Entretien. Une quinzaine de dirigeants africains, hauts responsables européens et représentants d'organisations internationales sont réunis à Paris pour réagir au "choc économique" causé par la crise sanitaire en Afrique et éviter que la récession inédite depuis vingt-cinq ans sur le continent ne s'aggrave.
L'idée de ce sommet est née le 15 avril 2020. Ce jour là, le Président Emmanuel Macron et 17 chefs d'États et de gouvernements africains signaient une tribune dans le journal du Financial Time et dans le journal Jeune Afrique sur le thème "Comment aider le continent africain à surmonter la crise du coronavirus".
Il y était question des systèmes de santé en Afrique et comment faire pour qu’ils puissent supporter la pandémie qui s'annonçait. Il y était question de soutenir les économies africaines afin de leur donner plus de moyens pour éviter un effondrement du système. Il y était question d’aide humanitaire et de tout faire pour que les populations les plus fragiles puissent supporter la crise sanitaire et économique. Il y était enfin question de recherche médicale et de permettre au continent africain de se doter d’outils capables de lutter contre cette nouvelle pandémie.
Première récession en Afrique depuis vingt-cinq ans
Quatre points qui seront abordés ce mardi lors de ce sommet à Paris avec un objectif capital : trouver de l'argent et des moyens pour éviter que l'Afrique ne sombre. Car, un peu plus d'an après le début de la pandémie, les voyants sont au rouge. Le continent africain est en récession de 2,1 %, ce qui n’était pas arrivé depuis près de vingt-cinq ans. Les économies africaines ont souffert comme les autres économies de la pandémie, mais la crise est ici plus forte pour plusieurs raisons.
On peut citer le fait que l’Afrique est très dépendante des échanges avec le reste du monde. Le continent exporte des matières premières sans les transformer. On peut aussi ajouter l’endettement des États ou l’importance de l’économie informelle, c’est-à-dire qui échappe à l’impôt et qui peut représenter plus d’un tiers du PIB. Enfin, on peut encore rappeler la corruption généralisée qui gangrène de nombreux pays. Les économies africaines ont souffert alors que le bilan du coronavirus est moins mauvais qu’ailleurs. Plus de 130 000 morts officiellement, soit beaucoup moins que dans de nombreux pays.
L’Afrique en difficulté et des solutions en vue lors de ce sommet de Paris
Il faut savoir qu'il y a déjà eu quelques milliards injectés par le FMI, l’Union européenne ou la Banque mondiale mais on est loin du compte. Parmi les pistes qui vont être évoquées, il y a bien sûr celle de la réduction de la dette. Une option compliquée et longue. Il faut s’entendre avec les créanciers, où avec des États comme la Chine qui détient à elle seule près de 20 % de la dette africaine.
Or aujourd'hui, il faut un remède de cheval et qui soit efficace rapidement. Il faut surtout injecter de l’argent, d’où une idée : avoir recours aux DTS, droits de tirages spéciaux du FMI. C’est un terme dont on va beaucoup entendre parler. En résumé, le FMI va débloquer des enveloppes de crédits, on parle de 650 milliards de dollars pour le monde entier, la décision sera prise en juin.
34 milliards de DTS seraient destinés aux pays africains
Il est prévu de réserver 34 milliards de dollars à l'Afrique. Mais comme les besoins sont plus importants que ces 34 milliards - on parle plutôt d’un besoin de 300 à 400 milliards - l’idée a été avancée par certains pays riches comme la France qu’une partie des DTS destinés aux pays occidentaux soient redistribués aux pays africains. A titre d’exemple, la France doit recevoir 25 milliards, elle pourrait décider de ne prendre qu’une partie de cette somme et réorienter le reste vers des pays qui en ont le plus besoin.
La majorité des Africains ont les mains liées explique l'économiste Chérif Salif Sy
Le Docteur Chérif Salif Sy est économiste et politiste. Il dirige le Forum du Tiers-Monde depuis 2018. Il est aussi ancien conseiller technique du président de la République du Sénégal chargé des questions économiques. Impliqué dans la société civile, il organise tous les mois à Dakar, les samedis de l'économie. Il est enfin professeur à l'École nationale d'économie appliquée à Dakar et intervient à la Sorbonne à Paris.
Quel est l'enjeu de ce sommet sur l'économie africaine ?
