Vasarely, De Staël, Hartung... le chemin du couple Pompidou vers l'art abstrait

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Vasarely, De Staël, Hartung... le chemin du couple Pompidou vers l'art abstrait

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Victor Vasarely, Claude Pompidou et Jacques Chirac lors de l'inauguration de la Fondation Vasarely le 14 février 1976 à Aix-en-Provence
Victor Vasarely, Claude Pompidou et Jacques Chirac lors de l'inauguration de la Fondation Vasarely le 14 février 1976 à Aix-en-Provence
© Getty - Georges GOBET/Gamma-Rapho

Entretien. Voilà plus de 50 ans qu'une rétrospective en France lui avait été consacrée. Vasarely, père de l'art optique et chouchou de Georges Pompidou, grand collectionneur, revient à Beaubourg, à Paris. L'occasion de s'intéresser à l'amour des Pompidou pour l'art moderne : le ciment de leur couple.

Il a inauguré le genre du pop art avec ses Zèbres, en 1939, a redessiné le logotype de Renault, possède sa fondation à Aix-en-Provence... David Bowie a même utilisé l'un de ses tableaux pour illustrer la pochette de "Space Oddity"... Disparu en 1997, le plasticien hongrois Victor Vasarely signe son retour au Centre Pompidou, à travers une grande rétrospective qui se tient du 6 février au 6 mai 2019. Star incontournable des années 1970, il figurait en bonne place dans la collection de Georges et Claude Pompidou, précoces et passionnés glaneurs d'art contemporain. L'occasion de se pencher sur l'histoire de la constitution de leur collection, et la manière dont celle-ci a cimenté leur couple. Comment ce "conservateur d’avant-garde" qu'était Pompidou a-t-il pu cheminer vers l'abstraction ?
Réponses avec Yannick Mercoyrol, directeur du patrimoine et de la programmation culturelle du domaine national de Chambord. Agrégé de lettres modernes, il avait consacré en 2017 une exposition à Georges Pompidou et à son rapport à l'art, en collaboration avec l'historienne de l'art Laurence Bertrand Dorléac.

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Où les Pompidou ont-ils attrapé le virus de l’art ?

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Certainement pas dans leurs familles ! Celle de Claude est un peu plus bourgeoise que celle de Georges, mais dans aucune des deux, on ne trouve trace d’une tradition familiale de collection ou de pratique intense des musées et de l’art contemporain de leur époque. La première oeuvre qu’achète Georges Pompidou est La Femme 100 têtes de Max Ernst, un collage surréaliste, mais qui reste un livre. Il l’achète, c’est assez étonnant, dès son arrivée en khâgne à Paris, en 1930, alors que le livre vient de paraître. Mais il ne va plus rien acheter ensuite pendant seize ans, et ce sera seulement en 1946 qu’un peu par hasard, alors que lui et Claude sont à la recherche de meubles chez un antiquaire bon marché du VIe arrondissement, ils tombent sur la galerie Jeanne Bucher. Ils vont s’y intéresser. La première toile qu’achète Pompidou est une toile de Youla Chapoval. C’est assez amusant car il y a une exposition Chapoval en ce moment chez Jeanne Bucher : un bel artiste russe, mais mort très jeune, à 32 ans. Après c’est le fruit de rencontres… les deux personnes qui comptent le plus sont Daniel Cordier, un grand galeriste de l’époque avec lequel Pompidou se lie d’amitié, et puis André Malraux, avec lequel il a beaucoup discuté. Il y aura aussi le Père Couturier, et d’autres galeristes, comme Iris Clert ou Mathias Fels.

Pompidou va aussi connaître les artistes et lier des liens d'amitié avec certains : à Saint-Tropez, il fait la connaissance de Bernard et Annabel Buffet - De Gaulle lui reprochera d'ailleurs son côté "jet set". Il a toujours une grande admiration pour Hachtung et ira dans son atelier. Ce sera la même chose avec Vasarely…

Comment son œil s’est-il aguerri ? 

