Parlez de Wagner, et vous vous heurterez à des suspicions vieilles de près de deux siècles, ainsi qu'à d'autres qui le sont moins. Car du plus célèbre des compositeurs allemands, né en 1813 et disparu en 1883, on a globalement hérité de deux choses : d'une musique somptueuse et submergeante, et de polémiques innombrables et sans issue.** ** Wagner et son oeuvre ont toujours été sujets à controverse : aujourd'hui, au siècle dernier hanté par la folie furieuse du IIIème Reich, mais aussi de son vivant. A l'occasion du bicentenaire de sa naissance, nous nous sommes focalisés sur un sujet précis dégagé de ce magma polémique : le lien étroit et complexe entre le compositeur, la manière dont il a évolué, et la France. Car ce rapport refléte à lui seul la situation politico-culturelle de part et d'autre du Rhin au XIXème siècle. Jean-François Candoni, germaniste, universitaire, spécialiste de littérature et d’histoire culturelle allemande :
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**►►► Dans la Matinale de ce jeudi 8 août, Benoît Bouscarel recevait Louis Oster , président du Cercle Wagner de Strasbourg, et Mathieu Schneider , musicologue et commissaire de l’exposition itinérante "Wagner vu par la France".
**Wagner et Paris : un premier séjour de jeunesse infructueux
"Les nouveautés les plus importantes qui ont été entendues dans les concerts de souscription [sont] une symphonie de Richard Wagner, dans laquelle on a trouvé un mérite remarquable, quoique l'auteur soit à peine âgé de vingt ans. " Ces quelques petites lignes de la Revue musicale de Paris, relatives à un concert donné au Gewendhaus à Leipzig, n'ont probablement pas trouvé grand écho à l'époque où elles ont été imprimées. En mai 1833, Paris connaît à peine Richard Wagner, et ce dernier le lui rend bien. En fait, il faudra attendre 1840 pour que le nom du compositeur émerge à nouveau dans la presse française, lors de la première venue du jeune Richard dans la capitale.
C'est pour fuir les dettes et les créanciers que Wagner, dont les premières oeuvres connaissent peu de succès, gagne Riga, Londres, et enfin Paris avec son épouse, l'actrice Mina Planer. Car "pour un compositeur européen désireux de percer, à cette époque, ça passait forcément par Paris ", explique l'universitaire Jean-François Candoni:
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Mais Wagner est encore jeune et n'a pas beaucoup d'œuvres majeures à proposer. De plus, d’autres noms illustres occupent la place. Philippe Olivier est m usicologue, enseignant en Allemagne , et consacre de longue date ses recherches à Richard Wagner :
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Pour le jeune Wagner, ce premier séjour parisien est donc réellement frustrant : alors qu'il espérait faire représenter Le Vaisseau Fantôme (écrit à Meudon et initialement intitulé Le Hollandais volant ), à l'opéra de Paris, des problèmes d'argent le poussent à en vendre le livret à deux librettistes. C'est le compositeur Dietsch qui fera un opéra de cette première version en 1842.
Bref, Wagner ne fait son entrée, ni dans les grandes salles d'opéra, ni dans les salons parisiens. D'où, d'emblée, une certaine antipathie pour la France. S'il y achève, Rienzi ou le dernier des tribuns , son troisième opéra considéré comme sa dernière oeuvre de jeunesse, Wagner attend son retour en Allemagne, à Dresde, pour le créer en 1842 grâce à l'appui du compositeur Meyerbeer. Là-bas d'ailleurs, le succès de Rienzi , construit sur le modèle du grand opéra de Paris, est si retentissant, qu'il lui permet d'obtenir le poste de maître de chapelle ("Kapellmeister ") à la cour royale de Saxe.
1859, Wagner tente à nouveau sa chance à Paris
Les autres villes ne sont que des "étapes". Paris est le cœur de la civilisation moderne. Wagner à Louis II de Bavière, en 1867
Malgré l'accueil mitigé reçu lors de son premier séjour en France, Wagner reste persuadé que "Faire sur les Français un effet décisif, c’est agir sur l’Europe toute entière. "
En 1849, il fuit l'Allemagne pour la Suisse suite à l'insurrection de Dresde à laquelle il a pris part aux côtés de Bakounine. Après avoir vécu une dizaine d'années en Suisse (Zurich, puis Lucerne où il finit de composer son oeuvre la plus fameuse, Tristan et Isolde ), il s'installe à Paris en 1859 avec la ferme intention de faire parler de lui. Cette fois, il compte plusieurs chefs-d'oeuvre à son actif : Le Vaisseau fantôme (1845) et Lohengrin (1850), qui ont reçu un accueil mitigé en Allemagne.
