Valéry Giscard d’Estaing, incarnation du "changement dans la continuité", est mort
Par Éric Chaverou, Pablo MailléMort à l'âge de 94 ans, Valéry Giscard d'Estaing a marqué la Ve République par son centrisme, son incarnation du “changement dans la continuité” et son art de la communication, à l'exception de l'affaire des diamants. Retour sur son parcours et sa conception du pouvoir présidentiel.
Valéry René Marie Georges Giscard d'Estaing né le 2 février 1926 à Coblence (Allemagne) est décédé ce mercredi 2 décembre à l’âge de 94 ans, entouré de sa famille dans sa propriété d'Authon dans le Loir-et-Cher. L'ancien président de la République avait été hospitalisé à plusieurs reprises ces derniers mois, en raison de problèmes cardiaques. "Son état de santé s’était dégradé et il est décédé des suites du Covid 19", a écrit sa famille dans un communiqué transmis à l’Agence France-Presse.
Valéry Giscard d’Estaing, dit "VGE" ou "Giscard", polytechnicien et énarque, avait décroché un double bac philosophie et mathématiques à 15 ans, et restera avant tout dans les mémoires comme le plus jeune président de la République, jusqu'à Emmanuel Macron. Il fut le troisième Président de la Ve République, élu en 1974 pour les Républicains Indépendants, face à François Mitterrand. Une image de jeunesse et de modernité écornée au fil de son septennat.
Élu avec le plus faible écart de voix jamais enregistré, Valéry Giscard d'Estaing a d’abord marqué la fonction par sa cérémonie d’investiture, renouvelée et décrispée, inaugurant "une ère nouvelle de la politique française" selon les mots de son propre discours. Il avait su dès sa campagne recruter au mieux des célébrités et commander un documentaire à Raymond Depardon (qu'il bloquera jusqu'en 2002). De son septennat, l’on retiendra bien sûr l’abaissement de la majorité à 18 ans, le renforcement des contrôles migratoires, la dépénalisation de l’avortement (portée par Simone Veil) ou encore le renforcement de la construction européenne aux côtés, notamment, du chancelier fédéral allemand Helmut Schmidt. Mais Valéry Giscard d’Estaing entendait également incarner une forme de "rupture douce" avec ses prédécesseurs, tant sur le plan du projet de société que sur celui de l’exercice du pouvoir. Quelques jours après la mort du président Pompidou, "VGE" se déclare ainsi candidat depuis sa mairie de Chamalières, dans le Puy-de-Dôme, en assurant vouloir "regarder la France au fond des yeux" et "conduire une politique nouvelle".
Une fois élu Président, l'ancien ministre et inspecteur des finances a ce même projet de "changement sans le risque", cherchant à concilier rupture et continuité, moins d’une décennie après les événements de mai 68 et malgré l’aspiration révolutionnaire d’une partie de la population. Il l'avait raconté sur notre antenne dans une édition spéciale de "l'Esprit public", en août 2014 :
"Quand j'ai été élu, 64% des Français interrogés disaient que les événements de mai 68 allaient se reproduire."
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Quand j'ai été élu en 1974, 64% des Français pensaient qu'un événement de type mai 68 allait se reproduire. Et moi, j'étais décidé à ce qu'il ne se reproduise pas. J'ai donc cherché une voie alternative pour faire bouger la France, l'adapter, etc., mais qui évite la réforme ou la pseudo-réforme par la violence ou la confrontation. Cela passait en partie par le vocabulaire : en effet, il faut mettre les esprits sur des pistes différentes. Il y avait la piste de “l'adaptation”, que j'ai utilisé à plusieurs reprises ; la piste du “changement dans la continuité”, que j'ai annoncé tout de suite au moment de mon élection ; et, donc, un changement de vocabulaire. Pour sortir du vocabulaire de la confrontation qui était celui de 1968 mais ne pas s'arrêter là. “Le changement sans risque” voulait dire “On continue”, mais “On continue sans prendre le risque d'une explosion sociale ou politique intérieure.”
Plus concrètement, pour mener à bien son projet de "société libérale avancée", Giscard procède en deux temps. Il fait d’abord voter des lois plutôt progressistes : divorce par consentement mutuel, loi Veil, abaissement de la majorité civile… Puis enclenche, à la fin de l’année 1976, une série de réformes cette fois plus clairement ancrées à droite : réforme de l’Université (afin de mettre fin à l'“utopie totalitaire” d'après-Mai 68, selon les termes de la ministre Alice Saunier-Seïté), loi "sécurité et liberté"… VGE annonce même, cette fois dès 1974, la suspension de l’immigration des travailleurs et des des familles désireuses de rejoindre un de leurs membres et le renforcement des conditions d'entrée sur le territoire.
