“Usual suspects” dans la vraie vie : les inégalités qui hantent la figure du coupable idéal
Par Chloé Leprince
Aux États-Unis, un homme noir avait en 2010 six fois plus de chance de se retrouver en prison qu’un homme blanc. En France, vous ne serez pas non plus jugé pareil selon que vous serez riche ou pauvre, blanc ou pas, chômeur ou pas. Dans les creux des erreurs judiciaires, le miroir cru des inégalités.
La série produite par Netflix Dans leur regard (When they see us, en version originale) ressort comme le contenu le plus regardé depuis la création de la plateforme vidéo. Si vous n'avez pas vu ces quatre épisodes tirés d'une histoire vraie, foncez : vous (re)découvrirez l'histoire accablante de cinq adolescents d'Harlem.
Ils ont quatorze ou quinze ans, seize ans depuis une poignée de semaines pour le plus âgé d'entre eux. Ce soir d'avril 1989, ils traînent du côté de Central Park, où une jeune femme de 28 ans, Trisha Meili, est sauvagement agressée, violée, tandis qu'elle fait son jogging. La victime, qui travaille dans la finance, est de couleur blanche ; eux sont noirs ou hispaniques. Ils ont la moitié de son âge et, pour la plupart, aucune expérience avec les filles.
Donald Trump et Humphrey Bogart
Très vite, la machine judiciaire s'emballe et les voilà qui font office de coupables idéaux au pas de course. Aux yeux de la police judiciaire, d'abord ; puis, très vite aussi, aux yeux de l'opinion publique, chauffée à blanc par les médias, la classe politique... et par le milliardaire Donald Trump, qui s'offre à l'époque une pleine page dans les grands journaux de la Côte Est pour appeler au rétablissement de la peine de mort dans l'Etat. Dans les archives de la presse américaine, on retrouve à la date du 1er mai 1989 ces mots de Donald Trump sur ces gamins-là :
Je déteste ces braqueurs et ces meurtriers. Ils doivent souffrir. Quand ils tuent, ils doivent être exécutés pour leurs crimes. Ils doivent servir d’exemples pour que les autres y réfléchissent à deux fois avant de commettre un crime de la sorte ou un tel acte de violence [...] Comment notre grande société peut-elle tolérer la brutalisation incessante de ses citoyens par des marginaux fous ? Il faut rappeler aux criminels que leurs libertés civiles prennent fin là où commence une attaque contre notre sécurité.
Trêve de suspense : les cinq adolescents étaient parfaitement innocents - même si, sur YouTube, trente ans plus tard, on déniche encore avec effroi la trace vidéo d'aveux extorqués au mépris de toutes les règles de procédure. Sauf qu'une instruction menée à la hache avec des lunettes déformantes achèvera de convaincre les jurés au tribunal qu'en dépit de toutes les évidences du monde, les violeurs, ça devait bien être eux. Quelque chose comme une évidence qui frappe au coin du bon sens, en somme... et qui arrange tout le monde.
Finalement reconnus innocents vingt-cinq ans plus tard, ils furent les victimes d'une effroyable machine judiciaire qui s'enraye ( et indemnisés pour cela sur le tard). Mais pas tant parce que les hasards d'une sortie nocturne au parc auraient fait d'eux "la mauvaise personne au mauvais moment". Plutôt parce qu'ils incarnaient "the usual suspects". Une expression qui embarque à la fois l'idée de coupable idéal pour la justice et de gibier ordinaire pour la police et qu’on doit à une réplique culte d'Humphrey Bogart sous la caméra de Michael Curtiz dans le film Casablanca, en 1942 :
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L'histoire de ceux qui sont restés aux Etats-Unis comme "les cinq de Central Park" est tout compte fait celle d'une évidence qui se prend un mur parce qu'elle n'était au fond qu'un préjugé commode, mâtiné d'une vieille habitude. Oui, les cinq ados de Harlem étaient bien au parc le soir où Trisha Meili, qui survivra après 12 jours de coma, était laissée pour morte par son violeur ; oui aussi, les cinq gamins venaient un peu plus tôt de gâcher la balade à vélo d'un couple de promeneurs le même soir ; oui encore, ils n'auraient jamais dû consentir à des aveux pareils une fois entre les murs du commissariat. Mais si ces adolescents-là arrivent entre les mailles de la police judiciaire alors affairée à restaurer la sécurité tandis que le nombre d'agressions s'envole à New-York cette année-là, c'est moins "la faute à pas de chance" que parce que, justement, ils ne sont pas n'importe qui aux yeux des autorités.
