Livraisons de colis : "On avait organisé un système qui poussait les sous-traitants à travailler dans l'illégalité", dévoile un ancien responsable de l'entreprise TNT-FedEx

Camion de livraison de colis (photo d'illustration). 
Camion de livraison de colis (photo d'illustration).  - JULIO PELAEZ / MAXPPP
Camion de livraison de colis (photo d'illustration).  - JULIO PELAEZ / MAXPPP
Camion de livraison de colis (photo d'illustration).  - JULIO PELAEZ / MAXPPP
Publicité

1,7 milliards de colis ont été livrés en France en 2021, selon l'Autorité de régulation des communications électroniques (Arcep). Le chiffre d’affaires du marché de la distribution de colis a augmenté de 11,4% par rapport à l'année précédente.

À l’approche des pics attendus des commandes en ligne de Noël,  franceinfo s’intéresse aux dérives de la livraison express. À Marseille, deux hommes, deux maillons de cette chaîne, ont choisi de sortir de l’ombre pour dénoncer un système qu’ils jugent au bord de l’explosion. Et il leur faut du courage car une forme de loi du silence règne dans ce secteur, comme dans celui de la grande distribution.

Alexandre, "le repenti" et Hervé, "le sous-traitant"

Pendant des années, Alexandre Dol était l’un des responsables du dépôt TNT-FedEx de Marignane "qui voit passer près de 20 000 colis par jour dont plus de 80% sont livrés par des sous-traitants". Il servait de courroie de transmission entre sa direction et les chauffeurs-livreurs. Mais, à l’en croire, sa mission pour le groupe américain, c’était de pousser toutes ces petites entreprises de livraison express à accepter des conditions toujours plus dures, à des prix toujours plus bas."On leur dit : 'écoute, tu gagnes 3€ pour livrer un point de livraison mais il faudrait que tu sois 2,5€, puis à 2,4€'. L'année suivante, c'est 2,3€ parce que 'tu comprends c'est la crise', et ainsi de suite", raconte-t-il. "On avait organisé un système qui poussait les sous-traitants à travailler dans l'illégalité, qui les menait indubitablement à ne plus déclarer des salariés puisque la masse salariale, chez le sous-traitant, c'est la quasi-seule variable d'ajustement. Je participais à un système qui étranglait des sous-traitant, on les traitait comme des machines. Bien sûr que c'est nous qui imposions ces tarifs là. Personne d'autre".

Publicité

Une relation "dominée-dominant"

Ce traitement Alexandre l’a fait subir à Hervé Street, le "sous-traitant". Il livrait pour TNT-FedEx dans les 12e et 13e arrondissements de Marseille, à Allauch, Plan-de-Cuques, Aubagne, Cassis, La Ciotat. Mais d’années en années, alors que le groupe américain fait des profits records, le prix du contrat d’Hervé est revu à la baisse parfois plusieurs fois par an. Pour ce petit patron marseillais pur-jus, le rêve de travailler avec un grand du secteur se transforme en cauchemar_._ "Je me suis aperçu au fil du temps que je n'étais pas patron : je ne facturais pas librement, je ne décidais pas de mes tournées, je ne décidais pas les heures de mes chauffeurs, je ne pouvais même pas fixer le montant de leurs salaires puisqu'il m'était imposé, à perte."

"On voulait m'inciter à frauder."

Hervé explique qu'il ne se versait plus de salaire, qu'il négligeait l'entretien des véhicules de son entreprises et qu'il n'était pas en mesure de payer les heures supplémentaires. "On vous rémunère 1 800 euros pour une tournée mais vous avez une tournée où vous avez 4 200 euros de frais. Tous les sous-traitant dans le domaine du transport et pas seulement chez FedEx, on est tous étranglé. C'est comme ça que ça marche." En 2017, Hervé est acculé. Il s’en plaint à TNT-FedEx qui casse immédiatement son contrat.

À force de pousser des sous-traitants dans le désespoir ou l'impasse, Alexandre, l'ancien responsable de FedEx, a craqué. Il se souvient du point de bascule_."J'ai estimé_ qu'on avait vraiment franchi une limite, quand un cadre supérieur de la boîte m'a laissé un message sur mon portable professionnel". Dans ce message, on entend cet homme déclarer : _"_Ouais Alex, c'était pour savoir si tu avais trouvé des saving. Alors si tu as trouvé des saving, tu peux me rappeler. Si tu n'as pas trouvé, tu sais quoi, tu peux directement aller pointer au Pôle emploi". Alexandre Dol explique : _"Les saving, ce sont les économies que l'on fait sur la sous-traitance. Voilà. Ç_a c'était l'ambiance en interne". Il dénonce "un système où on pousse les sous-traitant à ne pas gagner d'argent parce qu'on a besoin de faire des bénéfices, on a besoin de dégager de la marge, et on se fout éperdument de savoir si leurs chauffeurs sont payés ou s'ils sont déclarés. On sait. On ne peut pas ne pas savoir et pour moi ce n'était plus possible". L'ancien responsable de TNT-FedEx a depuis été licencié.