Progressivement, mais assez lentement. A partir du milieu des années 1960, ses achats vont coller de plus en plus près à l’avant-garde. Il achète, au début, des abstraits de troisième, quatrième zone et puis, grâce à Malraux, à des galeristes, aux artistes eux-mêmes, il va faire son regard. Celui ci va devenir de plus en plus aigu, comme une sorte de sismographe qui enregistrerait les aventures et les hurlements des avant-gardes. Au fond, par Pompidou, on croise à la fois ce qu’on va appeler l'expressionnisme abstrait, ou l’abstraction lyrique, des cinétiques, le nouveau réalisme, et même ce qu’on a appelé la nouvelle figuration, ou la figuration narrative. Il a collectionné des gens très différents, il n’y a pas plus différent par exemple que Dubuffet ou Pierre Soulages, ou que Vasarely et Gérard Deschamps.

Il a accueilli tout cela dans une trajectoire qui ressemble à celle des collectionneurs. Il ne s’agit pas d’acheter pour revendre - Pompidou a revendu très peu des œuvres achetées de son vivant - ni de se faire le chantre d’une chapelle esthétique.
Ce qui est amusant c'est qu’on le prend pour un fin lettré, parce que normalien, agrégé de lettres, et parce qu’il y a l’anthologie de la poésie… Bien sûr, il connaissait très bien la littérature, mais assez mal la littérature contemporaine de son temps. Je crois qu’il ne l’a pas lue, en tout cas il ne parle jamais des grands poètes de son époque, alors qu’il a une connaissance tout à fait réelle, fine, large, de la peinture, des arts de son temps.

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Quel a été le rôle de Claude Pompidou dans cet amour de Georges Pompidou pour l'art et dans la constitution de leur collection ?

Si Pompidou est un politique, on se dit qu’a priori c’est plutôt son épouse qui est du côté de l’art ; vous savez, ces préjugés :  les choses spirituelles, le supplément d’âme… Mais elle a toujours dit : “Non non pas du tout, c’est plutôt moi qui étais son disciple”. Je pense que c’est un équilibre de couple. Ils avaient les mêmes goûts et ont appris ensemble à acheter ces artistes-là, à les côtoyer… C’est vraiment une histoire de couple pour laquelle l’art sert vraiment de ciment. Ils racontaient volontiers l’anecdote, l’un et l’autre, de Georges Pompidou rentrant le soir, tard, du quai de Béthune, et vers minuit, refaisant une partie de l’accrochage de leur appartement avec Claude Pompidou. C’est vraiment quelque chose qui est leur jardin privé. Il n’y a pas de maître et d’élève, ils ont vraiment créé ça ensemble.

C’est l'éternelle histoire de l’oeuf ou de la poule… dans quelle mesure Pompidou, par ses importantes fonctions politiques, a été prescripteur de certains artistes ?

A priori il ne l'a pas été, mais il faudrait légèrement moduler. Jusqu’au début des années 60, ses achats ne collent pas encore assez avec l’avant-garde pour que l'on puisse parler de prescription. Et puis surtout, la pudeur fait partie du couple Pompidou, donc il ne s’en est que très peu ouvert, et seulement à un cercle de proches, d’intimes. Les artistes ne savaient pas, parfois, qu’ils avaient été achetés par Georges Pompidou. Et quand ils le savaient, ils ignoraient tout, ou presque, des œuvres des collègues accrochées à côté des leurs, quai de Béthune. En même temps, Pompidou Premier ministre et Pompidou Président de la République, ce n’est pas la même chose. Lorsqu’il devient président, il n’achète presque plus rien mais accroche beaucoup d’œuvres à l’Elysée. Il a donné une visibilité éclatante à certains artistes, je pense particulièrement à Paulin puisque le salon Paulin a été très médiatisé, il y a eu une conférence de presse à l’Elysée en 1972 lorsque l’ameublement était en cours d’achèvement. Et puis surtout, il y a ce moment assez extraordinaire lorsque la reine Elisabeth vient en visite à Paris et se prend d’amour pour ce salon qu’elle trouve “so french” et totalement décoiffant au milieu des tapisseries et du mobilier XVIIIe qui sont le lot de l’Elysée. Pompidou président a quand même cette envie de vouloir faire quelque chose pour les artistes.

Photo prise en 1972 à Paris : le salon créé par le designer Pierre Paulin au sein du palais de l'Elysée
Photo prise en 1972 à Paris : le salon créé par le designer Pierre Paulin au sein du palais de l'Elysée
© AFP

D’aucuns parlaient du paradoxe entre la dimension conservatrice du personnage et son goût pour l’art contemporain… Comment comprendre cette contradiction ?

