
Jacques-Firmin Lanvin, ouvrier imprimeur. Voici l'identité sous laquelle, muni d'un faux passeport, Victor Hugo s'expatriait il y a presque 160 ans. De Bruxelles à Guernesey, son exil aura duré presque deux décennies.
> Du 19 au 22 décembre,
Les Nouveaux chemins de la connaissance opèrent un retour sur cette période hugolienne extrêmement féconde : -
Eloge du génie dans William Shakespeare , le 19 déc. -
Hauteville house, Hugo en sa demeure, le 20 déc. -
L'exil insulaire ou Les Travailleurs de la mer , le 21 déc. -
Des Contemplations à Quatrevingt-treize , le 22 déc.
**Les raisons d'un ** exil
- Victor Hugo, élu député à l’Assemblée l’année précédente, y prononce son célèbre discours sur la misère où il appelle de ses vœ ux une politique sociale plus audacieuse. Sa harangue, qui fleure la subversion, soulève une nuée de violentes protestations à droite. Alors que l'écrivain avait soutenu la candidature de Louis-Napoléon Bonaparte à la présidence de la République en 1848, il tient à présent le neveu de Napoléon Ier pour un tyran, et le fait savoir.
Ainsi, en juillet 1851, à la tribune de la Chambre, il s’oppose avec virulence à la tentative d'une réforme de la Constitution qui permettrait la rééligibilité du président : "Quoi ! Après Auguste, Augustule ! Quoi, parce que nous avons eu Napoléon le Grand, il faut que nous ayons Napoléon le Petit ! ".
Le 2 décembre 1851 est marqué par le coup d'Etat de Louis-Napoléon Bonaparte qui se proclame empereur sous le nom de Napoléon III. C'est la fin de la Deuxième République et le début de l'exil d'Hugo.
Bruxelles et Jersey, les débuts de l’exil
Celui-ci commence véritablement le soir du 11 décembre : alors que le poète est recherché pour avoir tenté, en vain, d’organiser la résistance en soulevant les masses populaires parisiennes (25 000 francs de récompense sont promis à qui le capturera), il anticipe son expatriation officielle et gagne Bruxelles en train. Il y passera huit mois et y rédigera Histoire d’un crime , une charge contre le coup d’Etat et son auteur qui ne sera publiée qu’en 1877, ainsi qu'un pamphlet, Napoléon le Petit , dans lequel il cherche à démolir le mythe construit autour de la figure de l’empereur, dont il fut lui-même dupe et serviteur. "C’est beau d’avoir des héros, mais c’est un grand luxe. Les poètes coûtent moins cher ", écrira-t-il dans son William Shakespeare, en 1864.
Début janvier, Napoléon III fait expulser Hugo, par décret, mais c’est en août, seulement, que ce dernier arrive à Jersey avec son épouse, Adèle, ses enfants, ainsi que sa maîtresse, Juliette Drouet, qui les suit discrètement de loin. Il restera dix-neuf ans et neuf mois dans les Iles anglo-normandes, jusqu’à la chute de Bonaparte en 1870. En juillet 1852, alors qu’il est à Jersey, Hugo écrit à son épouse à propos de l’exil : "Il faut y travailler ou périr d’ennui et de néant ". En effet, leur isolement est d’autant plus difficile à accepter que leur vie mondaine avait précédemment été brillante.

Finalement, loin de succomber à l’ennui, Hugo se révélera dans toute sa splendeur d’écrivain et de poète durant ces années d’expatriation, y rédigeant nombre de ses œuvres maîtresses : "La proscription fit de lui ce qu’il y devint parce que l’exil fut pour lui le lieu d’un ancrage personnel plus profond, d’une position politique plus juste, d’un accomplissement littéraire. ", affirme Guy Rosa, dans la préface du texte d’Hugo Ce que c’est que l’exil .
Photo © RF/ A. Van Reeth, T. Ghrenassia. Entre 1855 et 1876, Victor Hugo s'attache à dépeindre l'humanité dans sa grande fresque poétique et visionnaire, La Légende des siècles .
Période spirite
Victor Hugo tombe véritablement sous le charme des archipels de la Manche. A Jersey, il habite à Marine Terrace , une grande maison isolée en bord de mer, près d’un cimetière. Dans ce décor empreint de surnaturel, avec sa famille et quelques proches, Hugo est initié au spiritisme par Delphine de Girardin. Cette pratique venue des Etats-Unis est alors très en vogue dans les cercles mondains.
Mais les séances de tables tournantes en famille, qui étaient devenues quasi quotidiennes, s’interrompront brutalement à Guernesey en octobre 1855 après que l’un des participants, Jules Allix, a sombré dans la folie. Il était temps ! Victor Hugo commençait lui-même à se croire prophète, se targuant d’avoir été élu pour guider l’humanité.
La BnF conserve aujourd’hui encore quelques traces écrites de cette période spirite, les "révélations de la Table " ayant été consignées dans quatre cahiers dont deux ont été retrouvés et rendus publics de manière posthume en 1923. Car à l'époque, Hugo répugnait à les publier : "Ce livre, au lieu d’être accueilli par le respect et la foi du genre humain, serait accueilli par un immense éclat de rire."

