Une tribune de femmes face à une "guerre des sexes en train de prendre un tour absolument absurde et hallucinatoire"

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Une tribune de femmes face à une "guerre des sexes en train de prendre un tour absolument absurde et hallucinatoire"

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Carte de voeux des années 1900
Carte de voeux des années 1900
© Getty - Universal History Archive / Universal images group

Entretien. Nouvel épisode dans les suites de #balancetonporc Un collectif de 100 femmes, dont Catherine Millet, Ingrid Caven et Catherine Deneuve, signe ce mardi dans Le Monde une tribune pour défendre "une liberté d’importuner, indispensable à la liberté sexuelle". Sarah Chiche l'a initiée, elle s'explique.

"Nous défendons une liberté d’importuner, indispensable à la liberté sexuelle." C'est le titre d' une tribune publiée dans la Matinale du Monde et réservée en ligne à ses abonnés (ou ici gratuitement). Ce texte signé d'un collectif de 100 femmes dont Catherine Millet, Catherine Robbe-Grillet et Catherine Deneuve dénonce le "puritanisme" apparu après l'affaire Weinstein et ses effets, en particulier pour la création artistique. Sarah Chiche, qui se présente comme écrivain, psychologue clinicienne et psychanalyste est à l'origine de cette "forme de paix, plutôt qu'une guerre des sexes".

Quelle est la genèse de cette tribune ?

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Tout a commencé par une discussion assez sidérante avec une éditrice à propos d'un texte que j'ai écrit et qui est en cours de publication. Pendant cette discussion, elle m'a dit qu'aujourd'hui, il n'était plus du tout à la mode de parler de sexualité et d'amour avec une telle démesure. Et d'enchaîner en disant que probablement d'ailleurs, aujourd'hui un roman comme La Vie sexuelle de Catherine M., écrit par Catherine Millet, ne trouverait sans doute pas d'éditeur. Je suis sortie de cette discussion extrêmement choquée, extrêmement peinée. Me demandant aussi pourquoi cette éditrice m'avait dit que mes personnages féminins n'étaient pas suffisamment identifiés à leurs traumatismes, ne se plaignaient pas suffisamment des aléas de l'existence qu'elles avaient vécue. Et là, je me suis dit qu'il y avait quelque chose de tout à fait symptomatique de l'époque dans laquelle on se trouve. J'ai donc appelé immédiatement Catherine Millet, qui a appelé Peggy Sastre, laquelle a appelé Abnousse Shalmani. Catherine Robbe-Grillet nous a rapidement rejointes. Et nous avons décidé qu'il fallait faire quelque chose.

Abnousse Shalmani s'explique sur cette tribune dont Le Monde a changé le titre initial

10 min

Pourquoi ?

Nous sommes tout à fait d'accord que ce qui a eu lieu à la suite de l'affaire Weinstein, cette prise de conscience des violences sexuelles exercées sur les femmes, était une prise de paroles tout à fait nécessaire et légitime. Le problème est que cette libération de la parole a entraîné tout un tas d'excès. On assiste au fond à une espèce de justice expéditive où tout est confondu dans un espèce d'amalgame. Nous sommes tout à fait d'accord pour dire que les violences sexuelles, les abus sexuels, relèvent du crime. Le viol est un crime. Mais la drague insistante ou maladroite n'est pas du tout un délit. Et la galanterie n'est pas une agression machiste non plus. Or, qu'a-t-on vu à la suite #metoo et de #balancetonporc ? On a vu des hommes dénoncés sur les réseaux sociaux, des hommes qui n'avaient eu pour seul tort que d'avoir été un peu insistants par textos ou lors d'une conversation internet, ou d'avoir tenté de voler un baiser, ou d'avoir touché un genou lors d'une soirée, au cours d'un déjeuner professionnel. Est-ce qu'il s'agit pour autant d'un crime ? Ce n'est pas un drame. Cela peut arriver au cours d'une vie. C'est un non-événement. Est-ce que ces gestes là ne font pas tout simplement partie du jeu social ? Jeu social que nous sommes tout à fait libres, je dis bien libres, en tant que femmes, d'accepter ou de refuser. Donc, il y a cette espèce de fièvre à envoyer des porcs à l'abattoir.

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Pour vous, ce mouvement ne sert pas les femmes ?

Nous pensons que cela n'aide pas du tout les femmes à s'autonomiser. Cela sert les intérêts des ennemis de la liberté sexuelle : d'une part les extrémistes religieux, et de l'autre les réactionnaires qui estiment que les femmes sont des êtres à part, des êtres inférieures, et qu'il faut, au fond, les protéger. Au nom d'une conception substantielle du bien. On a donc assisté à des choses absolument hallucinantes avec des hommes sommés de faire leur examen de conscience. Sur le mode du "N'aurais-je pas, il y a 5 ans ou il y a 10 ou 30 ans, même, eu un geste, un comportement déplacé ?"  

Et puis, cette vague purificatoire entraîne un regain de puritanisme très préoccupant dans le monde de l'art. Récemment encore, on entendait qu'un créateur proposait une nouvelle version de Carmen, opéra à la fin duquel Carmen est poignardée par un de ses amants. Il proposait en "hommage", disait-il, aux violences infligées aux femmes que ce soit Carmen qui poignarde l'homme. S'agit-il d'une adaptation libre pour coller à ce qui ce passe actuellement ? On peut se poser la question. Ce qui est plus grave c'est que l'on a proposé de censurer un nu d'Egon Schiele sur une affiche, on a demandé à ce qu'un tableau de Balthus soit retiré d'un musée sous prétexte que ce serait une apologie de la pédophilie. Il y a eu toute cette affaire à la Cinémathèque où l'on a demandé l'interdiction de la rétrospective Polanski, en confondant le comportement de l'homme et son oeuvre. On a obtenu le report de la rétrospective consacré à Jean-Claude Brisseau. On se demande jusqu'où cela va aller. Faut-il réécrire la fin d'Emma Bovary, où elle ne serait pas châtiée ? Faut-il mettre un voile sur certains tableaux de Poussin, sur l'Enlèvement des Sabines ? Faut-il gommer littéralement des acteurs qui auraient eu des comportements déplacés de films ou de séries ? 