Mais aussi Tannhäuser (1845), qu'il fait jouer en 1861 à l'Opéra de Paris (où la traduction française des livrets est obligatoire à l'époque) grâce à l'intervention de la princesse autrichienne Pauline von Metternich auprès de Napoléon III. Le scandale qui s'ensuit est mémorable. **Philippe Olivier ** :
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Le compositeur est donc obligé de retirer son opéra au bout de trois représentations. Mais paradoxalement, ce tapage autour de* Tannhäuser* contribue indirectement à faire connaître son génie jusque-là méconnu, scindant la société entre les pro et les anti wagnériens : "C'est à cette époque qu'est né le wagnérisme, notamment grâce à l'admiration de Baudelaire qui a assisté à ses représentations, a pris la défense de Wagner et a écrit quelques articles qui sont restés extrêmement célèbres sur Tannhäuser et Lohengrin. ", explique Jean-François Candoni.
Et le poète n'est pas le seul adepte talentueux de Wagner ! Mallarmé, Nerval, Champfleury, Gautier, puis plus tard Barrès, Romain Rolland, Claudel, Proust, Valery, Gracq, Lévi-Strauss... comptent parmi ses admirateurs français.
Nerval, Mallarmé, Baudelaire... Pourquoi la postérité a-t-elle retenu ceux-là ? Parce qu'ils étaient du côté des progressistes. Ils incarnaient le nouvel art. Ce wagnérisme a été un formidable vecteur de création et de foisonnement artistique, littéraire, de réflexion sur l'art et sur la société en France, de 1860 jusqu'à la fin du XIXème siècle.
Mathieu Schneider, musicologue, sur France Culture le 08/08/2013
Mais le musicien ne fait pas l'unanimité, loin s'en faut. Dès la fin des années 1850, il commence à collectionner les détracteurs.** Jean-François Candoni :**
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Il se complaisait dans ce rôle de victime : victime de la presse, victime de la bourgeoisie… Il se plaisait dans ce rôle de génie incompris qui écrivait pour l’avenir, et pas pour le présent. Jean-François Candoni
Musique, écrits polémiques, forfanterie... Les origines de l'engouement français pour Wagner s'expliquent aussi par le contexte politique (l'histoire franco-allemande du XIXème siècle, mêlée de patriotismes exacerbés, n'aura de cesse d'influer sur son oeuvre et son destin). En témoigne, l'intellectuel Georges Liébert dans le magazine* L'Histoire* du 1er mars 2000 [article payant] :* "A ces motifs esthétiques se mêlent parfois des considérations idéologiques. Banni d'Allemagne en 1849 pour sa participation à la révolution, Wagner quoique muet depuis lors sur la politique, apparaît comme un démoc* rate, "victime de la tyrannie saxonne".
Alors, avec ce second séjour, Wagner a-t-il conquis la France ? Le bilan reste pour lui mitigé. Peut-être n'a-t-il pas suffisamment bien orchestré son entrée dans les coteries mondaines et le milieu des diplomates ?…
En fait, c'est en Allemagne que le compositeur parvient le mieux à s'autopromouvoir. Dès 1842, grâce à l'appui de Giacomo Meyerbeer qui lui permet de jouer Rienzi à Dresde. Vers 1870, lorsqu'il crée lui-même plusieurs "cercles Wagner", encouragé en cela par Cosima, fille de Liszt qu'il a épousée en secondes noces. Ou encore en 1876, année qui voit la création de son propre festival à Bayreuth à la faveur d'un don important de son fanatique mécène, Louis II de Bavière.
Une oeuvre dont la puissance dérange
Si Wagner fascine par les controverses qu'il suscite, sa musique envoûte presque infailliblement qui l'écoute. Liszt, qui crée le Lohengrin à Weimar à l’époque où Wagner est en exil, affirme ainsi qu’en dirigeant le prélude, il a pris conscience qu'il était possible de subjuguer par la musique. Quant à Baudelaire, il va jusqu'à utiliser le terme d'"anamnèse ". Car l'oeuvre de Wagner passe pour jouer sur les nerfs de l’auditeur, une dimension qui fascine les décadents : "Wagner a dit lui-même vouloir développer la dimension "pathologique" de la musique, qu’il exploite jusqu’au bout . Deux extrêmes se retrouvent dans ses opéras : la dimension irrationnelle et la dimension intellectuelle ", souligne** Jean-François Candoni ** :
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Un pouvoir donc, tributaire de la dimension littéraire de l'oeuvre de Wagner, pour qui il n'existe pas de musique pure. Premier compositeur à écrire lui-même ses livrets de manière extrêmement systématique, l'auteur de Parsifal (1882) se considère comme un artiste total, voire un poète. Il est obsédé par l'idée que la musique est un simple medium devant toujours exprimer une intention poétique qui va au-delà même de la musique : "*Il sémantise la musique en associant un motif musical à une action scénique, une idée ou un personnage… Il fait de la musique un signe au sens sémantique : il y a un signifié et un signifiant. C’est ça aussi qui a fait le pouvoir de fascination de Wagner, c’est qu’il utilise la musique comme instrument de propagande." *
La France est un peuple littéraire, un peuple de théâtre. La chose qui a fasciné, c'est l'idée que la langue puisse être une musique. Et les symbolistes, Mallarmé entre autres, se sont vraiment inspirés de ce que Wagner a fait dans ses livrets au niveau des résonnances internes du vers. Ils s'en sont servi pour créer une poésie qui puisse s'extraire d'un contenu trop rationnel.