Ce sommet est très important dans la mesure où les pays africains ont besoin de soutien massif. Face à l'ampleur et à la diversité des problèmes auxquels ils sont confrontés et pour lesquels ils sont dans l'impossibilité de mobiliser les ressources nécessaires.
C'est un sommet important et qui s'inscrit tout de même dans une solidarité intéressée. Je crois que c'est heureux que les responsables des grands pays développés le comprennent. Car si on n’aide pas l'Afrique à tenir déjà dans l'immédiat, à faire face au Covid, qui est une pandémie, alors la gestion sera plus difficile ensuite, aussi bien sur le continent que pour les grands pays industrialisés. Je suis favorable à cette forme de soutien.
Comment expliquez-vous que l'Afrique, paradoxalement peu touchée par le Covid, soit beaucoup plus touchée économiquement ?
L'Afrique est entravée dans le développement de toutes les forces productives en faveur de son développement et ce de différentes manières. Ce sont des économies extraverties ( une économie dont l'essentiel de sa production est exportée pour pouvoir importer des produits transformés ), des économies tenues dans une sorte d'étau. Il faut oser le dire, les partenaires au développement sont parfaitement conscients de la vulnérabilité du continent, et de sa forte dépendance et détermination par les grandes puissances occidentales. De ce point de vue, il est extraordinaire que le continent africain soit la seule région du monde déterminée par l'extérieur depuis quasiment cinq siècles et cela pour toutes les questions fondamentales qui touchent à son développement.
Cela veut dire quoi concrètement ?
Les politiques, les orientations économiques et sociales, tout dépend de la feuille de route des institutions économiques et financières internationales ou de ceux qui se font appeler partenaires au développement. C'est incontestable. Il est rare de trouver un pays qui décide souverainement de son sort sur des questions importantes liées à son développement.
La souveraineté bancaire n'est pas acquise, et en général tous les mécanismes qui permettent le développement, c'est-à-dire : l'université, le système bancaire, le système d'assurance, la science ou la technologie. C'est sur tout cela que les choses doivent évoluer. Mais là aussi, je précise que je ne dis pas que tout dépend de l'extérieur. Les Africains doivent assumer leurs responsabilités parce que c'est à eux de faire leur développement. Et cela fait quand même soixante ans que le colonisateur est parti. Certes, des mécanismes qui permettent de maintenir ces liens existent, mais dans d'autres régions du monde, certains ont su saisir des opportunités pour desserrer ces mécanismes qui les contraignent.
Cela veut dire aujourd'hui, selon vous, que la majorité des États africains ont les mains liées ?
La majorité des Africains ont les mains liées, mais il y a des marges de manœuvre. Jusqu'ici, il se disait que le marché ne permet pas ceci, que le marché ne permet pas cela. Et aujourd'hui, il est parfaitement clair que les marchés permettent des marges de manœuvres. La preuve en matière de coopération. Les bonds qu'ont fait les pays africains ces dernières années sont importants. Ils ont diversifié leurs relations avec de nouveaux pays : Chine, Turquie, etc. Cela veut dire qu’ils peuvent agir.
La pandémie a aussi montré le retour incontestable de l'État. Cela veut dire que l'État peut agir localement pour les femmes fragiles, pour le monde rural, pour la jeunesse, etc. Les États n'ont plus de prétexte. Ils ne peuvent plus se défausser sur les autres. Les Africains sont responsables de leur destin. Ils peuvent se ressaisir et définir des politiques qui correspondent aux aspirations de leurs populations.
Qu'est-ce qui a fait la fragilité de l'Afrique pendant cette pandémie ? Pourquoi sort elle économiquement si affaiblie ?
Je l'ai dit, il n'y a pas eu de réformes structurelles suffisantes pour avoir un système de santé adéquat. La science est le parent pauvre du continent.
Il nous manque aussi les ressources financières. Les pays occidentaux s'en sortent eux car ils peuvent emprunter. Ils empruntent sur leurs monnaies et l'essentiel de leur dette est détenue par leurs propres ressortissants. C'est une caractéristique de ces pays. L'Afrique est obligée de faire appel aux marchés.
Nous devons enfin compter sur le développement, mais il faut plus de transparence en matière de gestion. Est-ce que les investissements correspondent aux engagements ? Il faut que les États africains s'engagent à rendre compte.
