"Vos livres m’ont arraché une espèce de peau épaisse" : lire et devenir féministe

Publicité

"Vos livres m’ont arraché une espèce de peau épaisse" : lire et devenir féministe

Par
Simone de Beauvoir lors d'une "kermesse féministe" à Paris le 17 juin 1973.
Simone de Beauvoir lors d'une "kermesse féministe" à Paris le 17 juin 1973.
© Getty - William Karel / Gamma - Rapho

En 1973, la bibliothèque féministe idéale hissait haut des titres qui avaient parfois un pied dans le XIXe siècle, et des fondations ouvertement révolutionnaires. Ce sont ces livres que les femmes des années 60 ont lu, alors que ça tirait au niveau des coutures de l'ordre social établi.

A la rentrée 2020, plusieurs médias ont puisé dans les sorties récentes leurs recommandations en matière de bibliothèque féministe idéale. Parmi les "top des livres féministes" qu’on a vu sélectionnés pour Causette ou encore dans la newsletter de La Déferlante, nouvelle revue des révolutions féministes qui verra bientôt le jour, un livre figurait en bonne place, publié cet automne par Christine Détrez et Karine Bastide : Nos Mères (à la Découverte). La première est sociologue, l’autre est historienne, et si les deux chercheuses ne se connaissaient pas jusqu’à se rencontrer à une séance dédicace en librairie, elles ont décidé de s’atteler à raconter ensemble, depuis les sciences sociales, la part collective de l’histoire de leurs mères respectives.

Au terme d’une enquête de pas loin de cinq années qui fait l’effet d’une pêche miraculeuse et doit beaucoup aux témoignages et aux indices glanés au fil des mois, de Douai jusqu’à Sfax, le résultat est non seulement passionnant et réussi. Mais il est aussi très utile pour remonter le temps et prendre la mesure de l’expérience vécue par une génération de femmes à laquelle appartenaient leurs mères, nées respectivement en 1941 et en 1945. En comparant ces deux histoires, et la manière dont ces deux femmes ont pu se saisir avidement, ou à plus bas bruit, de l’émancipation féminine en train de se faire, Nos Mères est à la fois un grand livre de sciences sociales où l’on prend la mesure du poids de l’origine sociale même quand on parle de genre pour dire l'émancipation, et un livre féministe très utile parce qu’il s’occupe de jouer les passeurs. Vous y découvrez non seulement l’histoire de Christiane, la mère de Christine Détrez, et puis celle d’Huguette, celle de Karine Bastide. Et aussi toute la différence que ça peut faire d’être la fille de l’une (ensevelie dans un silence coriace après sa mort, alors que sa fille, Christine, était toute petite) ou celle de l’autre (qui un jour publia un livre au Mercure de France, et des articles dans la-revue-de-Jean-Paul-Sartre comme on convertirait une meilleure naissance sans pour autant trouver la reconnaissance). Mais avec ce livre vous accédez encore, à hauteur de deux femmes de cette époque-là et moyennant un vaste travail d’archives et d’entretiens, à l’histoire de la domination masculine telle qu’elle pouvait s’enraciner sans faire de mousse, ou hausser le ton devant le mouvement en train de prendre de l'élan.

Publicité
La Suite dans les idées
43 min

Chemin faisant, en rencontrant Huguette et en devinant Christiane au gré d’une enquête qui joue contre le silence, c’est à un panorama bien plus vaste que vous feront accéder ces deux histoires singulières. Démontrant au passage toute la vertu de l'étude de cas, et l’intérêt de la sociologie à siphonner l’ordinaire à petite échelle pour déplier le grand et le commun. Ainsi, vous plongerez dans une trajectoire collective : celle de ces femmes qui ont grandi dans la France toujours corsetée des années 1950 et 1960. Et qui, pour ces deux-là, sont devenues institutrices sans que sans doute ça signifie et implique exactement la même chose pour l’une et pour l’autre. Les voilà jeunes adultes à l’heure où le Mouvement de libération des femmes n’avait pas encore éclos.