Mathieu Schneider sur France Culture, le 08/08/2013
Même les admirateurs de la première heure devenus détracteurs de la dernière heure, comme Maurice Barrès et Léon Daudet dont les avis se sont modifiés au gré de l'histoire politique franco-allemande (défaite de la France en 1870, affaire Dreyfus...), ne désavouent pas le génie de Wagner. Mais ils imputent l'engouement qu'a pu susciter sur eux sa musique, au caractère "maléfique " de celle-ci. Ses oeuvres sont "une pente vers les gouffres ", écrit ainsi Barrès dans La mort de Venise (1902).
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Citons également Nietzsche, longtemps ami et admirateur de Wagner, qui a voulu au bout d'un moment se démystifier à travers l'écriture du Cas Wagner en 1888, cinq ans après la mort du compositeur : "Wagner produit le même effet que l'ingestion réitérée d'alcool. Il engourdit, il alourdit l'estomac. (...) Beaucoup plus grave est la corruption des idées. L'adolescent dégénère en crétin - en «idéaliste». Il est bien au-dessus de la science : en cela, il est au niveau du Maître. Par contre, il joue les philosophes, il rédige les Bayreuther Blätter : il résout tous les problèmes au nom du Père, du Fils et du Saint « Esprit wagnérien. » "
Le temps passant... : francophobie de Wagner et montée de l'antiwagnérisme en France
Jusqu'en 1870, l'oeuvre wagnérienne est globalement très bien accueillie à Paris. Jules Pasdeloup, le fondateur des "Concerts populaires" en 1861, qui avait été son premier zélateur dans la capitale, fait jouer avec succès Rienzi en 1869. Mais la guerre franco-prussienne, qui voit la chute de l'Empire français en 1870, vient changer la donne en attisant les nationalismes. Wagner lui même se laisse aller à une critique virulente de la France et des Français. Un chauvinisme conservateur qui ne laisse pas d'intriguer, après la jeunesse révolutionnaire du compositeur, et qui lui ferme les portes de toutes les grandes salles d'opéra de Paris. Jean-François Candoni :
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La musique de Wagner n'est plus pour nous une question d'art, c'est une question d'ordre public.
Revue Le Ménestrel , 1876
Wagner meurt en 1883. Il profitera à peine de son retour en grâce à Paris (mais s'en souciait-il seulement ?) dû à la persévérance de Jules Pasdeloup et à l'apaisement du climat politique grâce, notamment, à l'Exposition universelle de 1879.
Dix ans après sa mort, à partir de 1894, l'affaire Dreyfus lui attirera à nouveau les haines passionnées de ses contempteurs, qu'ils soient anti-allemands ou antisémites.
Entre polémiques et génie incontesté, que reste-t-il du wagnérisme aujourd'hui ?
Adolf Hitler avait 16 ans lorsqu'il est sorti très fortement ébranlé d'une représentation de *Rienzi * : "C’est là que tout a commencé ", racontera plus tard le dictateur à sa mère. Cette récupération de l'oeuvre wagnérienne par le IIIème Reich fera dire à Woody Allen cette phrase devenue célèbre : "Quand j'écoute trop Wagner, j'ai envie d'envahir la Pologne. "
C'est un fait : Wagner était un antisémite forcené, comme l'ont révélé des propos proférés juste après la révolution de Dresde. En 1850, il publiait ainsi un article intitulé "Das Judenthum in der Musik" (La Judéité dans la musique) dans le Neue Zeitschrift für Musik (Nouveau Journal de la Musique). Son objectif est alors d'"expliquer à nous-mêmes l'involontaire répugnance que nous avons à l'encontre de la nature et de la personnalité des Juifs, ainsi que pour justifier ce dégoût instinctif que nous reconnaissons pleinement comme plus fort et plus irrésistible que notre zèle conscient de nous en délivrer ."
Nombre d'explications plus ou moins farfelues ont été élaborées pour tenter d'expliquer cette haine de Wagner à l'égard des Juifs. Certains ont même avancé que son père biologique possédait des origines juives. Une hypothèse balayée par Jean-François Candoni qui évoque plutôt la rivalité avec d'autres musiciens d'origine juive... mais pas seulement :
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Que reste-t-il aujourd'hui de toutes ces polémiques longuement débattues, et de tous ces questionnements qui ont émergé autour de l'homme et l'oeuvre aux XIXème et XXème siècles ?** Jean-François Candoni :**
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►►► Les émissions à réécouter
- Les Vendredis de la musique du 8 avril 2011, sur Le Crépuscule des dieux
- Mauvais genres du 6 avril 2013, sur l'univers wagnérien et la culture de genres
- Une semaine que Les Nouveaux chemins de la connaissance ont consacrée à Wagner en avril 2013 : volet 1 | 2* | 3 | 4
Wagner, un Allemand à Paris, par Georges Liébert
Article paru dans la revue L'Histoire, en mars 2000 [lien payant]
Richard Wagner : Aus gallischer Sicht - Vu de France
Exposition proposée par la Bibliothèque nationale et universitaire de Strasbourg, du 19 juillet au 27 août 2013