En août 2017, des œuvres de l'artiste Invader avaient été volées en plein jour. C'est au tour de Banksy. Son pochoir "Le Rat", hommage au "berceau de l'art du pochoir moderne", a été dérobé aux abords du Centre Pompidou. Ces vols posent question : à qui appartiennent ces œuvres posées illégalement ?
Le rat masqué et équipé d'un cutter, signé Banksy, a été dérobé. Apposé en juin 2018, il était, d'après le célèbre street artist un hommage au "berceau de l'art du pochoir moderne". Situé à 3 m de hauteur, sur l’envers d’un panneau de signalisation fléchant le parking du Centre Georges Pompidou à Paris, il a probablement été découpé à la scie, d'après l'institution qui vient de porter plainte pour "pour vol et dégradation, au sein d’un espace relevant de son périmètre". Car le Centre Pompidou n'est "pas propriétaire de l’œuvre" et ne peut donc porter plainte pour le vol en lui-même. Et ce problème se pose à chaque fois qu'une oeuvre de street art est dérobée : ces dernières étant par nature illégales, comment sont-elles protégées par la loi ?
Il y a deux ans, au cours de l'été 2017, la même question s'était posée quand deux hommes vêtus de gilets jaunes avaient nonchalamment détaché une des œuvres de l'artiste Invader à l'angle de l'impasse Robiquet dans le VIème arrondissement de Paris. Face aux passants interloqués, ils assuraient être des employés de la Mairie de Paris et être venus enlever l'œuvre à la demande de la Mairie, après que le street artist Invader avait été prétendument condamné et arrêté. "Nous aussi on trouve ça dommage, contactez Anne Hidalgo si ça ne vous convient pas", avait lancé l'un d'eux. Quelques minutes plus tard, ils repartaient avec une des mosaïques du célèbre artiste Invader en poche. Les deux hommes avaient menti, ce qu'avaient alors rapidement confirmé et la mairie de Paris et l'artiste Invader : non seulement ce dernier n'a jamais été condamné, mais la Mairie de Paris est plutôt bienveillante à l'égard des œuvres de l'artiste - fussent-elles illégales. Elle avait d'ailleurs porté plainte contre les deux hommes pour "usurpation d'identité".
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Les deux hommes n'en étaient pas à leur coup d'essai : en l'espace de quelques jours ils avaient déjà dérobé une dizaine d’œuvres de l'artiste qui, depuis plus de vingt ans, colle au coin des murs ses mosaïques inspirées du jeu vidéo culte "Space Invader". L'artiste en a naturellement tiré son pseudonyme, et s'est fait un nom au fil du temps, à force de placarder partout dans le monde ses petits extraterrestres en mosaïques. On en dénombre maintenant plus de 3500, l'un d'eux ayant même fait le voyage sur la Station Spatiale Internationale, preuve de la popularité de l'artiste.
Le street art, une cote à la hausse
Le problème du vol de street art n'a rien de neuf : dès les années 80, les peintures de Keith Haring ou de Jean-Michel Basquiat dans le métro new-yorkais étaient déjà arrachées de leurs supports. En cause, la cote sans cesse plus importante du street art sur le marché de l'art.
Jean-Michel Basquiat (Une Vie une oeuvre, 13/09/2013)
57 min
La cote des œuvres d'Invader, certaines pouvant se vendre plusieurs dizaines de milliers d'euros, explique d'ailleurs certainement les vols répétés, "plusieurs centaines en quelques années, regrette Invader. Une grande partie a probablement été réduite en miettes lors de leur arrachage (je soupçonne alors les voleurs de les reconstituer avec des carreaux neufs !)."
Ce qui est malheureux c’est qu’environ 80% des arrachages proviennent de 3 ou 4 personnes qui se sont spécialisées dans cette pratique. Le street artiste Invader
Aux yeux de l'artiste, la valeur d'une oeuvre de street art dérobée n'est pourtant que "de quelques euros, le prix du carrelage". En l'absence d'un certificat d'authenticité, difficile en effet pour les voleurs de prouver qu'il s'agit bien de l'oeuvre originale, d'autant que ces dernières sont souvent abîmées lors du processus d'extraction. Invader ne laisse rien au hasard : "Je travaille avec des matériaux de plus en plus fragiles et des colles de plus en plus fortes, je ne signe pas mes mosaïques de rue et je fais confiance aux maisons de ventes aux enchères et aux galeries sérieuses, qui n’accepteront jamais de vendre une oeuvre provenant de la rue", précise-t-il.
Le street art au cœur d'un paradoxe juridique
Toute la difficulté, quand il s'agit de vol de street art, est surtout de savoir qui peut porter plainte et pour quel motif. En 2013, deux personnes avaient déjà tenté de desceller une des mosaïques d'Invader : l'artiste leur avait alors intenté un procès, mais les deux prévenus ayant expliqué ne pas vouloir revendre l'oeuvre mais la garder pour eux, l'acte ne tombait pas sous le coup de la "contrefaçon". Concernant les vols récents, Invader a préféré ne pas porter plainte "ne voulant pas agir dans la précipitation" mais reconnaît "qu'une bonne jurisprudence ferait du bien au street art !" Dans l'immédiat c'est donc la Mairie de Paris qui a porté plainte, pour "usurpation de fonction" et non pas pour vol, l'œuvre ne lui appartenant pas.
