terminée, liée aux craintes qui vont surgir après la chute du communisme et le retour de la guerre en Europe durant les années 1990. On voit bien au cinéma que le prisme de la Première Guerre mondiale, encore très souvent utilisé, va servir à évoquer ces préoccupations, cette idée de renforcer la paix et les liens européens. Comme s'il fallait forcément repasser par cette tragédie terrible, sanglante, qu'a été la Grande Guerre pour façonner une autre manière de comprendre le présent et d'y trouver des raisons d'espérer pour construire un avenir meilleur.

Tirailleurs, de Mathieu Vadepied se situe dans la dernière phase, en abordant la question de la place des troupes coloniales dans le conflit.

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Cette question historiographique n'est pas très nouvelle : depuis les années 1980, des travaux d'historiens très connus font autorité, comme ceux de Marc Michel, qui a publié de nombreux ouvrages. Ils ont rétabli la vérité sur le rôle des troupes coloniales, en particulier des tirailleurs sénégalais dans l'armée française et sur la façon dont ils ont été recrutés et utilisés. En revanche, c'est vrai qu'au cinéma elle a complètement disparu ou presque durant les décennies suivantes, alors que pendant la guerre elle-même, les troupes coloniales étaient très présentes dans la production cinématographique. J'ai parlé de La Victoire en chantant, qui avait eu un Oscar à Hollywood [dans la catégorie du meilleur film en langue étrangère] : c'était un beau succès public, qui parlait vraiment du colonialisme, de la place des colonies françaises dans le conflit mais après, on constate qu'il y a un vide assez étonnant. On voit [ce sujet] apparaître de temps en temps dans des films des années 2000. Je pense par exemple aux Fragments d'Antonin, de Gabriel Le Bomin (2006), où il y a quelques scènes qui font allusion à ces troupes coloniales, où on voit des soldats sénégalais complètement déboussolés. Il y a des traces, mais elles restent superficielles.

Le film qui va vraiment traiter la question d'une manière beaucoup plus frontale est le film d'animation Adama de Simon Rouby (2015), un conte initiatique. Nous sommes donc dans une représentation un peu particulière, avec d'ailleurs une originalité graphique très intéressante. À ma connaissance, c'est le premier film de fiction entièrement consacré à cette question des tirailleurs sénégalais pendant la Première Guerre mondiale, mais par le prisme d'un film d'animation et le regard d'un enfant. Depuis, il y a eu quelques documentaires à la télévision, un téléfilm aussi, mais au cinéma, il faut bien reconnaître que cette question avait été complètement ignorée.

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"Quatre évolutions" dans la représentation de la Grande Guerre, détaillées par Laurent Véray

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Pourquoi, à votre avis ?

C'est toujours difficile à dire. Je pense que, souvent, cette guerre sert de prétexte pour parler de préoccupations actuelles, de problématiques qui nous sont contemporaines et travaillent notre société. Ces questions de l'empire colonial français, des gens exploités durant ces périodes et dont les enfants, les petits-enfants participent de l'identité française, sont encore très fortes. Les universitaires les travaillent avec beaucoup de sérieux. Dans le domaine de l'imaginaire, dans le domaine culturel, parfois ces questions tardent. Mathieu Vadepied a choisi le moment peut-être le plus propice pour faire son film. Quand je lis ses déclarations, on voit bien qu'il parle très souvent de portée politique de son film, plus que de questions historiques. Sans doute que les conditions de production étaient un peu plus difficiles, un peu longues [Tirailleurs a mis dix ans à se monter]. Ce qui a contribué à la concrétisation du projet, c'est sa rencontre avec Omar Sy. Il y a des producteurs, des gens qui ont participé à la réalisation de ce film, qui pensent qu'il peut jouer un rôle dans la société aujourd'hui, plus que de rétablir une réalité historique. On a un film aujourd'hui qui arrive sur les écrans et qui pense peut-être pouvoir jouer un rôle dans la prise de conscience collective auprès du grand public de ces questions-là qui sont évidemment essentielles, fondamentales en termes de reconnaissance. Les troupes coloniales de l'époque représentent à peu près selon les historiens entre 160 000 et 180 000 hommes mobilisés pour se battre et défendre la "mère patrie". Beaucoup de gens aujourd'hui l'ignorent. Un film comme celui-là peut jouer un rôle, comme l'avait fait Indigènes de Rachid Bouchareb, en 2006, pour la Deuxième Guerre mondiale.

Quelle analyse faites-vous de cette représentation aujourd'hui ?

