Vladimir Pinheiro Safatle : "Brésil, ce pays des morts sans larme"
Par Hugo Boursier, Emmanuel Laurentin
Coronavirus, une conversation mondiale. Le 31 mars, le professeur de philosophie à l'Université de Sao Paulo nous a fait parvenir un texte où il dénonçait la négligence du pouvoir brésilien. Six mois plus tard, 130 000 personnes sont mortes du coronavirus, mais Jair Bolsonaro demeure indifférent.
Dès le début du confinement l’équipe du Temps du débat a commandé pour le site de France Culture des textes inédits sur la crise du coronavirus. Intellectuels, écrivains, artistes du monde entier ont ainsi contribué à nous faire mieux comprendre les effets d’une crise mondiale. En cette rentrée, nous étoffons la liste de ces contributions (plus de 70 à ce jour) en continuant la Conversation entamée le 30 mars. En outre, chaque semaine, le vendredi, Le Temps du débat proposera une rencontre inédite entre deux intellectuels sur les bouleversements qu'induit cette pandémie.
Le 31 mars, Vladimir Pinheiro Safatle, professeur de philosophie à Sao Paulo nous envoyait un premier texte dans lequel il craignait une "guerre institutionnelle" entre les gouverneurs des Etats et le pouvoir fédéral brésilien, incapable de prendre conscience de la dangerosité du virus. A cette date, le pays comptait 114 morts et moins de 2500 personnes contaminées. Six mois plus tard, le nombre de décès s'élève à 130 000 personnes, et il existe 4 240 000 cas positifs. Dans ce deuxième texte, l'intellectuel continue de dénoncer l'indifférence de Jair Bolsonaro, qu'il qualifie désormais comme l'"axe central" d'une nouvelle forme de gouvernement autoritaire.
Ce pays des morts sans larme
En devenant un laboratoire à ciel ouvert du néolibéralisme autoritaire, la situation au Brésil ne concerne plus les seuls Brésiliennes et Brésiliens. Les pratiques gouvernementales et les dispositifs de violence structurelle mis en place par la neuvième économie mondiale pourraient servir, pour d’autres pays, de modèle de gestion sociale. Et initier ainsi un changement global de l'horizon néolibéral.
Le monde entier a été terrifié par la négligence et le mépris du gouvernement brésilien envers le sort de sa population pendant la pandémie. La presse internationale a montré que nous étions le deuxième pays en nombre de morts - actuellement plus de 130 000, selon des données officielles peu fiables.
On pourrait y déplorer l’une des pires catastrophes humanitaires que le pays a connues, mais c'est en fait une forme de gouvernement.
Nous connaissons le concept d'État comme instrument de protection des populations. On le retrouve dans notre tradition philosophique, chez Hobbes, Locke, Spinoza, entre autres. Mais nous oublions souvent que l'État peut être un instrument d'extermination et de disparition d'une partie de sa propre population. Dans des pays ayant une longue tradition coloniale et esclavagiste, comme le Brésil, l'État a toujours eu pour fonction principale de préserver la distinction entre deux types de sujets : ceux qui peuvent être reconnus comme « personnes » et ceux qui seront traités comme des « choses ».
Même avec la fin tardive de l'esclavage, cette distinction n'a jamais cessé d'opérer entre nous. Ainsi, une partie de la population a toujours été soumise à une mort sans larme, sans deuil, sans visage. Seulement des chiffres : «9 personnes tuées par la police dans la favela de Paraisópolis», «85 personnes tuées lors de la dernière rébellion de prisonniers à Belém».
Mais la pandémie a placé à un autre niveau cette gouvernabilité basée sur le pouvoir d'exterminer. Plutôt que de préserver les classes sociales les plus riches, comme c’était le cas traditionnellement, il s'agit aujourd’hui de soumettre toute la population au risque d’une contamination, dans une logique que l'on pourrait qualifier, selon l’essayiste français Paul Virilio, de "suicidaire".
Ceux qui arrivent au Brésil aujourd'hui trouvent des plages et des magasins bondés, et 1000 personnes tuées par jour à cause du coronavirus.