Cette génération ne fut toutefois pas la première, évidemment. C’est justement ce que nous montre le petit extrait du Nouvel Observateur que Karine Bastide avait conservé dans les archives de sa mère : un petit encart daté du 27 août 1973, intitulé “Bibliothèque du féminisme”, publié à l’occasion d’un dossier sur le MLF ("Le MLF, c'est toi, c'est moi"), et que vous pouvez regarder de près ici :

"Bibliothèque du féminisme" : un encadré en forme de best of dans l'édition du Nouvel Observateur, le 27 août 1973.
"Bibliothèque du féminisme" : un encadré en forme de best of dans l'édition du Nouvel Observateur, le 27 août 1973.
- Karine Bastide

"Ouvrages de base"

Si l'on découvre au détour du travail d’édition que l’hebdomadaire assume pleinement la catégorie “ouvrages de base”, on est frappé par un contraste : ces “ouvrages de base” datent respectivement de 

  • 1963 (la traduction en français d'Une Chambre à soi, de Virginia Woolf, mais étonnamment pas la première puisque le recueil de conférences de 1928 était traduit dès 1951, par Clara Malraux)
  • 1949 (Le Deuxième sexe, par Simone de Beauvoir) 
  • et 1964 (La Femme mystifiée, de Betty Friedan). 
Les Chemins de la philosophie
58 min

Or les titres de la catégorie suivante (“Autres ouvrages”) sont souvent beaucoup plus anciens, et puisent dans des parutions très en amont dans l’histoire du féminisme en librairie. A côté de Les Guerrières de Monique Wittig, paru trois ans avant l’article, on retrouve, par exemple : 

  • Le Féminisme dans le socialisme français, par Marguerite Thibert, qui date de 1926
  • La Femme nouvelle d’Alexandra Kollontai, de 1932
  • Ou encore "La Femme révoltée par Flora Tristan", dont le Nouvel Observateur flèche une édition de 1973 mais dont les deux pieds plongent dans l’histoire du féminisme du XIXe siècle, dans le sillage de cette femme de lettres, publiée de son vivant, un siècle et demi plus tôt. 

Ces titres, parmi d’autres, contribuent à ancrer le féminisme qui se déploie dans les années 1970 et ce format “bibliothèque idéale” dans une chronologie au temps long qui peut faire réfléchir par contraste avec les ouvrages sélectionnés dans les “top” d’aujourd’hui. Il montre aussi tout le travail de visibilisation qui avait alors cours, en 1973, pour faire exister des femmes sur la durée, et notamment la trajectoire de pionnières aujourd’hui complètement court-circuitées par une mémoire à la focale raccourcie.

Flora Tristan est ainsi de ces pionnières de l’espace de la cause des femmes. Née en 1803, elle est à la fois une figure de revendication féministe, et une penseuse du socialisme. Elle qui fera du mot “paria” son étendard, lesté de tout son sens politique, était déjà reconnue pour son rôle dans les revendications d’émancipation féminine de son vivant : la toute première biographie qui lui est consacrée date de 1845, à peine un an après sa mort. C’est donc à une figure tutélaire forte, mais largement endormie au début des années 70, que se réfère ce "best of" de la bibliothèque féministe idéale façon Nouvel Observateur. On note au passage que plusieurs des ouvrages choisis sont également irrigués par une pensée socialiste qui dit bien combien le genre et la classe étaient loin de se livrer la concurrence à quoi on les rétrécit parfois hâtivement.

Si la comparaison avec les listes d’ouvrages à lire, et leur temporalité à eux, est intéressante, ce petit bout d’archive conservé par Karine Bastide après la mort de sa mère nous ouvre aussi à la place qu’a pu occuper la lecture dans l’histoire d’Huguette - et la façon dont ces lectures ont finalement modelé sa vie. Tout un chapitre du livre est justement consacré à cette expérience de lectrice, et aux petites marées et grandes déflagrations que cette expérience fécondera. C’est loin d’être le cœur d’un livre très riche, qu’on peut prendre par bien des bouts, mais c’est un chapitre qui nous éveille avec une grande efficacité à ce que peut représenter la réception d’une pensée et d’une écriture féministe.

En 1974, Simone de Beauvoir recevait environ 500 lettres par an de ses lecteurs et lectrices. Plus de 80% étaient écrites par des femmes.
En 1974, Simone de Beauvoir recevait environ 500 lettres par an de ses lecteurs et lectrices. Plus de 80% étaient écrites par des femmes.
© Getty - William Karel

Lire et écrire à l'auteur

Huguette, comme Christiane, est institutrice. Mais contrairement à Christiane, c’est pour elle plutôt synonyme de déclassement social. Huguette aime lire, et lit beaucoup. On comprend qu’elle y trouve une vie intellectuelle qui a pu faire office d’expédient, mais surtout que son sort est littéralement travaillé par ses lectures. C’est ici affaire de poupées russes, et dans l’histoire d'Huguette, l’expérience de lectrice fonctionne comme un contenu autant qu’un contenant : si Huguette tient haut la lecture, elle veut aussi écrire, et le tout a directement prise dans cette bibliothèque féministe qu’elle nourrit au fil des ans, et depuis laquelle elle semble façonner son chemin. Chez elle, l’écriture a quelque chose d’une double détente : Huguette écrit des récits, un premier roman, des textes ou des poèmes, mais elle s’adresse aussi à André Maurois d’abord, juré du prix d’un magazine féminin, puis à Simone de Beauvoir, à qui elle avait déjà dédié son tout premier récit, Institutrice de village, publié en 1969.