Enfin, sur le plan économique, les années Giscard sont marquées par les deux chocs pétroliers et la fin de la dynamique des Trente Glorieuses. Événements auxquels Valéry Giscard d’Estaing choisit d’opposer un plan de lutte contre l'inflation (réductions de dépenses publiques, mise en place de nouvelles taxes, politique monétaire restrictive…), en 1974 ; puis deux plans de lutte contre l’austérité, en 1976 et 1977, comprenant la limitation des hausses des salaires, le gel des prix à la consommation pour trois mois ou encore l'abaissement du taux de TVA sur certains produits. Mais sa politique ne produit pas les effets escomptés, et n’endigue pas non plus le chômage de masse : le cap du million de chômeurs est même franchi pour la première fois en 1976, deux ans après son élection.
Pendant son mandant, et auparavant déjà, VGE aime à s'inspirer de JFK. Pour apparaître comme un président moderne, il met la communication et l’image au cœur de sa stratégie. Avec notamment des dîners chez les Français, des séances photos torse nu ou une maîtrise inédite de la télévision.
"Compétence" et "adaptation"
Dans l’exercice de sa fonction, Giscard respecte l’esprit et la lettre de la Constitution : il se comporte en "chef d’Etat" et non en "chef de gouvernement", entretient des relations étroites avec ses Premiers ministres (Jacques Chirac, Raymond Barre), leur transmet régulièrement des "feuilles de route" mais n'interfère que très rarement dans le travail de mise en oeuvre des réformes par les ministres.
Plus largement, c’est un projet centriste qu’il souhaite incarner avec son exercice libéral du pouvoir. Selon lui, en effet, au-delà des étiquettes partisanes, les citoyens français attendent avant tout de leurs représentants politiques qu’ils soient compétents et reconnus comme tels.
"Je ne m'intéresse qu'aux gens qui ont une compétence. Ceux qui parlent, qui commentent, qui comparent, je les mets de côté."
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Je pense que dans la conduite des affaires publiques, quelles qu'elles soient, il y a un critère fondamental : la compétence. Je ne m'intéresse qu'aux gens qui ont une compétence. Je mets de côté ceux qui parlent, qui commentent, qui comparent, etc. C'est pourquoi mes ministres des affaires étrangères ont été des diplomates, c'est pourquoi mon ministre de l’industrie était le major de l'école polytechnique, et ainsi de suite. Ces compétences, on ne les trouvait peu, et plus du tout maintenant, au parlement (…) Je pense que le jour où la France voudra reprendre un chemin plus créatif, avancer à nouveau dans le XXIe siècle, elle devra choisir au moins la moitié de ses dirigeants dans le milieu parlementaire.
Pour autant, Valéry Giscard d’Estaing reconnaît sa difficulté à réformer la France en profondeur, privilégiant le terme "d’adaptation". Extrait une nouvelle fois de " l'Esprit public" :
"La France est un pays qui a une culture fanatique de droits acquis."
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Je préfère le mot "adaptation" au mot "réforme". La France a de grandes difficultés à se réformer. Elle ne se réforme pas. La France est un pays qui a une culture fanatique des droits acquis : ce qui existe existe, et on n'a pas le droit de vous le reprendre. Même si les circonstances changent, ce qui est acquis est acquis : “On ne me le reprendra pas”. Sitôt que vous parlez de réforme, vous avez l'air d'attaquer le corps social. Le corps social dit “Mais pourquoi ? Les choses sont comme elles sont parce qu'on les a faites ainsi et vous voulez les changer : c'est une agression. Je suis contre cette agression”. La première réaction en France à toute annonce de réforme, c'est un mouvement social de sens contraire.
Ça, c'est le cadre psychologique de cette affaire. Moi, je pense qu'il faut présenter les choses autrement. Parce que la population française écoute, est attentive, cherche à comprendre. Le monde évolue dans des conditions extraordinaires, probablement sans précédent du point de vue de la rapidité, avec, d’une part, la croissance démographique de la planète depuis 1900 jusqu'à nos jours, sans aucun précédent dans l'histoire ; et d'autre part parce que la vie humaine est passé de 55-60 ans à, brusquement, 85-90 ans. Il faut s'adapter. Il faut considérer ces changements et dire “Qu'est-ce qu'on fait ?”, au lieu de dire “Vous avez quelque chose, je vais vous le reprendre”.
