Vénus hottentote : une rue Cuvier à Paris est-elle opportune?
Par Michel AlbergantiLa Vénus noire, le film d'Abdellatif Kechiche a rouvert en 2010 la plaie de la mémoire de positions et d'actes de scientifiques français qui sont devenus intolérables. En conserver des traces visibles dans les rues de Paris ne peut que brouiller le message de la science d'aujourd'hui.
Pourquoi poser la question de l'opportunité d'une rue Cuvier à Paris aujourd'hui ? Sans doute en raison de la force des images et, en particulier, de celles du cinéma. D'une certaine façon, la sortie du film Vénus noire d'Abdellatif Kechiche, le 27 octobre 2010, change tout. En effet, le rôle joué par Georges Cuvier (1769-1832) dans la dramatique histoire de Saartjie Baartman, femme originaire du Cap connue sous le surnom de Vénus hottentote, se retrouve mis en pleine lumière par le film. Et un tel spectacle conduit à s'interroger sur la façon dont nous affichons aujourd'hui, dans les rues de Paris, notre mémoire de ce scientifique. Georges Cuvier, anatomiste français, est considéré comme l'un des pères de l'anatomie comparée et comme le fondateur de la paléontologie. Il propose une classification du règne animal en quatre parties: l'ordre, la famille, le genre et l'espèce.
A la base de ce travail, la "loi" de subordination des organes. Pour Cuvier, les organes interagissent les uns avec les autres et coopèrent. Cette corrélation lui permet de reconstituer un animal à partir de quelques restes d'os. Ses études de fossiles le conduisent à faire l'hypothèse la disparition totale de certaines espèces, prélude à la découverte des grandes extinctions. Les travaux de Georges Cuvier lui valent des honneurs qui se succèdent malgré les changements de régimes. Grand officier de la Légion d'Honneur sous Napoléon, baron et pair de France sous Louis-Philippe (1829), directeur des cultes dissidents sous Louis XVIII, il devient président de l'Institut, conseiller d'Etat (1814), secrétaire perpétuel pour les sciences physiques de l'Académie des sciences (1803), membre de l'Académie française (1818) et de la Royal Society en 1806.
Georges Cuvier meurt le 13 mai 1832 et il est inhumé au cimetière du Père-Lachaise. Ce portrait rapide et flatteur masque la part de la vie de Georges Cuvier qui pose problème, dès lors qu'il s'agit d'établir s'il est judicieux se continuer à honorer sa mémoire aujourd'hui ou d'estimer qu'elle est trop salie pour mériter qu'on la rappelle à la population en donnant son nom à une rue, un monument ou un quelconque édifice. Au moins un épisode de sa vie peut alimenter le doute. Il s'agit, sans conteste, de sa relation avec Saartjie Baartman.
Née aux environs de 1790, Sawtche de son vrai nom, est fille d'un père khoisan et d'une mère bochiman appartenant au peuple Khoïsan, le plus ancien du sud de l'Afrique, nommé hottentote à l'époque de la colonisation par les Boers néerlandais.
En 1807, Sawtche est vendue à Hendrick Caezar qui la convainc de l'accompagner en Angleterre, en 1810, pour faire fortune en exhibant son corps. A Londres, Sawtche devient Saartjie Baartman. Pour un shilling, les clients d'une salle de Piccadily peuvent l'examiner et la palper. Mais "une association abolitionniste, l'African Association, émue par « un spectacle immoral et illégal », porte plainte contre Hendrick Caezar devant la Cour royale de justice qui la déclare consentante, sur la foi de son témoignage en néerlandais" . Rapport de l'Assemblée nationale de 2002.
Baptisée en 1811 à Manchester, elle devient Sarah Baartman. Son traitement ne s'arrange pas à Paris où elle arrive en septembre 1814, après avoir l'épuisement de la curiosité des britanniques. De nouveau exposée comme phénomène de foire, elle suscite très vite, au bout de quatre mois, l'intérêt des scientifiques parisiens. En tête, Geoffroy Saint-Hilaire (1772-1844), administrateur du Museum d'histoire naturelle. Il s'adresse à la police de Paris pour « profiter de la circonstance (offerte)* par la présence à Paris d'une femme Bochimane pour donner avec plus de précision qu'on ne l'a fait jusqu'à ce jour, les caractères distinctifs de cette race curieuse. »* Spécialiste de tératologie, c'est à dire l'étude des monstres, Geoffroy Saint-Hilaire, publie un rapport, le 1er avril 1815, dans lequel il note, au sujet de la tête de Sarah Baartman "un commencement de museau encore plus
*considérable que celui de l'orang-outang rouge qui habite les plus grandes îles de l'océan indien » * et *«La prodigieuse taille de ses fesses » lui inspire une comparaison avec les femelles des singes maimon et mandrill à l'occasion de leur menstruation… La jeune femme est exposée nue dans le Jardin botanique devant des peintres qui dessinent son portrait. Néanmoins, c'est Georges Cuvier qui montre l'intérêt le plus durable pour Sarah Baartman. Comme Geoffroy Saint-Hilaire, il note une réelle proximité avec le singe. Mais il va plus loin.
