Voyez "Un Chant d’amour" de Jean Genet, et vibrez à la sensuelle image du sexe entre quatre murs
Par Lucile CommeauxCulture Maison. Lucile Commeaux, productrice déléguée et critique à la Dispute vous propose de partager les délices du seul et unique film de Jean Genet, hautement érotique et étrangement adapté à la situation confinée.
A n’en pas douter, les mois qui viendront verront fleurir dans les journaux et les librairies pléthore d’études sur le sexe en temps confiné, et sur son évident corollaire : la masturbation. Le sexe tout seul, et ce qu’il met en branle, n’a sans doute jamais été aussi poétique et désirable que dans Un Chant d’amour de Jean Genet. C’est le seul film de son auteur - dont on sait pourtant qu’il a écrit ou tenté d’écrire plusieurs scénarios -, vingt-cinq minutes muettes tournées et montées en 1950, en noir et blanc. On y découvre une galerie d’hommes radicalement confinés en prison, vivant chacun singulièrement avec son sexe sous la contrainte de l’isolement forcé. L’un semble désespérément amoureux de son voisin, et imprime à son visage ultra-expressif des masques d’intense désir et de frustration douloureuse. Un autre danse seul dans le petit espace de sa carrée, mains dans les poches, muscles saillants, hanches souples. Un autre encore prostré sur sa paillasse, exhibe son sexe dans un accès de folie, ou de jeu. Un maton voyeur et inquiétant les observe, dont l’arme est aussi un phallus.
Péripéties d'un film érotique
En 1950 le film n’est pas sorti. Jean Genet a alors quarante ans, il a passé plusieurs années en prison, où il a écrit Notre-Dame des Fleurs, son chef d’oeuvre publié en 1943. Il y campe le milieu homosexuel et voyou parisien, avec lequel Un Chant d’amour partage tout un attirail de motifs érotiques - braguettes gonflées, clopes sensuelles et poches trouées -, et dans lequel il a aussi trouvé ses acteurs, entre autres un danseur de cabaret montmartrois et un jeune coiffeur tunisien, souteneur notoire. Le film circule pendant plus de vingt ans sous le manteau comme un objet pornographique, et dans certains réseaux du cinéma expérimental, de Paris à New York. Jonas Mekas, figure de la cinéphilie underground décédé en 2019, a souvent raconté qu’il fut arrêté et passé à tabac pour avoir tenté de projeter Un Chant d’amour au milieu des années soixante.
En 1975, le film atterrit dans le circuit du Centre National du Cinéma, qui autorise sa distribution mais l’assortit d’une interdiction aux moins de seize ans. Un Chant d’amour n’est pas un film pornographique au sens où l’image n’en est pas crue, même si le corps s’exhibe tout à fait et que le sexe masculin en est le point focal absolu, là où doit couler le regard du spectateur à chaque plan : tendu sous la toile d’un pantalon, flasque dans la main, brandi contre un mur épais, tout y est organique et sensuel. Une scène surtout pénètre la mémoire comme un éclat érotique sublime : un homme enfile doucement dans la paroi trouée un fin fétu de paille tiré de sa couche pour souffler à même la bouche de son voisin la fumée d’une cigarette clandestine.
Le noir et blanc sculpte amoureusement la matière en reliefs profondément désirables - muscles qui saillent et rugosité de la chaux autour. La photographie signée Jean Cocteau et Jacques Natteau envisage le mou et le dur, la contrainte et le désir, le dedans et le dehors, comme des paramètres réversibles.
Lyrisme en toc et sensualité vraie
Préférez la version totalement muette à celle disponible sur Youtube, à laquelle a été adjointe une bande originale liturgique, qui explicite et interprète inutilement le versant mystique du film et de la grammaire genétienne. Le silence adjoint au noir et blanc en font paradoxalement un film de tous les temps et de tous les lieux. Les acteurs sont de toutes les couleurs, de tous les types et de tous les âges. La prison elle-même est une indétermination, un lieu minimal et quasi abstrait : quatre murs entre lesquels se trouve un homme, qui passe ses jours et ses nuits à imaginer ce que fait son voisin de cellule, le voisin de son voisin, et ainsi de suite. L’indétermination est aussi celle du point de vue. Un Chant d’amour est un film choral au sens noble, aussi musical que son titre l’ambitionne : on ne sait jamais vraiment qui est le fantasmé et qui est le fantasmant.
Comme dans le théâtre de Genet, comme dans ses romans, le désir est un principe narratif dynamique qui circule sans cesse, et les fantasmes s’emboîtent jusqu’à ignorer la primeur du regard. Lorsque le film s’achève, on ne sait finalement pas qui de ces quelques hommes a fantasmé qui et a profité de qui. Sublime manière d’abolir dans un vertige sensuel les rapports de domination et de retourner les rapports de force, qu’ils soient de classe (maton/détenu) ou de sexe (“mac”/”tante”).
Mais qu’on ne s’y trompe pas, le film n’est pas un dispositif d’esthète, il est bouleversant dans sa naïveté, et sa gaucherie même. Il y a chez Genet, dans sa manière d’aborder l’histoire d’amour, au cinéma comme dans les livres, une détermination à assumer le lyrisme toc jusqu’au cliché de fille, ainsi de cette couronne de fleurs balancée entre deux lucarnes à l’orée du film. L’auteur comme le cinéaste n’est pas à distance, mais bouche à bouche avec sa propre écriture et ses personnages. C’est toute la singularité de l’énonciation dans Notre-Dame des Fleurs, dont le télescopage de la fiction avec le présent confiné de l’écriture est un collage sensuel, celui du fantasme pur. Dans ce fonctionnement masturbatoire de la création exulte une vérité profonde, une vérité qui excède celle de la biographie, de l’époque, et du genre. Un Chant d’amour crie le sexe burlesque, magnifique et nécessaire de chambre en chambre, de confiné en confiné, et son écho nous arrive, intact.
- Un Chant d'amour, de Jean Genet est disponible sur la plateforme Viméo.
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