Trois premiers mois de grossesse : sois enceinte et tais-toi

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Trois premiers mois de grossesse : sois enceinte et tais-toi

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Une femme enceinte ferme son pantalon.
Une femme enceinte ferme son pantalon.
© Getty - skaman306

Y a-t-il un tabou sur la condition des femmes en début de grossesse ? Et depuis quand ? Du fait des risques de fausse couche, les femmes enceintes sont souvent invitées à ne pas annoncer leur condition au cours des trois premiers mois. Un silence qui pèse lourd et qui n'est pas sans impact.

Les fausses couches concernent entre 10 et 15 % des grossesses. En France, on estime à 200 000 environ le nombre de fausses couches chaque année. Un chiffre conséquent, qui vient peser sur les premiers mois de la grossesse : il convient de ne pas en parler, de ne pas trop ébruiter la chose, afin de se préserver au cas où la grossesse serait brutalement interrompue. 

“La raison principale de ce silence c’est effectivement la fausse couche. Mais à la faveur de ce silence, la société ne s’occupe pas des femmes enceintes”, dénonce l’autrice Judith Aquien, qui vient de publier le livre Trois mois sous silence  : le tabou de la condition des femmes en début de grossesse (Editions Payot-Rivages), où elle dénonce l’impact de ce non-dit sur la vie des femmes enceintes. Mais d'où vient, au juste, ce tabou et quel est son impact sur les premiers mois de la grossesse ? 

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Un silence qui dure 

Le silence sur ce premier tiers de la grossesse n’a de fait rien de nouveau, rappelle l’historienne de la naissance Marie-France Morel  : “Ce n’est pas tant un tabou, qu’une habitude qui repose sur le fait que les grossesses peuvent se terminer par des fausses couches pendant le premier trimestre, et autrefois c’était probablement un chiffre plus important”. Surtout, précise l’historienne, qui a dirigé l'ouvrage La Naissance au risque de la mort (Éditions Erès, 2021), les femmes ignorent souvent qu’elles sont enceintes et ce jusqu’à la fin du troisième mois. “Au début on ne le dit pas parce que l'on n’en est pas certain. L'arrêt des règles peut vouloir dire autre chose. La femme n'est sûre qu'elle est enceinte, finalement, que quand elle sent l'enfant bouger dans son ventre, donc au quatrième ou cinquième mois.”

A la différence d'aujourd'hui, on pense par le passé qu'une grossesse peut s'interrompre sans problème au cours des premiers mois, avant que le fœtus ait reçu une âme, indique Marie-France Morel. “Normalement, Dieu infuse l’âme dans le corps du fœtus à un moment de la grossesse, et ce moment arrive entre le quatrième et cinquième mois, quand la mère sent l’enfant bouger. [...] Il y a beaucoup de grossesses non désirées, ce qui est aussi une raison pour ne pas en parler. Autrefois, une femme qui ne souhaite pas avoir d’enfants va donc essayer de faire “revenir les mois”, c’est-à-dire faire revenir les règles, comme s’il s’agissait de rectifier un dérèglement. L’idée, c’est de faire revenir les règles, qui vont entraîner l’embryon”.

Selon la conception d’alors, l’embryon n’ayant ni bras ni jambes, et pas encore forme humaine, n’a pas reçu l’âme divine, puisque l’être humain est fait à l’image de Dieu. “Ce n’est donc pas un péché que de recourir à des procédés pour faire revenir les mois”, raconte l’historienne de la naissance. Ce n’est qu’au XIXe siècle que l’Église abandonne cette idée de l’infusion de l’âme dans le fœtus, lorsque les mécanismes de la conception commencent à être mieux compris. “Maintenant, il y a de la part de l’Eglise une espèce de sacralisation de la boîte de pétri dans laquelle il y a un spermatozoïde et un ovule, car c’est l’origine de la vie, que Dieu a voulu ça… C’est un grand changement par rapport à autrefois”. 