Visiblement très attentif au destin de son spécimen, il est prévenu de sa mort, le 29 décembre 1815, avant même les services de l'Etat civil. Et il fait ainsi remettre son corps au laboratoire d'anatomie du Muséum afin qu'il "y puisse devenir asile aux progrès des connaissances humaines." Sans s'intéresser aux causes du décès, Georges Cuvier entreprend de disséquer son cadavre. Il viole ainsi une ordonnance impériale qui n'autorise de telles opérations qu'à la faculté de médecine ou à l'hôpital de la Pitié. Georges Cuvier réalise un moulage complet du corps de Sarah Baartman avant d'en extraire le squelette, les organes génitaux et le cerveau, organes conservés dans du formol. Dans sa communication à l'Académie de médecine en 1817, on peut lire::*« Les races à crâne déprimé et comprimé sont condamnées à une éternelle infériorité. » * Le moulage de plâtre et le squelette de Sarah Baartman seront exposés au Musée de l'Homme jusqu'en… 1974, soit pendant plus de 150 ans.
Le moulage est ensuite stocké dans les réserves d'où il ne sort qu'en 1994 à l'occasion de la présentation d'une exposition sur la sculpture ethnographique au XIXème siècle, de la Vénus hottentote à la Tehura de Gauguin , d'abord au Musée d'Orsay, puis en Arles, comme l'explique le rapport de 2002 de l'Assemblée Nationale qui poursuit: *"Quant aux « bocaux », tenus pour disparus des réserves du Musée de l'Homme au cours des années 1980, ils ont été semble-t-il très récemment retrouvés puisqu'ils figurent désormais dans l'inventaire officiel de ce musée, ainsi que l'a confirmé le ministre de la recherche au cours des débats au Sénat… Depuis 1994, l'accès aux restes de Saartjie Baartman, qui font partie des collections du laboratoire d'anthropologie biologique du Muséum national d'histoire naturelle, est limité au personnes autorisées par le directeur général sur recommandation de l'ambassade d'Afrique du Sud." * Le 6 mars 2002, une loi spéciale est votée pour permettre le retour des restes de Sarah Baartman en Afrrique du Sud.
Le rapport de l'Assemblée nationale notait:"Saartjie Baartman a vécu une vie indigne et sa mort fut indécente. Il est plus que temps de rendre sa dépouille à son peuple afin qu'elle repose enfin en paix sur la terre de ses ancêtres ".
Le transfert est réalisé en mai 2002. Devant 10 000 personnes rassemblées sur les rives du fleuve Gamtoss, le 9 août 2002, jour de la fête de la femme, la cérémonie des obsèques est retransmise en direct par la chaîne nationale.
Ainsi, près de deux siècles après sa mort, l'histoire de Sarah Baartman s'achève enfin dans la dignité. L'année 2002, marquée par ce geste envers l'Afrique du Sud, aurait pu être aussi celle d'une mise à jour de notre mémoire collective. Est-il justifiable, aujourd'hui, de conserver une rue Cuvier, ainsi baptisée en 1838, 6 ans après la mort de Georges Cuvier, par décret royal, et même une rue Geoffroy-Saint-Hilaire? Ces deux rues bordent le Jardin des plantes avec la rue Buffon et le quai Saint-Bernard. N'existe-t-il pas d'autres scientifiques, naturalistes, biologistes et ethnologues auxquels l'hommage offrirait moins de prises à un racisme encore loin d'avoir disparu?
Le film d'Abdellatif Kechiche rouvre la plaie de la mémoire de positions et d'actes de scientifiques français qui sont devenus intolérables. En conserver des traces visibles dans les rues de Paris ne peut que brouiller le message de la science d'aujourd'hui.
Michel Alberganti
Vidéo: Bande annonce du film Vénus noire:
Venus noire: Extrait n°1
Vénus noire: Extrait n°2
Vénus noire: Extrait n°3
Documents: Rapport à l'Assemblée nationale française exposant les détails de l'affaire Saartjie Baartman. Loi n° 2002-323 du 6 mars 2002 relative à la restitution par la France de la dépouille mortelle de Saartjie Baartman à l’Afrique du Sud