On a pu demander à plusieurs d'entre nous, qui ont co-écrit cette tribune, de rendre nos personnages masculins moins sexistes, ou de parler de sexualité et d'amour avec moins de démesure. 

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Et pourquoi ne pas avoir écrit cette tribune seule ? 

Parce qu'à la suite de l'affaire Weinstein une solidarité s'est créée, avec #metoo. Solidarité encore une fois, qui doit être tout à fait prise en compte. Il nous a paru tout à fait important qu'un autre type de solidarité se crée, entre femmes, pour faire entendre, collectivement, une autre parole. Sans faire taire de façon haineuse la parole des victimes. Plusieurs des signataires ne sont pas du tout ignorantes de ce qu'est la violence sexuelle, ou les attouchements subis dans l'enfance. Mais ce n'est pas parce que notre corps est atteint, que notre dignité est atteinte. Et ces accidents de la vie, si durs soient-ils, ne doivent pas pour autant faire de nous des victimes perpétuelles.  

Pas question non plus d'associer des hommes ?

Non. Nous n'y avons pas songé un instant. Il nous semblait important de nous réunir en tant que femmes. Même si depuis ce matin nous recevons beaucoup de courriers de femmes, mais aussi d'hommes, pour nous remercier. Beaucoup de femmes aussi n'ont pas souhaité cette pétition par peur de mal se faire voir par certaines. Je dis bien certaines, de leurs collègues, compte-tenu de l'ambiance actuelle de chasse aux sorcières. Mais pour autant, nous savons qu'elles sont solidaires et nous les en remercions.

Et à qui vous adressez-vous avant tout ?

Nous avons la chance d'avoir dans nos signataires aussi bien des mamans, avec une auteure de livres pour enfants, que des femmes retraitées, que des jeunes femmes d'une trentaine d'années, aussi bien actrices que journalistes ou blogueuses ou paysagistes. Donc, ce n'est pas une tribune de bourgeoises parisiennes. Et il y a toujours une visée d'universalité dans une telle tribune, bien sûr. On s'adresse aussi bien aux femmes, mais peut-être sans doute aussi aux hommes, pour leur dire que toutes les femmes ne sont pas dans cette démarche haineuse et castratrice, qui prend le visage d'une haine du genre masculin, et aussi d'une haine de la sexualité.

Nous sommes très inquiètes par ce retour à l'ordre moral. Cela se voit y compris dans les productions culturelles. Quand on regarde les films qui marchent aujourd'hui, ce sont de bons divertissements où l'on nous propose un bon moment de cinéma, ou alors les "feel good books", les livres qui font du bien. Derrière cette volonté d'aseptiser, avec des fins heureuses, où tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes, il y quelque chose de très inquiétant et angoissant.

Vous évoquiez les premières réactions ?

J'ai reçu beaucoup de réactions d'hommes qui nous remercient. Mais aussi un certain nombre de femmes qui disent : "Mais au fond, je ne savais pas que vous étiez en train d'écrire ce texte, je l'aurais volontiers signé. Pourquoi ne pas m'avoir sollicitée ?" Ces femmes peuvent nous rejoindre sur un site internet

Nous avons aussi reçu beaucoup de témoignages extrêmement touchants, intimes, de femmes qui racontent l'ampleur des violences qu'elles ont subies, et qu'elles ne peuvent pas adhérer à notre tribune à cause de cela. Une fois encore, nous comprenons ces messages et nous respectons ces paroles. Simplement, d'autres messages, aussi, soulignent que ce texte invite à réfléchir sur une autre façon de s'en sortir que par la victimisation.  

Et puis, il y aura le cortège habituel des petites phrases vengeresses et de haine, tel que les réseaux sociaux en ont l'habitude. Cela fait partie de la règle du jeu et la haine est souvent une demande d'amour mal formulée. Donc, il faut être attentives aux phrases haineuses suscitées.

Seriez-vous en train d'inventer une nouvelle forme de féminisme ?

(sourire) Je ne sais pas. Oui. Peut-être bien, peut-être bien. Vous savez, moi, je ne me considère absolument pas comme une écrivaine. J'essaie d'être un écrivain. Et cela ne m'intéresse pas toujours d'écrire au nom des femmes. Je me considère avant tout comme une personne. J'essaie d'en être une. Simplement, quand je vois des femmes qui se fossilisent, se momifient dans le rôle de victime, dans cette identification, puisque j'écris, je me dis qu'il y a là peut-être une façon de leur indiquer qu'un autre féminisme est possible, une autre voie. Et que l'on peut être féministe tout en aimant profondément les hommes.

C'est peut-être une façon de proposer une forme de paix, plutôt qu'une guerre des sexes. Il y en a marre ! Cette guerre des sexes est en train de prendre un tour absolument absurde et hallucinatoire ! Que les femmes se battent pour l'égalité salariale, oui. Qu'elles dénoncent les violences sexuelles, oui absolument. Mais il ne faut pas tout confondre.  

L'historienne et militante féministe Michelle Perrot a réagi à cette tribune dans le journal de 12h30 d'Antoine Mercier :

Michelle Perrot à propos de cette tribune : "Elles ont raison dans une certaine mesure, mais il faut plutôt valoriser cette prise de paroles des femmes"

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