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Femme enceinte, femme honteuse

Le tabou, pourtant, perdure pour d’autres raisons, continue Marie-France Morel :  

Il y avait une image assez défavorable de la femme enceinte avec son gros ventre, au moins jusqu'au XIXe siècle. Une femme enceinte, c'est une femme qui devait rester chez elle, qui ne devait pas trop s'afficher en ville, ou dans les salons. Parce que c'est une période où elle ne doit pas trop se fatiguer mais aussi parce que cela voulait dire qu'elle avait eu des rapports sexuels, et donc à partir du moment où on a considéré que les rapports sexuels c'est à la limité du péché, même dans le mariage, on va considérer que c'est mieux de ne pas montrer son gros ventre. La grossesse était beaucoup plus cachée, à toutes périodes, qu'aujourd'hui. Il y avait même des curés, particulièrement prudes, qui souhaitaient que les femmes enceintes viennent à la première messe du dimanche, à 7h du matin, parce qu’ils aimaient mieux qu’elles ne soient pas présentes au moment de la grand-messe ! 

A ces paramètres vient s’ajouter une peur du mauvais œil, l’idée que si la femme enceinte se vante trop de sa grossesse, si elle en parle trop, elle risque d’attirer le malheur. “La fausse couche peut alors être une conséquence du fait qu’on en a parlé, que l’on s’est trop agitée, que l’on a pas pris suffisamment soin de soi pour protéger ce fœtus fragile. Ne ne pas en parler, c’est aussi une protection contre le malheur…”

La situation n’a évolué que très récemment, rappelle Marie-France Morel : “Dans les années 80-90, même pour des fausses couches tardives, on n’en parlait pas. On n'autorisait pas le deuil. On ne montrait pas le corps aux parents, on disait : “essayez d'oublier et d'en faire un autre assez rapidement”. Les soignants se détournaient complètement de la mère qui avait perdu un enfant, souvent tardif d'ailleurs, sans même penser qu'il pouvait y avoir un deuil. Et il y a eu finalement un mouvement inverse qui a fait qu'un certain nombre de soignants se sont dit "ce n'est pas possible".

A mesure que les conditions de vie se sont améliorées, que le nombre de naissances a baissé, les enfants ont été, de plus en plus, des enfants désirés, ce qui a considérablement changé les dynamiques autour de la grossesse. Au cours des années 1990-2000, un travail sur le deuil commence à se faire. “On a présenté l’enfant lorsque c’était possible, indique l’historienne_. Et par extension, ça a abouti à ce que des pertes d’embryon au premier trimestre, deviennent des pertes d'"enfant". Et ça c'est effectivement très récent.”_

La fausse couche, un tabou en soi 

Pourtant, malgré une meilleure appréhension de ce qu’est la grossesse sur un plan purement scientifique, de ce à quoi peuvent s’attendre les femmes enceintes, la fausse couche est “toujours une hantise, regrette l’autrice Judith Aquien. Personne n’en parle, comme si c’était une malédiction, comme si ça allait forcer le mauvais œil d’en parler”.

Dans son livre de Trois mois sous silence : le tabou de la condition des femmes en début de grossesse, récemment paru aux éditions Payot-Rivages, l’autrice souligne à quel point “à la faveur de ce silence, il n’y a pas de recherche, et donc une information très partielle. Lorsque l’on diagnostique une fausse couche, on n’explique pas à quel point c’est partagé, ou alors c’est afin de la banaliser, et donc ne pas respecter la singularité des ressentis. Il y a une espèce d’exercice de la violence autour de cet événement qui fait qu’on préfère le taire” : 

La fausse couche est brandie comme une menace, sans qu’on soit averties quant au fait que les femmes, globalement, ne sont fautives de rien par rapport à ça. Plutôt que d'expliquer le caractère très biologique de la chose, avec des termes circonstanciés, certains médecins disent "Oh la nature est bien faite, l'embryon n'était de toute façon pas viable, il fait des brouillons pour faire des chefs-d'œuvre...". Alors que l’ on pourrait avoir une explication scientifique avec des termes à la hauteur du choc que ça représente pour une une personne qui avait le désir ardent d'aboutir cette grossesse. Or là, on a un discours ultra froid et médicalisé, qui ne donne pas d'explication complète.

