Vincent Barras : nous avons vécu la pandémie des "souffles assistés"

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Vincent Barras : nous avons vécu la pandémie des "souffles assistés"

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Poumons
Poumons
© Getty - Jose A. Bernat Bacete

Coronavirus : une conversation mondiale. Le virus s'attaque en premier aux poumons. Il altère le souffle, le rend saccadé, périlleux. Il le sature parfois. Métaphore de la vie, la respiration est soumise à rude épreuve par la maladie, maladie même qui nous met à bout de souffle.

Dès le début du confinement l’équipe du Temps du débat a commandé pour le site de France Culture des textes inédits sur la  crise  du coronavirus. Intellectuels, écrivains, artistes du monde  entier ont  ainsi contribué à nous faire mieux comprendre les effets   d’une crise   mondiale. La liste de ces contributions à cette Conversation mondiale entamée le 30 mars, continue de s'étoffer. En outre, chaque semaine, le vendredi, Le Temps du débat  proposera une rencontre inédite entre deux  intellectuels sur les  bouleversements actuels.

Vincent Barras dirige l'Institut des humanités en médecine de l'Université de Lausanne. Il est aussi poète, et pratique la poésie sonore, pour qui le souffle est la première des matières. Il réfléchit pour la Conversation Mondiale à l'épreuve du poumon dans cette maladie, où respirateurs, souffles et expirations battent en rythme avec la vie.

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"poum"

Il y a plus de deux mille ans, parmi les premières tentatives de description du poumon animal, organe qui a connu longtemps une existence au singulier (« le poumon est simple », raconte par exemple Aristote) avant de se décliner au pluriel, on retrouve celle-ci, d’un auteur inconnu : « La trachée, qui prend son origine des deux côtés du pharynx, se termine au sommet du poumon ; elle est composée d’anneaux semblables à ceux des autres animaux, les parties circulaires se touchant l’une l’autre sur la surface. Le poumon lui-même, incliné vers la gauche, remplit la cavité thoracique ; il possède cinq parties saillantes, qu’on appelle en effet lobes. Il est de couleur cendre, ponctué de taches sombres, et naturellement alvéolé. » (De l’anatomie, Corpus hippocratique, IVe siècle avant J.-Chr.). 

Il y a un an, les images en provenance des salles de réanimation et de de soins intensifs des hôpitaux ont commencé de nous hanter, où l’on a pu contempler, avant de les décompter, l’accumulation des malades intubés, atteints, suite à l’infection par le nouveau virus, d’insuffisance respiratoire aiguë. 

À ces images qui vous laissent sans voix, spectaculaires, silencieuses et stupéfiantes répondent, pour les personnes en situation, soignant.e.s et patient.e.s, un ronflement bruyant scandé en deux périodes inégales : une sorte de flux et reflux sourd, émanant des machines respiratoires, à vrai dire davantage qu’une rumeur, un grondement rythmé bancal, la rumeur extériorisée du souffle pulmonaire en détresse.

L’intubation endotrachéale parcourt à nouveau le trajet hippocratique. La sonde plastique part de la bouche, d’un côté reliée au ventilateur, de l’autre enfilée à l’aide du laryngoscope le long de la trachée, tube souple glissé dans un autre tube composé d’anneaux, jusqu’à l’endroit où se produit sa division en deux bronches principales. Dans les situations aggravées, au pire, les malades sont placé.e.s en décubitus ventral (c’est-à-dire couché.e.s sur le ventre), afin que soient dégagées les régions pulmonaires postérieures soumises lorsque le corps se retrouve couché sur le dos à une condensation supplémentaire, afin que soit maintenu le plus possible de volume pulmonaire libre, susceptible d’accepter l’air poussé par la machine au fond des alvéoles, afin que soit assurée jusqu’en bout de souffle l’oxygénation du sang, la vie absolument nue : vie provisoire et muette, que l’intubation prive de toute possibilité articulatoire, poème réduit à sa plus simple expression, un flux respiratoire réduit aux sonorités des voyelles primitives  – inspiration expiration –, celles par lesquelles nos plus reculés ancêtres, peut-être, avaient inauguré le langage. Si cette opération, opération de la dernière chance, dernier recours, dont la durée peut être de plusieurs jours (entre 10 et 20 jours habituellement), échoue, une âme se sera tue, une unité de plus sera venue s’ajouter au cumul des morts.

Dans les salles de réanimation, le rythme des crues et décrues converti en taux de remplissage des lits de soins intensifs répond d’un côté aux fluctuations des vagues de contamination comptabilisées au sein de la cité, de l’autre à celui des souffles assistés, perdition dans le silence définitif pour les uns, récupération de la vie bruyante pour les autres. Comme si tout n’était, au bout du compte, qu’affaire de pression. La pression des taux d’infection, qu’il faut maintenir à tout prix sous contrôle pour éviter que celle-ci n’affecte l’ensemble des vivants, s’exerce immédiatement sur les ressources du système sanitaire (traduites en espaces de soins équipés), qui pèsent à leur tour sur la possibilité d’une modulation de pression des flux d’air jusqu’au fond du poumon. 

L’extubation promet le retour à l’exubérance du bruit vital, traduite dans cette possibilité retrouvée d’articuler le pur courant aérien vocalique respiratoire à la rudesse des sombres consonnes, de couleur cendre, arrachées aux surfaces dures des lèvres, des dents, du palais, du larynx, de la trachée, des bronches, des alvéoles, de reconstituer en somme l’abécédaire des corps vivants.

Retrouvez ici toutes les chroniques de notre série Coronavirus, une conversation mondiale.