_

Alexandre Dol, ancien responsable du dépôt TNT-FedEx de Marignane et Hervé Street, ancien sous-traitant de l'entreprise Fedex. 
Alexandre Dol, ancien responsable du dépôt TNT-FedEx de Marignane et Hervé Street, ancien sous-traitant de l'entreprise Fedex. 
- Stéphane Pair / FRANCE INFO

_

Une union pour dénoncer la brutalité dans ce secteur

Alexandre, "le repenti" et Hervé, "le sous-traitant", ont créé ensemble une association et bataillent en justice. Sollicité par franceinfo, FedEx explique que le dépôt de Marignane n'a jamais posé de problème et fait l'objet d'audits réguliers. Selon nos informations, TNT-FedEx de Marignane est pourtant bien visé par une enquête préliminaire ouverte à Lyon pour "délit de marchandage" et "prêt illicite de main d'œuvre". Basé à Marseille, l’avocat Emmanuel Molina défend Hervé et Alexandre dans leur combat judiciaire contre TNT-FedEx. Il porte également d’autres dossiers similaires de sous-traitants ou d’anciens responsables logistiques licenciés pour avoir dénoncé certaines méthodes dans leurs sociétés-mères.

"Ces affaires sont extrêmement révélatrices d'une forme d’ubérisation de la vie économique appliquée au domaine de la sous-traitance."

"On voit un certain nombre de pratiques contraires au droit des sociétés, au droit du travail, voire même au droit de la concurrence. Ces pratiques modifient les règles contractuelles d'exécution des contrats de sous-traitance et placent les sous-traitants dans une situation d'extrême précarité et de dépendance économique", explique me Molina. Selon lui, "ce déséquilibre dans les relations commerciales se caractérise d'abord par une concentration extrême du volume du chiffre d'affaires de ces sous-traitants. Ils finissent par travailler pour un unique donneur d’ordre. La puissance de négociation et la puissance économique sont du côté des donneurs d'ordres. C’est une relation du fort au faible et cette grande fragilité fait obstacle, dans bon nombre de cas, à des actions en justice". Il estime qu'il "est urgent que le débat soit posé tant sur le plan judiciaire que sur le plan législatif".

Pour Alexandre et Hervé, désormais amis, le problème n’est effectivement pas qu’une dérive locale. "Partout, les sous-traitants et les livreurs sont traités comme des kleenex". Pour étayer leur affirmation, ils présentent Najib. Ce jeune marseillais de 22 ans livrait Amazon pour le compte du sous-traitant Fast Despatch, aujourd’hui en liquidation judiciaire. "Parfois on commençait le matin à 9h et on finissait très tard le soir. Le maximum que j'ai pu faire c'était 1h30 du matin. On doit avoir dans les 150 points [de livraison] et tout ça c'est en courant", se souvient-il.

Son travail générait beaucoup de stress : "Le midi, on ne prend pas de pause, on nous appelle pour dire : 'Où es-tu ? Pourquoi tu t'es trompé ? Pourquoi tu as sauté un point ? Une fois je me suis fait braquer à l'arme à feu, il n'y a pas eu d'enquête. Il n'y a rien eu. Il n'y a aucune considération pour les livreurs. Il n'y a rien", déplore Najib.

"Parfois j'étais dans le véhicule, je m'arrêtais avec une boule au ventre en me disant : 'Qu'est-ce que je fais ? Est-ce que j'arrête maintenant ? Est-ce que je tiens le coup ?'"

Selon l'Autorité de régulation des communications électroniques (Arcep),  le chiffre d’affaires du marché de la distribution de colis a atteint en 2021, 9,6 milliards d’euros, soit une hausse de 11,4 % en un an. 1,7 milliard de colis ont été livrés en France. Selon les chiffres communiqués à franceinfo par l’URSSAF, seulement 98 sous-traitants – dont une majorité de sociétés de moins 50 salariés – se sont fait redressés l’an dernier pour "travail dissimulé" lors de contrôles surprises. L'URSAAF a mené 1122 contrôles en 2021. Un chiffre qui interroge face à la myriade de petites et micro-sociétés qui se sont créées ces dernières années avec le boom du e-commerce. Selon l’agence Ellisphere, le secteur compterait près de 397.000 sociétés et micro-sociétés de transport express. "C’est l’arbre qui cache l’Amazonie", réagit Stéphane Pain, ancien chauffeur-livreur et délégué syndical central CGT chez DHL France. "Sans travail dissimulé, les sous-traitants sont trop chers. Alors pour survivre, dit le syndicaliste, les petits prennent le risque d’être sanctionnés à la place des grands. C’est la réalité", résume-t-il.