On sait pourtant que, dans 60 % des cas, particulièrement pendant le premier trimestre de la grossesse, les fausses couches sont dues à des anomalies de l’embryon : la fausse couche est donc une réaction normale du corps de la mère face à un embryon incapable de survivre.

Environ une grossesse sur quatre se solde par une fausse couche et une femme sur trois environ fera une fausse couche dans sa vie.
Environ une grossesse sur quatre se solde par une fausse couche et une femme sur trois environ fera une fausse couche dans sa vie.
© Getty - Peter Dazeley

“Devoir tirer la chasse sur ce qu’on aimait le plus au monde, c’est barbare”

Certaines recherches récentes ont montré que certaines anomalies de spermatozoïdes peuvent donner lieu à des fausses couches également, poursuit Judith Aquien. Mais on ne nous donne pas d’information claire, on n'a rien à quoi se raccrocher quand on traverse cette épreuve, il n’y a pas de protocole net, pas de suivi psychologique… Ce sont pourtant des douleurs physiques concrètes, des contractions extrêmement douloureuses, des saignements monstrueux, en plus de la douleur psychologique qui est multipliée par la chute d'hormones... “

L’autrice dénonce notamment le manque d’accompagnement dans l’épreuve qui est celle de la fausse couche, particulièrement quand elle doit être provoquée : 

J'ai recueilli beaucoup de témoignages de femmes qui disent avoir dû expulser leur embryon, après avoir pris le médicament, sur leurs toilettes, et avoir dû tirer la chasse d'eau. Il faut imaginer ça : c'est barbare ! Tirer la chasse sur tout ce qu'on aimait, ce qu'on pensait aimer le plus au monde, c'est terrible. Et sans une espèce de coup de fil après pour vérifier si ça va bien. Il y a quand même un problème... C'est d'une cruauté folle dans un pays développé.

ll faut bien constater l'absence de protocoles efficaces pour accompagner les femmes, souvent seules lors de cette épreuve : “Au-delà de l’infrastructure, qui a un coût, ce serait simplement utiliser les mots circonstanciés, tendre les coordonnées d’un psy ou d’un groupe de parole. Et éviter des mots qui peuvent paraître anodins comme ça, mais qui ne le sont pas du tout , et ne surtout pas dire à une femme en souffrance que ce qu'elle est en train de vivre est banal !” 

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Les "petits" maux de la grossesse

A cette appréhension de la fausse couche, qui incite à taire le début de la grossesse, s’ajoute, selon Judith Aquien, une forme de mépris pour les souffrances qu’éprouvent les femmes au cours des premiers mois de grossesse. Vomissements, nausées, constipation, lombalgie, hypersomnie, crampes, vertiges sont autant de troubles normalisés, quand ils ne sont pas tout simplement ignorés. “Lorsque l’on parle de "petits maux de la grossesse" ce n'est pas la terminologie mignonne inventée à des fins marketing, c'est le terme médical pour désigner ces symptômes, alors que ce sont des symptômes qui sont très durs à vivre, proteste l’autrice de Trois mois sous silence : le tabou de la condition des femmes en début de grossesse (Payot-Rivages). Vomir pendant 3 mois cinq fois par jour, ce qui en réalité est le lot de l'immense majorité des femmes, ou avoir des nausées pendant trois mois, personne ne considérerait ces symptômes comme légers en les vivant !”

Ces symptômes, tus par nécessité de “cacher” la grossesse, sont bien plus impactants qu’on ne le laisse entendre, assure-t-elle : “Ce sont trois mois complets, à un moment où on est censés assurer au travail.... C’est une charge mentale et physique. On se sent totalement illégitime dans ce que l'on traverse, car c’est extrêmement mal décrit et toujours euphémisé sous des terminologies qui sont gravées dans le marbre médical.”