Une véritable correspondance se noue de fil en aiguille entre Beauvoir et l’institutrice qui raconte son “école-taudis” de Lozère, qu’elle n’a pas encore quittée pour rejoindre les flancs banlieusards de la capitale. Qui raconte aussi le cœur de sa vie de femme, d’épouse, de mère, et tout ce qui change et se bouscule dans le quotidien, les années passant. Karine Bastide avait conservé les lettres de l’écrivaine à sa mère ; un des miracles de l’enquête à quatre mains a été de retrouver l’autre partie du courrier grâce à Marine Rouch, une chercheuse qui a démarré en 2015 une thèse sur la correspondance de Beauvoir, dont le titre provisoire est pour l'instant : "Si j'en suis arrivée là, c'est grâce à vous"

A Simone de Beauvoir, Huguette écrit par exemple : "Vos livres m’ont arraché une espèce de peau épaisse qui collait à moi”. Et c’est toute l’importance capitale, presque vitale, d’une expérience de lectrice qui affleure dans ces mots malgré la déférence et l’irrégularité des lettres. Ces échanges sont fondamentalement asymétriques, où Huguette dit son admiration et Beauvoir, du haut de sa statue, l'encourage malgré tout, et lui offre de la publier par exemple dans Les Temps Modernes.

C'est l’histoire au grain fin de cette femme qui divorce (Beauvoir est contre), qui se consacre à son fils malade, qui travaille ou qui déprime. Et qui, surtout, s’affronte à ses inhibitions et à ses limites. Mais si les autrices écrivaient, en introduction de Nos Mères “qu’il s’agit de départiculariser les individus” et que les biographies particulières viennent d’abord “épaissir tout un travail de lecture et de recherche”, c’est parce qu’au-delà d’Huguette, on accède surtout à toute une histoire dans l’histoire du féminisme au tamis des lettres conservées : en 1956, Simone de Beauvoir ne recevait encore que 85 lettres de lectrices et de lecteurs dans l’année. En 1960, le chiffre bondit à 300, pour atteindre 1 046 en 1964, et retomber entre 500 et 800 jusqu’en 1974. Une note en fin d’ouvrage tirée du travail de Marine Rouch nous apprend qu’en 1959, plus de 80% des lettres adressées à Simone de Beauvoir venaient de femmes, alors qu’après Le Deuxième sexe, paru en 1949, 38% de celles et ceux qui lui écrivaient étaient des hommes.

La transmission et le mépris

Derrière ces chiffres, se dessine bien sûr ce que les spécialistes de littérature ont fini par considérer comme un sous-genre littéraire : depuis Jean-Jacques Rousseau, précurseur en la matière, des auteurs et autrices ont conservé les lettres qu’ils pouvaient recevoir (et parfois, beaucoup plus rarement, les brouillons qu’ils adressaient à ceux à qui ils répondaient). Mais cette histoire nous dit davantage. Dans cette double épaisseur de la lecture profane, et du rapport à l’intellectuelle, on découvre d’un point de vue sociologique la force exercée par des livres sur une vie, et aussi le gouffre qui sépare la grande figure de sa lectrice “ordinaire” - jusque dans les représentations que l’une et l’autre semblent se faire de leur place respective. On accède surtout, avec une acuité rare et la fluidité d'une évidence, à la façon dont la lecture peut fonctionner comme un dessillement… pour le meilleur et pour le pire. Ainsi, l’expérience de lectrice est aussi une expérience aigre-douce, où l’on sent poindre l’idée d’une dette, une fortune en dents de scie, et quelques ressacs bien cachés derrière toutes les mains tendues des best of féministes.

Dans Marie-Claire ou dans Elle, Simone de Beauvoir avait fait paraître des extraits de plusieurs de ses livres. Mais une partie du monde des lettres n’y verra ni anoblissement de l’univers de la presse féminine, ni intérêt pédagogique ou transmission : lui retournant l'un de ses manuscrits, “naïf et un peu niais”, un éditeur au Mercure de France, Renaud Matignon, répondra à Huguette qu’elle est sous “l’influence des sottes philosophies dites existentialistes telles que Simone de Beauvoir les a vulgarisées à l’usage des lectrices de journaux féminins”. Quelques années plus tôt, Bernard Pivot avait écrit dans le Figaro littéraire du 30 octobre 1967 que Simone de Beauvoir était “une femme de lettres (pour le courrier du cœur)”.

La Fabrique de l'Histoire
52 min