Je ne sais plus qui disait que Pompidou était un “conservateur d’avant-garde”. Je trouve que la formule est excellente, et peut même être appliquée à son action politique. Il ne faut pas oublier que cet homme est formé dans la grande tradition des normaliens de l’époque, c’est-à-dire la grande culture, les latins et les grecs, et pour ce qui le concerne, un vrai respect qu’il a pour l’artiste. Il y a vraiment une vision ontologique, presque messianique, de l’art, et donc des artistes. Il les aimait, les écoutait, les comprenait. Il avait pour eux une immense admiration. Pour lui, un artiste devait forcément être contestataire, au risque d’être académique. Un artiste, c’est celui qui ne se contente pas de l’ordre du monde tel qu’il est. 

Il y a une forme de conservatisme chez Pompidou, c’est assez évident. Après, il faudrait sans doute nuancer aussi… par exemple la gestion de mai 68, avec les accords de Grenelle, etc., montre à quel point le personnage a compris une forme de modernité de la société. Pompidou est à la fois l’héritier du gaullisme, d’une forme de passé, surtout à la fin des années 60, et en même temps il comprend très vite la modernité dans laquelle la France est en train de basculer, et fait d’ailleurs en sorte qu’elle y bascule plus rapidement. La question du TGV, de la voiture… Je pense à son action vers l’industrie, à l’image de l’Allemagne…

Entre les œuvres collectionnées par le couple, retrouve-t-on des traits communs ? 

Il n’y a pas de volonté de cohérence esthétique. Pompidou revendique absolument la subjectivité du collectionneur. Après, si on regarde de plus près, on se rend compte qu’il n’y a que quatre artistes qui ont été présents à la fois dans la collection personnelle, à Matignon, et à l’Elysée. C’est très peu. La collection devait compter 160 œuvres, et une petite centaine d’artistes. Ces quatre-là, ce sont Fautrier, Ernst, de Staël, et Hartung. On voit déjà que l’abstraction, et notamment une abstraction lyrique, ou métaphysique, est très présente. Il est le fils de son temps. L’abstraction a été, après guerre, une des réactions du monde artistique face à la catastrophe. Il y a aussi chez lui un goût pour un art un peu dramatique, sans connotation, et surtout pas péjorative. Peut être que le cœur de son goût se situe là, dans une abstraction assez sourde, qui peut volontiers avoir un lien avec la spiritualité.

On ne peut pas embrasser l’ensemble de sa collection mais peut-on avoir une idée de la postérité de certains artistes phares, à l'heure où Vasarely fait son retour au Centre Pompidou ?

Venu de Hongrie, Vasarely commence à exposer en France chez Denise René. Après guerre, ses expositions se font davantage connaître. Il va fonder le mouvement cinétique à partir du manifeste jaune. C'est donc sans doute via Denise René que Pompidou va avoir accès à Vasarely et aux autres cinétiques. Il est le premier à acheter, en France, une oeuvre de Carlos Cruz-Diez, l’un des plus grands artistes cinétiques encore vivant, 90 ans aujourd’hui. Il achète une de ses œuvres dès la première exposition de Cruz-Diez chez Denise René. Donc il s’intéresse à l’abstraction, et celui qui fait le pont, c’est le peintre Auguste Herbin, qu’il a acheté chez Denise René… avant de découvrir les cinétiques. Ces derniers, pendant assez longtemps, et notamment Vasarely, ont été catalogués comme les artistes des années 70, avec une étiquette vintage. Mais depuis quatre ou cinq ans il y a une sorte de retour de l’art cinétique. Il y a sans doute deux raisons à cela : certains artistes contemporains aujourd’hui reprennent un certain nombre de processus qui ont été mis à jour par la cinétique. Et puis sans doute, ce goût pour l’illusion optique, puisque l’art cinétique s’appelle aussi l’opt art, côté anglo-saxon... il y a quelque chose qui, par l’entremise des designers, a fait un peu son retour en Occident. La rétrospective Vasarely au Centre Pompidou est tout à fait représentative de ça. Il a été une super star, il a dessiné le sigle de Renault, beaucoup de sérigraphies… c’est un art qui est devenu très populaire parce qu’il s’est beaucoup diffusé dans la société qui n’est pas très au fait, généralement, d’art contemporain. Dans les années 80, Vasarely était encore l’artiste vivant le plus connu en France. Après, il est tombé dans un relatif oubli notamment parce qu'il a rencontré beaucoup de problèmes juridiques avec sa fondation, dans le Sud de la France. Les choses sont réglées d’un point de vue juridique, donc ça permet aussi d’avoir une exposition. Mais c’est très révélateur que le Centre Pompidou expose Vasarely, et c’est comme un retour à l’envoyeur : le portrait de Pompidou, qui trône dans le centre, est un portait offert par Vasarely au moment de l’ouverture du centre Pompidou.