L’autrice dénonce le poids de ce fardeau, qui peut multiplier les risques de dépression post-partum, un fléau qui touche entre 10 et 20 % des mères. “Une étude a montré que la première cause de décès post-partum, c'est le suicide. ll y a un véritable enjeu de santé publique.”

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Les femmes seraient donc dans l’obligation “morale” de se taire, alors même qu’elles sont dans un moment déjà difficile de la grossesse. “Ne pas considérer les femmes, à une période qui est particulièrement éprouvante et marquée par ce risque de fausse couche, par le risque d'un deuil de parentalité devient un choix politique à l'échelle de la société”.

Les explications scientifiques ne décrivant pas leur vécu, les femmes ont tendance à se réfugier dans des représentations qui renforcent leur sentiment d’illégitimité explique l’autrice :

Elles se réfugient une fois de plus dans l'idée que peut-être, comme le veut la représentation numéro 1, elles sont douillettes, chiantes, hystériques.... C’est une première illégitimité. La deuxième illégitimité c’est de s’interroger : “Est-ce que je suis légitime pour faire un bébé étant donné que je vis si mal physiquement et psychologiquement ce qui m'arrive alors que je voudrais être heureuse ?” Il y a une seule injonction qui est faite aux femmes, c'est le bonheur d'être mère. Il y a donc un moment où on se sent illégitime et ça a pour conséquence qu'on se re-réfugie dans cette espèce de pensée psychanalytique, de pensée magique, consistant à dire que, peut-être, on rejette finalement le projet, alors que ce n'est pas le cas, et que tout ça s'explique de manière biologique. 

D’autant que le monde du travail conforte terriblement les femmes dans l’entretien de ce silence. “Les femmes subissent des discriminations très violentes au travail dès lors qu’elles sont enceintes, affirme Judith Aquien. Ça gèle leur carrière ou en tout cas elles ont très peur que ça la gèle. Les femmes sont terrorisées et préfèrent ne pas annoncer leur grossesse au travail, malgré des symptômes extrêmement difficiles à ce moment-là, plutôt que de le faire “pour rien” dans le cas où une fausse couche adviendrait… Et ça les plonge dans une immense solitude”. 

Le manque de communication, d’informations, la dépréciation de la souffrance des femmes, ont pour corollaire une non-prise en charge des femmes pendant le premier tiers de leur grossesse, au moment même où elles en ont le plus besoin. 

Une éducation à revoir

Alors par où commencer pour remédier à cette situation ? Pour Judith Aquien, il convient de reprendre les bases en débutant par l’éducation, qui a considérablement délaissé le corps des femmes. Un état de fait qui contribue à le rendre si ce n’est peu désirable, a minima méconnu dans l’espace public. “C’est quand même hallucinant, quand on y pense, de se dire que rétrospectivement, je n’ai jamais appris ce qu’étaient les règles à l’école ! Alors qu’on a tous appris ce qu’était une érection. Le corps féminin est exclu de l’étude alors qu’il est extrêmement intéressant" :

La première chose à faire, ce serait d'enseigner, année après année, la biologie, le corps féminin, d'expliquer aux petites filles et aux jeunes filles de ne pas se sentir honteuses, et de ne pas avoir les moqueries idiotes de petits garçons qui ne savent pas de quoi il s'agit, etc. Ça leur permettra, une fois ces gens devenus adultes, de mieux tenir compte de la corporalité féminine. Et puis ensuite, il y a la formation des praticiens et praticiennes de santé, sur les mots qu'il convient de prononcer. Mais aussi travailler énormément sur les questions des discriminations au travail, avec des parcours de formation à tous les manageurs, etc.

Quant à savoir si les femmes doivent oui ou non, annoncer leurs grossesses dès les premiers mois, le choix reste évidemment le leur. Mais il ne devrait pas se faire sous le poids du tabou et de la peur.