Le problème de la corruption n'aide pas l'Afrique. Elle est très forte dans de nombreux pays ?
La corruption est l'un des problèmes les plus graves du continent. Ce n'est pas seulement le fait des Africains, c'est le fait des Africains et de leurs partenaires et qui voient la légèreté avec laquelle leurs dirigeants et leurs entourages agissent. La corruption est telle, qu'elle se déroule sur tout le continent et dans tous les pays. On a même l'impression qu'elle est encouragée. On ne la sanctionne pas. Cela me paraît inadmissible.
L'économie informelle est-elle le talon d'Achille de l'Afrique ?
Oui, on peut le dire comme ça parce que l'informel n'a pas, économiquement parlant, une vocation à l'accumulation primitive. Il est rare de voir des entreprises dans le secteur informel transmises aux générations suivantes. C'est ça le problème. Souvent, cela se limite aux chefs de famille ou en tout cas à l'opérateur principal. Quand il disparaît, tout disparaît.
L'économie informelle en cas de difficultés a cet avantage d'accueillir des gens chassés ou éloignés des autres secteurs. Mais elle ramène les niveaux de rémunération à des seuils vraiment indignes.
N'a-t-on pas tort de parler de l’Afrique d’une façon globale alors que le continent africain recouvre une multitude de pays avec des réalités différentes ?
L'Afrique est très diverse. En réalité, cette façon de penser a des avantages et beaucoup d'inconvénients. L'avantage est que cela renforce un état d'esprit qui est plus présent en Afrique que dans d'autres régions du monde. C'est-à-dire ? Le désir d'unité du continent africain n'a pas d'égal ailleurs. Ce sentiment est très présent chez les jeunes qui aiment que l'Afrique soit unie.
Mais dans le même temps, globaliser l'Afrique nous amène à faire de mauvais calculs, à utiliser des moyennes extrêmement dangereuses. Travailler sur la base de moyennes à tout le continent fait tout sauf renseigner sur la réalité de tel ou tel pays. Et je crois aussi que cela peut induire en erreur ceux qui voudraient développer des stratégies de coopération à l'échelle du continent.
On va beaucoup parler pendant cette journée de mardi des DTS, droits de tirages spéciaux. De quoi s'agit-il ?
Ce sont des fonds que l'on peut allouer aux différents pays, mais sur la base d'un panier de différentes monnaies. Personnellement, je soutiens ce procédé. Cela permet de ne pas dépendre des fluctuations des autres monnaies, comme le yen, le yuan ou le dollar. Je préfère en tout cas ces droits de tirage spéciaux aux stratégies d'allègement de la dette par groupes de pays.
Compte tenu des besoins estimés pour 2023 par le FMI d'un ordre de 300 milliards, on sait déjà que les décisions prises ce mardi à Paris seront de toute façon insuffisantes. Insuffisantes à cause de l'ampleur des besoins. Ensuite, il va falloir suivre les règles qui seront édictées par les banques européennes pour associer le secteur privé car ce sont les entreprises privées du continent qui ont le plus besoin de soutien dans le contexte que nous vivons.
Ce ne sont pas que les États qui ont besoin d'argent ?
Non, ce sont les entreprises. Nous lançons l'alerte depuis longtemps. On sait que les États sont endettés. La dette a été multipliée par trois depuis 2000. Mais, si on se contente de résorber uniquement la dette des États, sans tenir compte des entreprises privées, on bloque tout et notamment les créations d'emplois. Si les entreprises n'ont pas de ressources suffisantes, il n'y aura pas de sortie heureuse de cette crise.
Cela veut dire prêter aux entreprises pour qu'elles puissent investir ?
Oui, c'est ce que l'Union européenne a déjà lancé et c'est ce qui est le plus attendu. Il faut prêter aux entreprises pour que celles-ci puissent investir, se restructurer et recruter les emplois nécessaires pour relancer l'économie.
Donc, pour vous, quels engagements doivent être pris lors de ce sommet africain à Paris ?
A mon sens, la réussite de ce sommet repose sur des engagements financiers à la hauteur, c'est à dire de l'ordre de 290 à 300 milliards de dollars. Je crois que ce serait une bonne chose. Tout comme j'attends un fort soutien en direction des entrepreneurs.