C'est un film de fiction qui propose un regard subjectif, qui prend sans doute des libertés avec l'histoire mais ce n'est pas grave. Je pense que c'est important qu'il y ait, dans le domaine culturel, des idées, des productions, des créations qui s'emparent de questions importantes parce qu'elles peuvent contribuer à l'émergence d'une conscience historique ou même d'une conscience politique que la plupart des gens n'ont pas, parce qu'ils ne lisent pas les livres d'histoire. La fiction peut jouer un rôle de transmission, de relais, mais sans se substituer complètement aux travaux des historiens. Finalement, la littérature a joué le même rôle et le théâtre aussi au XIXᵉ siècle ou au début du XXᵉ siècle. Souvent, cela provoque. On l'a bien vu au moment d'Indigènes. On a toujours besoin de débats, quels que soient les sujets dans la société, on a besoin de débattre. Et parfois, une fiction peut jouer un peu le rôle de déclencheur ou contribuer à le réactiver et à lui donner une autre dimension, à dépasser peut-être le cadre des gens qui s'intéressent à ce sujet ou qui sont directement concernés, comme les familles évidemment qui descendent de ces populations. Cela fait partie de notre histoire. C'est toujours important d'en parler, dans des termes qui doivent être évidemment mesurés. Il ne s'agit pas non plus de dire n'importe quoi à partir de questions graves.

Selon vous, a-t-on encore des choses à raconter au cinéma sur la Grande Guerre ?

Oui, je pense qu'on a toujours des choses à dire, y compris sur des événements historiques qui paraissent très connus. C'est le propre de l'historiographie de constamment se renouveler. Les sujets ne sont jamais épuisés, on découvre toujours de nouvelles sources, de nouveaux documents, etc. La représentation d'un événement historique dans le domaine artistique est fondamentale. Les créations contribuent à nous maintenir éveillés sur un certain nombre de sujets. Nous en avons besoin. Après, il ne faut pas qu'elles se substituent totalement aux travaux des historiens et à l'analyse scientifique que l'on peut faire de cet événement. Le cinéma, bien sûr, continue d'interpréter cet événement à sa façon avec les progrès techniques. On l'a bien vu ces dernières années, comme avec le film de Sam Mendes 1917, qui utilisait des procédés très contemporains. Et de toute façon, les générations se succèdent. Celle d'aujourd'hui découvre, pour une bonne partie, cet événement à travers le prisme de ces films. Au cinéma, on travaille à partir d'images. Le rapport au corps, la question du sensible, la question des émotions, c'est quelque chose de très fort au cinéma et c'est une différence par rapport à la littérature scientifique ou aux ouvrages historiques, où la dimension émotionnelle est généralement mise de côté. Il est important de les ressentir, à partir du moment où elles ne nous envahissent pas au point de nous faire oublier le reste. Elles doivent être mises au service de la réflexion. En théorie, cela peut paraître facile, mais c'est toute l'alchimie d'un film que de réussir cela.

Si on a mis plus ou moins cent ans à s'emparer, au cinéma, de la problématique des tirailleurs sénégalais, peut-on imaginer à l'avenir lever le voile sur d'autres sujets ?

On a vu dans la production de ces dix dernières années, par exemple, que l'on s'est beaucoup plus intéressé au rôle des femmes pendant la guerre, qui a été absolument fondamental. Là aussi, le travail des historiens et des historiennes avait été conséquent, on avait bien déblayé le terrain déjà depuis une trentaine ou une quarantaine d'années, mais cela n'avait pas trop trouvé sa place dans les productions cinématographiques. Or, plusieurs films sortis depuis dix ans ont abordé cette question de manière beaucoup plus frontale, en s'appuyant sur les travaux des historiens en question, mais en traitant le sujet sur un mode fictionnel. On s'est beaucoup intéressé au rôle des enfants. Il y avait le très beau film La Maison des bois de Maurice Pialat, qui date des années 70, mais depuis, il n'y a pas eu de très grand film sur la question de l'enfance pendant la Grande Guerre. On pourrait évoquer la question des personnes âgées, ou des animaux.

Ce qui est intéressant aussi dans les travaux des historiens, c'est la prise en considération aussi de l'histoire individuelle, des individus ordinaires, des anonymes, des gens comme vous et moi. C'est quelque chose de formidable pour la fiction, parce que l'on se trouve dans la matière humaine. On est proche des gens et forcément on peut toucher des spectateurs et des spectatrices par ce biais-là, tout en leur faisant prendre conscience de certaines réalités historiques qu'ils ignorent peut-être et qui peuvent avoir du sens par rapport à ce qu'ils ou elles vivent aujourd'hui. C'est ce que je trouve intéressant dans les créations et dans les films en particulier : c'est un dialogue entre le passé et le présent. Cela peut nous amener à nous questionner, à nous repositionner, bref, à nous faire bouger dans le bon sens du terme, à nous faire réfléchir. Les créations, la création artistique mais aussi la création populaire, jouent un rôle fondamental. La culture est essentielle parce qu'elle nous aide à vivre, à mieux vivre, les uns avec les autres, à progresser. Et de ce point de vue, la culture n'est pas qu'un divertissement.

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