Les landes de Jersey, puis celles de Guernesey où le poète s’établira à partir d’octobre 1853, la mer et ses fureurs… ce paysage, au-delà de ces petites histoires de guéridon, exalte la spiritualité de l’écrivain : "Arbres, roseaux, rochers, tout vit ! Tout est plein d’âmes ! ", s'émerveille-t-il.
Mais aussi : "L’exil ne m’a pas seulement détaché de la France, il m’a presque détaché de la terre, et il y a des instants où je me sens comme mort et où il me semble que je vis déjà de la grande et sublime vie ultérieure. "
Dans Libération , le 11-12-2008, Edouard Launet note : "Jamais n’est apparue aussi nettement l’image d’un Hugo au bord de l’infini, tutoyant les dieux et les géants de la littérature (Dante, Shakespeare, Chateaubriand, etc.), rédigeant des œuvres visionnaires comme les Châtiments et les Contemplations, narguant depuis son rocher l’empereur Napoléon III (…) "
Guernesey, quinze années prolixes

A Jersey, tout accaparé qu’il soit par sa fascination pour le spiritisme, Hugo n’en oublie pas moins ses engagements politiques. Il prend ainsi parti pour un journal contestataire distribué aux exilés, L’Homme , qui avait critiqué la reine Victoria. Alors que l’éditeur du journal est expulsé, Hugo demande au gouverneur de connaître le même sort et quitte l'île où il aura résidé à peine plus d'un an.
Chassé de Jersey, le poète s’établit alors à Guernesey fin octobre 1853. Quelques années plus tard, le succès des Contemplations lui permet d’acheter une ancienne demeure de corsaire, Hauteville House , située près du port de Saint-Pierre. Hugo l’aménage de façon inouïe, emplissant les pièces de meubles, de miroirs… et y apposant partout l’initiale de son prénom. Charles, son fils, décrit ces lieux comme étant "un véritable autographe de trois étages… un poème en plusieurs chambres. "
C’est la première fois que Victor Hugo devient propriétaire : "N’ayant plus la patrie, je veux avoir le toit ."
L’écrivain restera quinze ans dans cet archipel, y rédigeant une grande partie de son œuvre. C’est debout, depuis une cristal room assez sobre par rapport au reste de l’habitation, que Victor Hugo écrit. Une grande baie vitrée lui offre une vue sur le jardin et la mer. À l’horizon, l’île de Serck et, par temps dégagé, les côtes françaises…
Sous sa plume naît alors William Shakespeare en 1864, un manifeste pour le romantisme qui s'intéresse à la notion de génie, mais aussi ses quatre grands romans, Les Misérables en 1862, Les Travailleurs de la mer en 1866 (roman guernesiais où Hugo s’identifie au marin naufragé), L’Homme qui rit en 1869 et enfin, Quatrevingt-treize en 1874.
Engagements politiques et humanitaires
« Quand la liberté rentrera, je rentrerai »

Tout au long de sa période d’exil, Hugo se montre très généreux vis à vis des habitants de Guernesey : dons d’argent, de vêtements, de nourriture, etc. A partir de 1862, il invite même à sa table, de manière hebdomadaire des dizaines d’enfants pauvres de l’île.
En plus de ses grands travaux d’écriture, il rédige des textes engagés, à portée générale : pour l’émancipation des femmes, l’abolition de la peine de mort, la défense des Mexicains contre l’invasion française etc. Hugo réalise également de nombreux dessins faisant la part belle au fantasque et à l'imaginaire .
Ce faisant, le poète reste résolument et plus que jamais antibonapartiste, républicain et démocrate, au point de refuser la grâce impériale en août 1859 : "A l’exil subi succède, après le refus de l’amnistie ( …), l’exil volontaire. Le poète a compris tout l’enjeu symbolique du défi lancé à Napoléon III. Son entourage accepte de plus en plus difficilement la vie à Guernesey (…) Le maître, lui, construit à la fois sa statue et ses chefs d’œuvre. " (Robert Kopp, L’Histoire, 01.10.2009).
C'est seulement en 1870, alors que Napoléon III part à son tour en exil en Angleterre suite à sa défaite face à la Prusse, que Victor Hugo revient en France.
En 1875, à Paris, il écrit Ce que c’est que l’exil , texte où il revient sur ces presque deux décennies. Le recul lui permet d'analyser subtilement le statut d'exilé et de revendiquer le droit à la parole et à la liberté pour chacun. Plus que jamais, il y apparaît comme l'homme libre et hors de tout cadre. Le poète entouré d'océan.