Portrait. Co-présidente du groupe de travail sur les sciences du climat du GIEC, la climatologue Valérie Masson-Delmotte se confie sur son histoire, ses engagements, ses craintes et ses espoirs.
La tête dans les nuages et les pieds sur terre. Voilà peut-être une maxime pour résumer le parcours de Valérie Masson-Delmotte. Au Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA) de Saclay, dans un bureau suranné à la décoration minimaliste, la climatologue nous reçoit. Les dossiers s'empilent sur l'étagère, à quelques jours de l'ouverture de la COP24. Seule fantaisie au milieu des livres scientifiques austères, cet autocollant de mammouth, offert par ses filles et collé sur son ordinateur.
Docteure en physique, diplômée de l'école Centrale à Paris, climatologue, chercheuse au Laboratoire des sciences du climat et de l'environnement du CEA, co-présidente du groupe de travail sur les sciences du climat du Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (GIEC), le C.V de cette scientifique de 47 ans est aussi long que sa passion pour la planète est grande. Alors comment se forge une vocation comme la sienne ?
Grands écarts
Le destin de la climatologue se construit grâce à des obsessions de jeunesse qui chez Valérie Masson-Delmotte prennent racine dans sa Lorraine natale, à Nancy. "Enfant, j'avais une grande curiosité pour l'archéologie. Et puis _j’ai passé pas mal de temps à rêver en regardant les nuages__. C’est peut-être un fil conducteur par rapport à mon activité de recherche en science du climat. Les nuages sont surprenants, jamais identiques. Comment ça marche, comment ça se forme, comment ça se déplace ? Quel est leur lien avec les vents, la circulation de l’atmosphère ?_" Son destin semble avancer par des grands écarts successifs : l'archéologie et l'atmosphère ; une enfance en ville et la passion pour la nature, un avenir professionnel tout tracé et une bifurcation inattendue. "Il y a cette découverte décisive, se souvient-elle. Un journal de vulgarisation scientifique dans le Centre de documentation de mon lycée. Cette revue faisait sa Une sur le climat. Ce devait être en 1986. Il était question des travaux sur les glaces de l’Antarctique et de l’évolution de la concentration de gaz à effet de serre dans l’atmosphère qui était une rupture par rapport aux évolutions passées. J’y ai découvert également les premiers travaux français de modélisation du climat. Ce journal, je l’ai gardé. Et quand je suis partie faire mes études d’ingénieur, je l’avais avec moi. Quand j’étais étudiante, j’ai perdu mon frère. Il était plus jeune que moi. Il a eu un cancer. Je me suis alors interrogée sur ce que je voulais faire de ma vie. Quand on est étudiant, en particulier en école d’ingénieur, c’est un peu comme une rivière qui vous porte. Mais parfois on décide de ne pas suivre le fil de l’eau et d’emprunter un chemin différent." Elle ne sera pas ingénieure mais physicienne, spécialiste du climat. Pour ce faire, elle cherche un stage dans un laboratoire de recherche. Elle n'a aucun contact dans ce milieu. Alors elle rouvre son journal, celui qui l'accompagne depuis le lycée : "J’ai donc sollicité les personnes qui étaient interrogées dans ce journal, dont la publication remontait à plusieurs années. Avant internet c’était un peu un travail de détective pour trouver les coordonnées", sourit-elle. Elle fait ainsi son entrée au CEA.
Le souvenir de voyages et carottages au Groenland
L'objet de la thèse de Valérie Masson-Delmotte peut effrayer le profane, à première vue : "Il s'agissait d'utiliser les climats passés comme des sortes de bancs d’essai pour mieux comprendre la confiance que l’on peut accorder aux modèles de climat dans leur représentation de processus clés et donc dans leur représentation d’évolutions futures." Mais en décortiquant cet intitulé touffu, on en arrive à une définition simple des travaux de la climatologue. "En somme, il s'agit de comprendre les grandes variations climatiques passées pour anticiper les changements futurs." Ce travail, elle va pouvoir le mener très tôt : "Je suis embauchée au CEA le lendemain de ma soutenance de thèse pour travailler avec Jean Jouzel sur les travaux qu’il menait autour des changements climatiques passés en utilisant les indices que le climat laisse, en particulier dans les glaces polaires, celles du Groenland et de l’Antarctique."
