Vladimir Bitokov, cinéaste russe : "C'est très difficile de dire qu'on est contre la guerre, très dangereux"
Par Éric Chaverou, Benoît GrossinJeune réalisateur russe, Vladimir Bitokov est venu jusqu'à Paris malgré les difficultés et les dangers. Il nous a confié à demi-mots son regard sur la guerre en Ukraine. D'autres artistes ont aussi évoqué la Russie et le conflit lors du lancement du "Festival du film russe… avec l’Ukraine".
" Quand les Russes...", le traditionnel Festival du film russe à Paris, devait avoir lieu toute cette semaine, du 21 au 29 mars, avec pour titre "Quand les Russes voyagent". En passe d'être annulée, en raison de la guerre en Ukraine, sa 8e édition a finalement été remaniée et renommée : "Les chemins du cinéma russe", avec un soutien affiché à l'Ukraine. Elle va se dérouler par petites touches jusqu'à fin juin. Cinq films sont en compétition. Le prix du jury présidé par Pierre Richard doit être décerné le 4 mai.
Nous avons assisté à la soirée de lancement et rencontré le jeune réalisateur russe Vladimir Bitokov, venu à Paris pour présenter son deuxième film sélectionné par le Festival. Au moment où la célèbre actrice russe Chulpan Khamatova, proche du comédien Denis Lavant, a révélé être partie de son pays, dénonçant le conflit.
"Il y a des discussions sur la guerre mais en privé, dans les cuisines, comme on disait à l'époque soviétique"
"Je ne peux pas vraiment dire tout ce que je souhaite dire et je ne veux pas dire ce qu'il faudrait dire". Ce mercredi soir, au cinéma parisien Max Linder, juste avant la projection de Maman, je suis à la maison !, Vladimir Bitokov ne cache pas son désarroi quant à sa propre liberté d’expression. En regrettant "très sincèrement" que son film, un drame sur une mère de soldat tué, soit "malheureusement d'actualité", il indique aux spectateurs qu'ils devraient "comprendre" ses sentiments, sur grand écran. La veille, il nous a parlé, pesant chacun de ses mots pour éviter des ennuis à son retour en Russie.
Vladimir Bitokov : "C'est très difficile de dire qu'on est contre la guerre, c'est très dangereux".
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On peut bien sûr dire qu'on est pour la guerre, mais c'est très difficile de dire qu'on est contre, c'est très dangereux. Des discussions, il y en a, mais en privé, comme on disait à l'époque soviétique, on discute dans les cuisines. Cela existe, bien sûr, mais il n'y a pas vraiment de discussions publiques et on ne sait pas encore très bien ce qui va se passer et comment réagir.
Que votre film, produit par un Ukrainien, soit projeté dans cette soirée de soutien aux cinéastes russes et ukrainiens, c'est important pour vous ?
Le film est un film à propos d'une mère qui a perdu son fils soldat et elle essaie de le retrouver. Et ça, je crois, c'est quelque chose de très important parce que dans tout conflit, il y a toujours des mères qui sont à la recherche de leur fils tués. C’est un sujet sensible. Je l'ai fait il y a trois ans et je ne sais pas si on pourrait le faire maintenant. Ce serait probablement plus compliqué.
Est-ce qu'il y a une forme d'autocensure ou une façon de ne pas trop s'engager sur des sujets polémiques ?
C'est quelque chose qui a toujours existé : cette autocensure, cette censure intérieure. C'est vrai dans le cinéma, c'est vrai dans toutes les formes d'art. C'est un problème permanent et certainement, c'est un problème actuel. C'est un problème éternel, les créateurs avec leurs propres sentiments d'autocensure. D'un autre côté, on sait combien, pendant le régime soviétique, il y avait ces phénomènes et en dépit de cela, les grands réalisateurs ont toujours réussi à tourner des films formidables.
Que dire du boycott en ce moment d'artistes russes proches du pouvoir ?
Je crois que ce n'est pas bien, parce que la culture doit rester indépendante des problèmes politiques, elle doit rester libre. C'est quelque chose de très important. Il faut absolument que l'on préserve une circulation, une coopération au niveau culturel entre les États européens, même s'il y a des difficultés.
Le soutien à la Russie d'autres cinéastes et artistes
Mercredi soir, le festival a condamné "sans équivoque" l’invasion russe. Des "messages pour la Russie et pour l'Ukraine qui pleure" ont été proposés aux 500 personnes rassemblées dans la grande salle du Max Linder. Des vidéos enregistrées et présentées par la comédienne d’origine russe Macha Méril, marraine de la manifestation.
