Vladimir Pinheiro Safatle : "Le pouvoir central brésilien assume une logique de disparition des corps"
Par Hugo Boursier, Emmanuel Laurentin, Rémi BailleCoronavirus, une conversation mondiale. Le professeur de philosophie à l'Université de Sao Paulo pointe la fin de l'État dans le plus grand pays d'Amérique du Sud, et dénonce la politique inégalitaire conduite par son président, Jair Bolsonaro.
Face à la pandémie de coronavirus, Le Temps du Débat avait prévu une série d’émissions spéciales « Coronavirus : une conversation mondiale » pour réfléchir aux enjeux de cette épidémie, en convoquant les savoirs et les créations des intellectuels, artistes et écrivains du monde entier.
Cette série a dû prendre fin malheureusement après le premier épisode : « Qu'est-ce-que nous fait l'enfermement ? ». Nous avons donc décidé de continuer cette conversation mondiale en ligne en vous proposant chaque jour, sur le site de France Culture, le regard inédit d’un intellectuel étranger sur la crise que nous traversons.
Aujourd'hui, Vladimir Pinheiro Safatle, professeur de philosophie à l’Université de Sao Paulo, sur la fin de l'État au Brésil.
Alors que partout dans le monde les dirigeants multiplient les politiques volontaristes de grande ampleur, laissant penser à un « retour de l’État », la situation brésilienne est toute autre. Le pouvoir fédéral du Président Bolsonaro ne prend pas au sérieux la menace mondiale. Pire encore, il décrédibilise les politiques rationnelles face à une « petite grippe » qui tient selon lui à une seule menace : mettre à mal l’économie brésilienne.
S’il fallait une nouvelle preuve, la gestion de la crise du SARS-CoV-2 au Brésil marque une nouvelle étape dans l’expérience néolibérale autoritaire du pouvoir
Le pacte fédéral brésilien est en danger et la guerre institutionnelle débutée entre les gouverneurs des États et le pouvoir central met à jour les fractures profondes du pays. Pourtant, la position de Jair Bolsonaro n’a rien d’irrationnelle : elle démontre une nouvelle fois son sens politique. Avec sa position du « sens commun » et de « bonne morale », sous-entendant un complot importé par les élites cosmopolites, il se défausse de toute action véritable : obliger l’État à limiter les dégâts, notamment par une véritable politique de redistribution qui permettrait d’atténuer les conséquences sociales de cette crise. Le Brésil a les moyens de mener ce type de politique et pourrait se le permettre sans bouleverser ses équilibres. Mais l’action de Jair Bolsonaro se concentre uniquement dans la sauvegarde des entreprises et de leurs intérêts.
Comment comprendre une telle marge de manœuvre dans le désengagement ? Au Brésil, le Président profite d’une absence de solidarités génériques et minimales. Dans cette situation de panique, chacun va penser à soi, son confort et sa santé et Jair Bolsonaro le sait. Ce sont ces inégalités même qui l’ont conduit au pouvoir.
Historiquement, la société brésilienne s’est fondée sur l’esclavagisme. Ce système économique est un système de partage et aujourd’hui encore, il est possible de distinguer deux positions dans la société brésilienne. D’un côté les « personnes », qui pendant cette crise, pourront se permettre de se protéger, et qui, si elles venaient à mourir, auront avec elles le privilège de l’identité, du narratif et finalement du deuil. De l’autre, les « choses », invisibles, non-reconnues et absentes, souvent cantonnées à des espaces fermés comme peuvent l’être déjà les favelas. Les chiffres suffiront à répondre de leur décès.
Avec cette gestion de la crise, le pouvoir central assume une logique de disparition des corps déjà entamée avec ses politiques de maintien de l’ordre. Un nouveau problème d’ordre gestionnaire, en somme, avec ses variables et ses coûts
Si une définition de l’État peut se tenir à la « gestion de la mort », au Brésil, la manière de gouverner tient à « laisser mourir ». Cette pratique néolibérale, qui fait fi des menaces sanitaires, joue la carte du « chacun pour soi » tant que l’économie est sauvée. Finalement, dans le laboratoire du néolibéralisme autoritaire qu’est le Brésil, la sauvegarde du corps social n’est pas une affaire.
Emmanuel Laurentin avec l’équipe du « Temps du débat ».