Je pense que le mot adaptation conduit plus l'esprit public en direction des changements que le mot réforme.
Une fin de présidence très tourmentée
Il y a d’abord l’affaire des diamants, révélée par le Canard Enchaîné en octobre 1979, à moins de deux ans de la présidentielle et 21 jours après la chute de Jean-Bedel Bokassa. L'hebdomadaire satirique épingle Valéry Giscard d'Estaing pour des pierres précieuses qu'il aurait reçues du tyran autoproclamé empereur en tant que ministre des Finances, mais aussi ensuite, une fois entré à l'Elysée.
"Le Monde" va très vite relayer ces accusations, éditorial à l'appui. Giscard estime cela "grotesque" et ne réagit pas, avant de finir par déclarer fin novembre à la télévision : "Il faut laisser les choses basses mourir de leur propre poison". Les faits seront en grande partie démentis par une contre-enquête du Point, mais la presse internationale est allée jusqu'à parler de "Watergate parisien". Et l'attitude du président français passera pour beaucoup pour du mépris et un aveu de culpabilité. L'affaire des diamants le poursuivra dans l’opinion publique pendant des années.
Dans ses mémoires intitulées "Le Pouvoir et la vie", Giscard évoque un autre ingrédient de sa défaite en mai 81. Plus clair encore. Comment les chiraquiens, pourtant ses anciens alliés, ont appelé en sous-main à voter pour François Mitterrand, une fois leur candidat éliminé au 1er tour. VGE écrit ainsi :
Je compose le numéro. Une voix féminine me répond : "Permanence de Jacques Chirac. A qui voulez-vous parler ?" Je déploie mon mouchoir sur l'appareil, dans l'illusion de rendre ma voix moins facilement reconnaissable. […] Un déclic, puis une voix masculine, peu aimable. "Je voudrais savoir comment voter dimanche ?" A peine un temps mort. Il me répond tout de suite : "Il ne faut pas voter Giscard. On a dû vous le dire !" "Oui, oui, […] mais […] est-ce qu'il faut m'abstenir, ou mettre un bulletin blanc ?" "Il faut voter Mitterrand !"
Enfin, une fois la victoire socialiste actée, les Français assisteront à deux scènes très révélatrices de l’isolement de leur président : son fameux "Au revoir", précédé et suivi d'un long silence dans sa toute dernière allocution télévisée, laissant longuement à l'écran une chaise vide :
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Et son départ de l’Elysée à pied, sous les sifflets, le 21 mai 1981.
Il se consacrera encore davantage ensuite à l'Europe : député européen, à la tête de divers organismes ou encore en tant que Président de la Convention européenne, qui a élaboré pour la première fois dans l’histoire européenne, une Constitution pour l’Europe. Partisan d’une "troisième voie" entre une Europe supranationale et une Europe des États.
Dernier membre de droit - et à vie - du Conseil constitutionnel, VGE a aussi été élu à l'Académie française en 2003, au fauteuil de Léopold Sédar Senghor, malgré une campagne médiatique intense et violente de Maurice Druon pour lui barrer la route.
Quel héritage ?
Quel héritage politique pour Valéry Giscard d’Estaing, maintenant sa vie politique éteinte ? Rétrospectivement, les propos qu’il tenait en 2014 dans notre émission "L’Esprit public" semblent aujourd’hui prémonitoires du mouvement "La République en Marche" incarné par le président Emmanuel Macron.
"L'aspiration du gouvernement au centre dépendra esentiellement de l'aspiration dans les scrutins prochains de gens d'une nouvelle génération."
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La France est un pays conservateur et libéral, qui n’aime pas les grands changements et qui voudrait être gouvernée par des gens honnêtes, assez capables et appliquant des solutions raisonnables. Ce qui veut dire qu’il y a en France quelque chose comme 56%-58% de gens disponibles pour une action (…) L’aspiration d’un gouvernement au centre dépendra essentiellement de l’apparition ou de la non-apparition dans les scrutins prochains de gens d’une nouvelle génération porteurs d’un faisceau d’idées qu’on pourra rassembler pour en faire une politique du centre.