Quand le juge n'est pas aveugle
Les aveux arrachés, les fautes de procédure, les manquements éthiques et, globalement, l'instruction à charge qu'on redécouvre en regardant, tambour battant, les quatre épisodes Netflix, s'inscrivent d'abord dans une mécanique qui dépasse leur histoire : celle d'une justice qui n'est pas aveugle à l'origine. Or ce qui est vrai dans le cas de ces adolescents noirs ou hispaniques issus des quartiers pauvres de Harlem, est vrai aussi socialement : tout comme le racisme, le mépris de classe imprègne aussi la marche de la justic. Et ça vaut aussi de ce côté-ci de l'Océan atlantique.
Selon que, dans le regard de la police puis des juges, le prévenu est blanc (ou pas), issu d'un quartier populaire (ou non), chômeur (ou pas), et aussi parce qu'il s'exprime d'une manière ou d'une autre, la réponse de l'institution judiciaire et la peine décidée ne seront pas identiques. Ni paranoïa ni misérabilisme là-dedans : l'Observatoire des inégalités ne disait pas autre chose, en mai 2018, en citant Jean de La Fontaine :
Selon que vous serez puissant ou misérable, les jugements de cour vous rendront blanc ou noir.
Mais encore faut-il l'étayer. Or en interview, bien des magistrats assurent, naturellement, juger en toute impartialité riches et pauvres. Et probablement en toute bonne foi : après tout, l'égalité devant la loi n'est-elle pas un principe cardinal de notre société ? C'est précisément à cet angle mort que les travaux de longue haleine en sciences sociales sont précieux, et par exemple une étude importante menée durant neuf ans par les sociologues Virginie Gautron et Jean-Noël Retière. A deux, ils ont disséqué plusieurs milliers de décisions judiciaires avant de présenter par exemple leurs résultats dans le chapitre qu'ils co-signaient, en 2014, dans un ouvrage collectif paru aux PUF, qu'ils intitulaient "Des destinées judiciaires pénalement et socialement marquées". Les chiffres sont édifiants :
- les sans-emploi sont plus que deux fois plus souvent condamnés à de la prison ferme (11,3 % des prévenus qui ont un emploi contre 27,6 % des sans-emploi, qui représentent 60% des emprisonnements fermes pour 10 fois moins de personnes)
- même chez les actifs, moins vous gagnez d'argent et plus vous écopez d'une peine élevée puisque 31 % des prévenus qui vivent avec moins de 300 euros mensuels sont condamnés à de la prison ferme contre 7,1 % de ceux qui ont un revenu de plus de 1 500 euros
Ces données spectaculaires doivent toutefois être tamisées au grain fin, et c'est justement ce que nous permettent Gautron et Retière dans leur étude "toutes choses égales par ailleurs". Car il serait facile et beaucoup trop hâtif de conclure au pas de course à des préjugés de classe tellement tenaces que les juges se précipiteraient à condamner rageusement les plus pauvres sans aucun discernement.
Double peine et chiffres édifiants
Oui, un chômeur risque davantage la prison ferme que l'auteur du même délit qui aurait un emploi. Mais encore faut-il pondérer ces chiffres bruts du nombre de passages à l'acte. Et aussi comprendre, comme nous y invitent les deux sociologues, qu'une part de ces distorsions de peines peuvent justement avoir une visée sociale assumée par des juges qui considéreraient préférable de ne pas prononcer une peine de prison ferme contre un salarié... histoire de ne pas ajouter, comme une double peine, la perte d'un emploi au verdict en tant que tel. Gautron et Retière parlent de "discrimination positive, consciente et justifiée aux yeux des magistrats".