Et les autres artistes ?

Ce qui est assez étonnant, c’est qu’il y en a quelques-uns qui sont aujourd’hui connus des seuls spécialistes, mais ça représente une partie assez faible de la collection. Parmi les moins connus, Youla Chapoval, ce graveur d’Orléans dont le nom m’échappe… Quelqu’un comme Hundertwasser n’est pas non plus très connu du grand public. Gérard Deschamps est sans doute quelqu’un qui n’est pas aussi connu que Arman, ou Beckley ou Klein, évidemment.... ou encore Raysse chez les nouveaux réalistes. Mais ce qui est très frappant c’est de voir que les Pompidou se sont peu trompés ! Evidemment, quand vous achetez Fautrier, ou même Kupka, dans les années 1950, il y a peu de chance que vous vous trompiez. De même pour Michaux, ou Giacometti. Après quand vous achetez Reiss en 1966… c’est pas mal ! Quand vous achetez Deschamps dans les mêmes années… puis très vite un Monory très précoce, puisque jaune alors qu’il est très vite passé exclusivement au bleu... ou encore Arroyo, qui a eu il y a peu une rétrospective à la fondation Maeght.... Donc à partir des années 1960 il achète des gens qui sont très jeunes, souvent des artistes qui ont une petite trentaine. Alors oui, il les achète par l’entreprise de galeristes qui les lui proposent, mais il les sélectionne, preuve qu'il a vraiment un œil affûté. Il achète Jan Voss lors de sa première exposition chez Mathias Fels, aux alentours de 1963. Jan vient d’arriver d’Allemagne, il est absolument inconnu, il est tellement désargenté qu’il dessine juste avec un crayon rouge ou un crayon noir sur du papier plastifié de fleuriste… ce qui fait que les tableaux aujourd’hui sont très fragiles… L'expertise du couple Pompidou est indubitable. Jusqu’à la fin des années 1950, ils achètent des choses déjà adoubées par le monde de l’art, mais ensuite ils prennent de vrais risques. Claude Pompidou a expliqué qu’ils n’avaient pas la fortune nécessaire pour acheter des maîtres anciens, ni même des gens qui étaient déjà des stars de l’art contemporain, comme Miro ou Picasso. Donc ils se sont aussi tournés vers les jeunes artistes. Dans leur collection il y a assez peu de grands tableaux. Ceux qu’il y a sont souvent des cadeaux d’artistes devenus des amis. Les quinze dernières années de sa vie, Pompidou était devenu un amateur très éclairé.

Pourquoi les grandes commandes publiques ont dû attendre Mitterrand ?

Les grandes commandes publiques avec Mitterrand semblent reprendre les modalités des grandes commandes royales : Louis XIV, Louis XV… Chez Pompidou il n’y a pas encore totalement ça, sauf le Centre Pompidou : il ouvre en 1977 alors que Pompidou est mort depuis trois ans, mais c’est un centre qu’il a “passionnément voulu” (je le cite) et il a mis tout son poids politique dans la balance pour qu'il voie le jour, dans une architecture qui l’étonnait un petit peu - il n’aurait pas forcément lui, choisi, Piano & Rogers, mais il a laissé les choses se faire. Et puis il a essayé aussi en 1972, avec cette fameuse exposition du Grand Palais, de faire connaitre à ses concitoyens l’art contemporain. Ça a été un fiasco, un échec, pour des raisons politiques : mai 68 était passé par là, et en tant que figure gaullienne, il était la cible privilégiée d’un grand nombre d’artistes.