Deux missions en particulier, au Groenland, lui restent en mémoire. "Vous êtes à 3 000 mètres d’altitude, à 100 km des côtes, sur une épaisseur de glace de 3 kilomètres. Notre mission consistait à faire des carottages de glace pour récupérer des échantillons de plus en plus profonds et de plus en plus anciens. La glace est notre matière première pour caractériser les variations climatiques passées au Groenland." Toujours avec sa patiente équanimité, elle raconte ce pays de roche, de lumière et "ces petits cristaux de glace présents dans l’atmosphère qui font comme un halo autour du soleil. Ces paysages magnifiques à l’interface entre les glaces, la cryosphère, les océans et l’atmosphère." Valérie Masson-Delmotte sait mieux que quiconque que ce pays est un des points névralgiques du changement climatique. "L’évolution de la calotte du Groenland et son devenir sont très importants par rapport à l’évolution du niveau des mers. Si la glace du Groenland fondait, le niveau des mers monterait de 7 mètres. Il y a donc sur place des enjeux capitaux." De cette expérience au Groenland, en outre des enseignements scientifiques, elle tirera un livre collectif, " Atmosphère, Atmosphère", publié en 2016 et regroupant des travaux de sociologues, d'historiens et de scientifiques.
La "dualité des sciences du climat"
L'interdisciplinarité de son ouvrage est un bon résumé épistémologique des travaux que Valérie Masson-Delmotte mène pour le GIEC. "Il y a 20 000 publications scientifiques par an sur le changement climatique, rappelle-t-elle. Il y a donc besoin d’une structuration de ces savoirs. Et c’est tout l’intérêt des rapports du GIEC. J’ai découvert le deuxième rapport du GIEC pendant ma thèse, en 1995. Je me posais une question sur la variabilité du climat en Europe et cela me donnait une porte d’entrée vers la littérature scientifique disponible à l’époque. Ça permet de s’approprier un état des lieux. Je me suis servi de ces rapports pour enseigner également. J'ai par la suite été l'un des auteurs du quatrième rapport et j’ai coordonné le chapitre sur les climats passés dans le cinquième rapport." La climatologue est désormais co-présidente du groupe de travail qui porte sur les bases physiques du changement climatique.
Le travail de synthèse du GIEC est une mine d'or, à la fois pour comprendre la situation actuelle mais aussi pour trouver des solutions permettant d'endiguer le réchauffement climatique. Quelles solutions pour améliorer le bien-être de tous ? Comment imaginer la transformation de nos grands systèmes énergétiques, urbains, de gestion des terres, d’alimentation, d’infrastructures, etc. ? Toutes ces questions, Valérie Masson-Delmotte se les pose et "c’est passionnant parce qu’il faut mobiliser des formes de connaissances très différentes : acteurs de terrain, monde des entreprises, collectivités mais aussi tous les savoirs académiques dans toutes les disciplines". En filigrane de ces réflexions, il y a cette "dualité des sciences du climat" propre à cet objet d'étude : "Arriver à comprendre comment fonctionne le climat, c’est passionnant en tant que tel. Mais cela heurte aussi de plein fouet beaucoup de questionnements sur le devenir de nos sociétés, des écosystèmes et de la biodiversité. Il y a donc cette dualité dans les sciences du climat aujourd’hui : une partie de recherches fondamentales pilotées par la curiosité pure et puis il y a tout l’enjeu de fournir des outils d’aide à la prise de décision dans nos sociétés, des outils rigoureux et solides pour ne pas se planter !"
Se planter, échouer, ne pas être à la hauteur des enjeux, tout ceci ne semble pas troubler le calme de la climatologue : "Oui, je sens cette responsabilité, mais elle pèse sur nos épaules, collectivement."