“Les artistes russes ont signé des pétitions, en encourant des années de prison. Nous avons un devoir vis-à-vis d’eux !” : Macha Méril, marraine du Festival du film russe de Paris
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Le cinéaste allemand Volker Schlöndorff a ainsi affirmé que "Poutine n'est pas la Russie. Et c'est cette image-là, d'une intelligence critique et cultivée, humaniste et humaine, qui doit survivre. C'est ça la Russie, c'est ça la Russie que nous aimons".
L’invasion de l’Ukraine, pour l’écrivain et cinéaste français Emmanuel Carrère, "cela n’empêche pas qu’on puisse continuer à aimer, pas seulement les films qu’on a aimés, mais aussi les films de cinéastes russes qui se font aujourd’hui. Les artistes russes, les écrivains russes, les cinéastes russes ne sont pas, nécessairement ou la plupart du temps, complices de leur régime. Ils en souffrent et en pâtissent aussi."
Le journaliste et écrivain russe, Dmitry Glukhovsky a évoqué lui la "guerre personnelle" de Vladimir Poutine : "Les Ukrainiens se battent pour leur liberté et pour l’intégrité de leur pays, il se battent pour leur vie. Mais il y a aussi la guerre que Monsieur Poutine mène contre le peuple russe, contre la Russie et son futur, en transformant la Russie en un régime totalitaire. Maintenant, c’est le moment de faire tout ce qui est possible pour sauver le peuple ukrainien et pour nous sauver de la dictature."
“Je suis fasciné et effrayé par ce qui ce passe” : Le comédien Denis Lavant qui a beaucoup tourné en Russie, dans les pays de l’Est et prêté sa voix au documentaire “Le système Poutine”
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Le Festival du film russe va se poursuivre jusqu’à la fin du mois de juin, avec d’autres projections et rencontres ou débats. Sous l’égide de l'événement, un film russe est présenté tous les dimanches matin à 11 heures au cinéma indépendant Le Balzac, tout près des Champs-Élysées. La Ballade du soldat, un film de 1959 réalisé par Grigori Tchoukhraï, sera par exemple à l’affiche ce 27 mars.
“Nous mettons le point sur les cinéastes et artistes russes, victimes de Poutine et que Poutine aimerait bien voir disparaître” : Marc Ruscart, délégué général du Festival du film russe de Paris
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La prochaine soirée exceptionnelle aura lieu le 19 avril, dans une autre salle d’art et essai partenaire, le Studio 28, avec une table ronde après la projection d’un film en compétition et au cœur de l’actualité : Dans tes rêves d’Eugène Marian, tourné en Transnistrie. Une autre est prévue le 4 mai au Balzac, en présence - sauf empêchement d'ici là bien sûr - de l’acteur Youri Borissov pour le film La Fuite du capitaine Volkonogov dont la sortie prévue la semaine prochaine en Russie ne devrait pas avoir lieu. Comme le souligne le délégué général du Festival du film russe de Paris, Marc Ruscart : "Ce long-métrage montre en effet la peur des Russes face au NKVD", l’organisme d’État chargé de contrôler la population à l’époque soviétique.
Le départ de Russie de l'actrice Chulpan Khamatova
Le comédien Denis Lavant, présent mercredi à la soirée de lancement du Festival, a évoqué la situation de son amie Chulpan Khamatova : "Une immense actrice russe avec qui j'ai tourné dans un film en Bulgarie. Elle est partie dès l'invasion de l'Ukraine par l'armée russe, en essayant de protéger ses enfants. Et elle craint un peu pour sa famille, pour ses parents qui sont encore en Russie".
Connue pour ses rôles dans Good bye Lenin ! ou plus récemment dans La Fièvre de Petrov, de son compatriote Kirill Serebrennikov, Chulpan Khamatova a révélé il y a quelques jours seulement avoir quitté son pays pour la Lettonie, dénonçant la guerre en Ukraine. Dans une interview accordée à la journaliste russe Katerina Gordeeva et diffusée dimanche sur YouTube, l'actrice de 46 ans annonce qu'elle se trouve depuis plusieurs semaines en effet dans la capitale lettone.
"Je n'étais pas en Russie, j'étais en vacances quand la guerre a commencé. Au départ, je pensais qu'il fallait attendre, ensuite j'ai signé une pétition contre la guerre, puis on m'a fait comprendre qu'il serait préférable de ne pas retourner en Russie", a notamment expliqué depuis Riga celle qui est considérée comme l'une des meilleures actrices russes de sa génération, aussi présente ces dernières années au théâtre et à la télévision.
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Selon Chulpan Khamatova, deux options demeurent si elle souhaite retourner dans son pays sans passer par la case prison : "Arrêter de dire que c'est une guerre, que c'est une tragédie (...)" ou "Demander pardon de ne pas avoir soutenu l'opération militaire". Mais, assure-t-elle, "Je ne suis pas capable d'ignorer ce que je vois de mes propres yeux (...) je sais que je ne suis pas une traîtresse (...) J'aime profondément mon pays".
Avec AFP