Malgré tout, "toutes choses égales par ailleurs", c'est-à-dire après avoir isolé et éclairé au plus précisément les facteurs qui entrent en jeu, les deux sociologues concluent bien en affirmant que deux prévenus qui commettront la même infraction ne seront pas traités à égalité par la justice selon leur position dans la société. Très précisément, les personnes privées d’emploi ont 1,5 fois plus de risque d’être condamnées à de la prison ferme que celles qui ont un emploi. Ceux dont le revenu sera inférieur à 300 euros mensuels sont, par exemple encore, 3,2 fois plus souvent condamnés à de la prison ferme que ceux dont le revenu mensuel sera supérieur à 1 500 euros. Quant aux étrangers, ils sont trois fois plus souvent envoyés en comparution immédiate, et presque cinq fois plus en détention provisoire qu'un prévenu qui serait né en France.
Les causes sont mulitples et on peut rappeler par exemple des facteurs évidents qui interfèrent en salle d'audience, comme par exemple :
- des difficultés à s'exprimer, par exemple quand on n'est pas francophobe d'origine, quand on a un bagage scolaire modeste, ou tout simplement quand on est impressionné par la figure du juge parce qu'on est loin de ces codes-là
- la fait de pouvoir payer un avocat qui planchera sur son dossier ou, au contraire, de pratiquement découvrir à l'audience celui qui tiendra lieu d'aide juridictionnelle en cas d'avocat commis d'office - or si vous êtes chômeur, vous avez presque deux fois plus de chance de passer en comparution immédiate
Dès les premières audiences survenues à l'automne 2018 après les manifestations dites des "gilets jaunes", on pouvait palper au tribunal combien l'aisance à l'oral pesait à la barre. Très vite aussi, les médias ont documenté des peines souvent conséquentes, et des juridictions qui pouvaient avoir la main lourde à l'issue de procès où il n'était pas rare d'entendre du côté du parquet des réquisitoires où il était question de "pédagogie" et d'"exemplarité".
Mais tout ceci ne date ni des "gilets jaunes" ni de l'aube du siècle avec l'enquête de Virginie Gautron et Jean-Noël Retière. L'inégalité devant la justice, et par exemple la volonté du parquet de "montrer l'exemple" s'inscrit même dans une tradition judiciaire aussi tenace qu'ancienne. Une histoire qui reste imprégnée d'une figure importante : celle de "l'incorrigible", sorte de maladie auto-immune du corps social, d'ennemi intérieur issu des classes populaires qu'il conviendrait d'éloigner du reste de la société pour empêcher toute contamination. Cette figure-là a une histoire, et une apogée : l'année 1885, lorsqu'un beau jour du mois de mai, les républicains décident de reléguer au bagne ceux qu'on estime perdus pour la cause... et nuisibles pour tous les autres.
Pourquoi tout spécialement "issu des classes populaires" ? Parce que, comme l'a montré l'historien Jean-Lucien Sanchez, les "incorrigibles" sont ces récidivistes qu'on condamne à perpétuité à quitter le territoire national, y compris pour des délits mineurs, qui stigmatisent expressément certaines populations plutôt que d'autres - comme, par exemple, le vagabondage, l'absence de domicile fixe, ou de menus larcins, pourvu qu'ils soient répétés.
Mais les tribunaux qui jugent des crimes et des délits ne sont pas les seuls concernés. Les chercheurs qui ethnographient des audiences devant le juge aux affaires familiales parlent eux aussi de mépris de classe, et d'incidence des préjugés sociaux sur les décisions rendues, par exemple, dans les affaires de séparation conjugale. En 2013, paraissait ainsi (chez Odile Jacob) Au tribunal des couples - Enquête sur des affaires familiales, un important travail d'enquête collective mené par "le Collectif Onze" auprès de quatre tribunaux de grande instance aux affaires familiales en France - soit 122 heures d’audience, correspondant à 330 affaires judiciaires traitées entre 2009 et 2010, qui mettent au jour des inégalités importantes, fondées sur l'appartenance ethno-raciale mais aussi sur l'origine sociale.
Ces inégalités ne concernent pas seulement les décisions prononcées, mais aussi une forme de paternalisme judiciaire, et en particulier des jugements moraux et une foule de rappels à la norme qui se révèlent autrement plus cinglants vis-à-vis des plus modestes. Ou, selon les mots choisis par les auteurs, "comment la justice familiale contribue, par son intervention brève mais néanmoins décisive, à la reproduction d’un ordre hiérarchisé entre les sexes et entre les classes".