Vulgariser sans caricaturer, y compris dans des centres commerciaux
La seconde responsabilité qui incombe à la chercheuse est celle de la démocratisation des savoirs. "Il y a un fossé entre le savoir accumulé dans les laboratoires de recherche et la culture générale de tout un chacun." Alors Valérie Masson-Delmotte s'emploie à "décloisonner" les sciences du climat. Elle publie des ouvrages de vulgarisation à destination des enfants, elle partage ses connaissances dans les écoles, les collèges et lycées. Elle est présente aux journées portes-ouvertes du CEA. Elle passe près de 20% de son temps à partager son savoir. "J'assiste même à des rencontres dans des centres commerciaux avec des gens qui ne sont pas forcément intéressés par les sciences. Etant payée par de l’argent public, j’ai le sentiment de devoir partager ces connaissances." Cette démocratisation des savoirs rime également avec une plus grande médiatisation. "J'aime beaucoup la radio, je réponds également à la presse écrite, mais je suis rarement invitée sur les plateaux télés. Je déteste la recherche de la petite phrase. Je trouve ça affreusement superficiel. J’en ai presque un sentiment de dégoût." Pourtant, en 2010, sur le plateau de Guillaume Durand, sur France 2, c'est bien elle qui tient tête au climato-sceptique Claude Allègre. "Je me suis fait violence pour y aller, se remémore-t-elle. Après la COP15 à Copenhague, il y avait un boulevard pour les climato-sceptiques. Claude Allègre avait sorti un bouquin avec des affirmations complètement fausses sur le climat. Cela m’a horrifiée. J’avais préparé cette émission comme quand j’étais jeune et que je préparais des combats de judo. Au judo, on peut affronter des adversaires qui n’ont pas les mêmes caractéristiques morphologiques que soi. Il faut alors être plus vif, plus malin, plus léger."
Climato-scepticisme et passivité
En avril 2010, Valérie Masson-Delmotte monte au créneau contre les climato-sceptiques. Elle est à l'origine de l'" appel des 600", une tribune réunissant des chercheurs en science du climat publiée à la Une des journaux Libération et Le Monde. Aujourd'hui, même si les discours climato-sceptiques semblent avoir perdu de leur portée médiatique en France, il n'en est rien dans le reste du monde. "C’est encore largement présent aujourd’hui, dans de nombreux pays, et même à des niveaux de décisions très haut comme aux Etats-Unis ou au Brésil, prévient la scientifique. Ce danger est patent mais il en est un plus insidieux pointé du doigt par Valérie Masson-Delmotte : "Au fond, le climato-scepticisme le plus cynique reste celui qui relève de la dissonance cognitive : d’un côté vous êtes conscient de l’enjeu, vous savez ce qu’il faudrait faire, et de l’autre vous ne faites rien. On le voit à tous les niveaux de la société : de l’échelle individuelle à l’échelle collective. C’est cette capacité qu’ont les adultes à avoir des actions au quotidien qui ne sont pas cohérentes avec leur valeur. Ce n’est pas le cas chez les plus jeunes qui tentent d’aligner leurs valeurs avec leurs choix et leurs actions."
Une fracture générationnelle serait-elle en train de voir le jour ? Les plus jeunes vont-ils sauver la planète que leurs parents ont contribué à abîmer ? "Quand on est adulte et qu’on a grandi en se forgeant une certaine vision du monde, de la place de l’Homme dans le monde, il est très difficile de changer ses valeurs. Les jeunes générations, elles, l’intègrent dès le plus jeune âge. C’est la génération anthropocène et je la vois un peu partout dans le monde. Cette prise de conscience est spectaculaire, en Europe mais également dans les pays développés : à Fidji, pour les petits Etats insulaires, à Quito, en Equateur, une ville d’altitude dont les ressources en eau dépendent de l’eau de fonte des glaciers ou au Botswana, où les précipitations sont en forte baisse, provoquant des conflits pour l’eau."
Mais alors, à quelle génération appartient Valérie Masson-Delmotte, elle dont la vision du monde a été complètement bouleversée par la question du changement climatique ? Malgré ses 47 ans, n'a-t-elle pas gardé cette conscience de la fragilité du monde qu'elle avait quand, enfant, elle regardait passer les nuages ?
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