Par nature, le street art est éphémère : apposé sur un mur sans qu'aucune autorisation n'ait été demandée, il est à la lisière de la légalité. "Cela dit, est-ce que ça prive pour autant un artiste des droits sur son œuvre ? interroge Michel Vivant, professeur à Science Po Paris et spécialiste de la propriété intellectuelle. C’est là le paradoxe ! On peut à la fois dire qu’il n’a pas de droits et que le propriétaire a des droits à lui opposer, mais l’artiste a créé une œuvre et, si elle est reconnue comme une œuvre, il a des droits dessus."
L’auteur d’une œuvre de l’esprit jouit sur cette œuvre, du seul fait de sa création, d’un droit de propriété incorporelle exclusif et opposable à tous. Article L 111-1 du Code de la propriété intellectuelle
Le propriétaire d'un mur où se situe une oeuvre de street art peut donc dire qu'il en veut ou non, mais ne peut en disposer, cette dernière étant protégée par le droit d'auteur. "Le paradoxe du droit d'auteur, c'est qu'une oeuvre ne sera dite oeuvre que si un juge vient vous dire qu’il considère que c’est une oeuvre au sens du droit d’auteur, explique Michel Vivant. Ça n’est d'ailleurs pas spécifique au street art, c’est un problème qui se pose aussi dans l’art contemporain."
La première des choses est de savoir si non pas une oeuvre, mais cette oeuvre précise, peut être protégée ou non au nom du droit d’auteur. Si on est dans une situation de conflit entre une propriété intellectuelle et physique, incorporelle ou corporelle, il n’y a que le juge qui peut arbitrer. Michel Vivant, spécialiste de la propriété intellectuelle
Ainsi, plus une oeuvre appartient à un art considéré comme classique, traditionnel, plus un juge sera enclin à la faire protéger par le droit d'auteur. "Le fait que le statut de l’artiste soit reconnu ne change rien à son statut officiel, insiste Michel Vivant, mais cela va changer énormément son statut de fait. Si je suis l’avocat qui défend les intérêts de cet artiste, je vais dire : 'Attention, il est connu partout !', et le juge se sentira presque obligé de le reconnaître".
Dans le cas d'un vol, la victime est finalement le propriétaire : "Le vol, c’est le support, dans sa conception la plus classique, et seul le propriétaire peut s’en plaindre". Pour autant, personne ne peut décoller ou découper une oeuvres pour la vendre ou l'exposer, car il atteint alors au droit de l'auteur (qu'il reconnait d'ailleurs implicitement), en dénaturant l'oeuvre. Et si l’auteur de l’oeuvre ne peut se plaindre de la soustraction physique, il peut attaquer en justice quiconque veut exploiter son oeuvre…
Des œuvres de moins en moins illégales ?
C'est tout ce paradoxe qui fait de la question du street art, selon Michel Vivant, "une question extrêmement intéressante. Le cas du street art appelle une interrogation sur les droits qui entrent en conflits, comme les droits de propriétaire physique et de propriétaire intellectuel. On est au cœur des interrogations de type sociétal".
Pourtant la question du street art a considérablement évolué. Ce dernier est devenu très populaire, comme en témoignent les très nombreuses réactions sur les réseaux sociaux à l'annonce du vol d’œuvres d'Invader. Le street art, qu'il s'agisse de Banksy, de C215 ou d'Invader, est maintenant quasiment considéré comme un bien commun, au point de perdre en partie son côté subversif. Il a d'ailleurs depuis bien longtemps fait son entrée dans les musées : Invader expose 72 de ses œuvres en ce moment même au Musée en Herbe, pour l'exposition "Hello my game is", et l'école informatique 42 abrite en son sein un musée gratuit consacré au street art.
Surtout, si la législation n'a pas encore évoluée, les mairies ont d'ores et déjà pris le pli et considèrent le street art avec une certaine bienveillance. "Nous continuons de lutter contre les interventions illégales et dégradantes dans l'espace public mais la plupart des tags retirés par la DPE ne représentent aucun intérêt artistique, confirme-t-on à la mairie de Paris. Nous travaillons depuis longtemps avec une approche intelligente et différenciée : quand les agents repèrent une intervention intéressante, ils appellent la mairie d'arrondissement qui souvent connaît les artistes qui interviennent sur leur territoire, et il arrive que nous décidions de laisser l’œuvre de street-art vivre sa vie, comme par exemple les collages Co-Exist de Combo après les attentats".
"C'est quelque chose d'assez nouveau, confirme Invader. Et je ne pense pas travailler contre la ville mais plutôt pour elle. Je pense que la Mairie a conscience de cela et vient de l’exprimer en portant plainte. […] Mais ce qui m’a le plus marqué dans ce qui vient d'arriver est l’incroyable solidarité témoignée par de nombreux internautes et riverains qui se sont sentis à leur tour dépossédés et dupés par les agissements de ces deux individus. Plus que la Ville, ce sont ses habitants qui reconnaissent et défendent mon travail et ça c’est le plus gratifiant !"