Bien entendu, le niveau de risque n'est pas le même pour tout le monde. Mais le fait fondamental ici est le refus de l'Etat de suivre la logique de protection de sa population. C'est l'accès au marché, aux hôpitaux privés et à leurs factures impayables qui définissent le degré du risque encouru. L'Etat, en revanche, est responsable de la production d'indifférence en tant qu’organisation centrale. Il n'y a pas de deuil ici, pas de commotion, pas de responsabilité pour les morts.
Cette indifférence est l'axe central d'une forme de gouvernement. Jair Bolsonaro ne se lasse pas de répéter : "la liberté est plus importante que la vie". On peut toujours s'interroger sur la définition de cette liberté qui advient dans la mort, dans l'implosion complète de toute solidarité générique au nom d'une conception terroriste de la « propriété de soi ». Le Brésil montre comment la conception libérale de la liberté se réalise dans l'indifférence à ce que beaucoup appellent ici un « génocide ». On peut craindre que cette forme de gouvernement ne devienne notre principal produit d’exportation.
"Le pouvoir central brésilien assume une logique de disparition des corps"
Le 31 mars, Vladimir Pinheiro Safatle dénonçait déjà le désengagement politique en cours au Brésil. Pour le professeur de philosophie à l'Université de Sao Paulo, les inégalités structurelles ainsi que le manque de solidarité empêchaient d'affronter la propagation du coronavirus. Voici son texte en intégralité.
Alors que partout dans le monde les dirigeants multiplient les politiques volontaristes de grande ampleur, laissant penser à un « retour de l’État », la situation brésilienne est toute autre. Le pouvoir fédéral du Président Bolsonaro ne prend pas au sérieux la menace mondiale. Pire encore, il décrédibilise les politiques rationnelles face à une « petite grippe » qui tient selon lui à une seule menace : mettre à mal l’économie brésilienne.
S’il fallait une nouvelle preuve, la gestion de la crise du SARS-CoV-2 au Brésil marque une nouvelle étape dans l’expérience néolibérale autoritaire du pouvoir
Le pacte fédéral brésilien est en danger et la guerre institutionnelle débutée entre les gouverneurs des États et le pouvoir central met à jour les fractures profondes du pays. Pourtant, la position de Jair Bolsonaro n’a rien d’irrationnelle : elle démontre une nouvelle fois son sens politique. Avec sa position du « sens commun » et de « bonne morale », sous-entendant un complot importé par les élites cosmopolites, il se défausse de toute action véritable : obliger l’État à limiter les dégâts, notamment par une véritable politique de redistribution qui permettrait d’atténuer les conséquences sociales de cette crise. Le Brésil a les moyens de mener ce type de politique et pourrait se le permettre sans bouleverser ses équilibres. Mais l’action de Jair Bolsonaro se concentre uniquement dans la sauvegarde des entreprises et de leurs intérêts.
Comment comprendre une telle marge de manœuvre dans le désengagement ? Au Brésil, le Président profite d’une absence de solidarités génériques et minimales. Dans cette situation de panique, chacun va penser à soi, son confort et sa santé et Jair Bolsonaro le sait. Ce sont ces inégalités même qui l’ont conduit au pouvoir.
Historiquement, la société brésilienne s’est fondée sur l’esclavagisme. Ce système économique est un système de partage et aujourd’hui encore, il est possible de distinguer deux positions dans la société brésilienne. D’un côté les « personnes », qui pendant cette crise, pourront se permettre de se protéger, et qui, si elles venaient à mourir, auront avec elles le privilège de l’identité, du narratif et finalement du deuil. De l’autre, les « choses », invisibles, non-reconnues et absentes, souvent cantonnées à des espaces fermés comme peuvent l’être déjà les favelas. Les chiffres suffiront à répondre de leur décès.
Avec cette gestion de la crise, le pouvoir central assume une logique de disparition des corps déjà entamée avec ses politiques de maintien de l’ordre. Un nouveau problème d’ordre gestionnaire, en somme, avec ses variables et ses coûts
Si une définition de l’État peut se tenir à la « gestion de la mort », au Brésil, la manière de gouverner tient à « laisser mourir ». Cette pratique néolibérale, qui fait fi des menaces sanitaires, joue la carte du « chacun pour soi » tant que l’économie est sauvée. Finalement, dans le laboratoire du néolibéralisme autoritaire qu’est le Brésil, la sauvegarde du corps social n’est pas une affaire.
Emmanuel Laurentin avec l’équipe du « Temps du débat ».