Cannes 2016. Tout juste revenu d'un Festival dont il avait jugé la sélection officielle de bien bonne tenue, notre critique cinéma Antoine Guillot exprime ce dimanche sa déception face aux récompenses 2016. Un autre palmarès était possible. Et même nécessaire.
« Un autre monde est possible, et même nécessaire », s’est écrié Ken Loach, en français dans le texte, à la fin de son vibrant et très politique discours de remerciements. Le recordman des compétitions cannoises (pour la treizième fois en lice cette année) avait déjà remporté la Palme d’or, il y a exactement 10 ans, avec le déjà bien faible « Le vent se lève », et c’est avec un de ses plus mauvais films qu’il rentre dans le club des doubles palmés, rejoignant dans la gloire et la légende Francis Ford Coppola, Shohei Imamura, Emir Kusturica, les frères Dardenne et Michael Haneke. « Moi, Daniel Blake » raconte le calvaire d’un de ces saints prolétaires qu’affectionne tant Ken Loach, et surtout son scénariste depuis 20 ans, Paul Laverty. Excellent menuisier, le cœur sur la main, des problèmes justement cardiaques l’obligent, à 59 ans, à faire appel à l’aide sociale, qui le renvoie sur l’équivalent local du Pôle Emploi où il se retrouve prisonnier d’une injonction contradictoire : rechercher, sous peine de sanctions financières, un emploi que son médecin lui interdit d’exercer. Entretemps, il prendra sous son aile une jeune mère célibataire, vaillante mais désespérée, chez qui il pourra mettre à profit son talent pour le bricolage.
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Le film est une charge violente, et bien sûr nécessaire, contre la façon indigne et kafkaïenne dont l'administration implacable du système social britannique traite les précaires et les démunis tout en les culpabilisant. Mais Cannes est un festival de cinéma, pas un meeting politique, et la forme que prend ce pamphlet doloriste est d’une faiblesse dans la narration, d’un didactisme dans le propos, d’une univocité dans la construction des personnages, d’une platitude dans la réalisation tels que la seule explication à cette si imméritée distinction suprême ne peut résider que dans un jury désuni qui, comme cela arrive (trop) souvent, se retrouve sur le plus petit dénominateur commun : l’humanisme confortable où tout le monde peut se retrouver. On en parlait comme une blague sur la Croisette (« tu vas voir qu’ils vont donner la Palme à Loach ! »), le jury l’a fait. On conseillera, si ce n’est à lui, en tout cas aux amateurs de complexité dans la description des relations humaines et de l’horreur objective de l’administration, de (re)voir plutôt « Welfare », le chef-d’œuvre de Frederick Wiseman (sorti en 1975, mais toujours tellement d’actualité).
Jeunisme et bien-pensance
Le reste du palmarès ne plaide pas non plus pour la fusion du jury en une entité capable d’exprimer une pensée quelconque sur le cinéma : un Grand Prix à « Juste la fin du monde » de Xavier Dolan (qui soit dit en passant faisait partie du jury qui l’an dernier avait décerné le même prix à Laszlo Nemes, membre du jury cette année), pour récompenser quoi ? Un film sans autre idée de mise en scène qu’une succession de plans serrés sur des têtes parlantes, hystérisant et surexplicitant le texte pourtant si subtil de Jean-Luc Lagarce, prétexte à numéros d’acteurs et insertion de clips et tubes tonitruants ? Une certaine cohérence dans le jeunisme se révèle toutefois, accordons cela aux jurés, avec le Prix du jury accordé à Andrea Arnold pour son très fatigant et répétitif road trip d’adolescents aussi déclassés que survitaminés, filmé comme elle le peut par une caméra indécise et rythmé comme chez Dolan de moments musicaux censés emporter le spectateur. Mais peut-être est-ce aussi pour son discours sur l’exploitation capitaliste, un rien plus subtil que chez Ken Loach, qu’il a été récompensé.
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De même, on craint que ce ne soit plus pour leur dénonciation de la corruption dans leurs pays respectifs que pour leur qualité propres que Jaclyn Jose (très bonne en effet, mais il y avait tellement d’incroyables prestations d’actrices cette année, en premier lieu celles d’Isabelle Huppert dans « Elle » de Paul Verhoeven, et de l’Allemande Sandra Hüller dans « Toni Erdmann » de Maren Ade) ait reçu un prix d’interprétation pour son rôle de mère courage rançonnée par la police dans « Ma’ Rosa » de Brillante Mendoza, et Cristian Mungiu celui de la mise en scène pour « Baccalauréat », effectivement d’une maîtrise et d’une intelligence de tous les instants dans l’utilisation du plan-séquence. Encore a-t-il dû le partager avec Olivier Assayas, enfin récipiendaire d’un prix après 4 précédents passages malheureux en compétition, mais pas forcément pour son film le plus abouti, même si on peut lui reconnaître, lui au moins, d’avoir tenté quelque chose de nouveau, notamment ces très beaux moments de cinéma utilisant, de façon inédite, des SMS pour faire monter l'angoisse. Quant au prix du scénario attribué à l’Iranien Asghar Farhadi pour « Le Client » (en sus d’un là aussi incompréhensible prix d’interprétation pour le très falot Shahab Hosseini), on peut encore supposer qu’il récompense moins son écriture prévisible et son parallèle pesant avec la pièce d’Arthur Miller, « Mort d’un commis voyageur, que sa mise au jour des invariants paternalistes et archaïques, même dans la frange la plus évoluée de la moyenne bourgeoisie cultivée de Téhéran.
Entêtement aveugle
La seule cohérence qu’on reconnaîtra au jury, c’est cet aveuglement entêté qui les a conduit à ignorer totalement les quatre meilleurs films de cette année riche en qualité, si ce n’est en révélations, sans parler de véritables chocs cinématographiques : l e réjouissant « Toni Erdmann » de Maren Ade, le poétique « Paterson » de Jim Jarmush, le lyrique et acerbe « Aquarius » de Kleber Mendonça Filho, et in fine le jubilatoire « Elle » de Paul Verhoeven. Pour paraphraser Ken Loach, un autre palmarès était possible. Et même nécessaire.