60 ans après la répression du métro Charonne, "sortir de l'oubli"

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60 ans après la répression du métro Charonne, "sortir de l'oubli"

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Yves Bernard, fils de Jean Pierre Bernard, mort au métro Charonne, et Gilles Manceron, historien de la guerre d'Algérie
Yves Bernard, fils de Jean Pierre Bernard, mort au métro Charonne, et Gilles Manceron, historien de la guerre d'Algérie
© Radio France - Rémi Brancato

Le 8 février 1962, neuf manifestants meurent au métro Charonne, à Paris, sous les coups de la police, en répression d'une manifestation pacifique contre les attentats de l'OAS et pour l'indépendance de l'Algérie. 60 ans après, les victimes demandent toujours la reconnaissance d'un "crime d'État".

"Je suis entrainé vers les marches du métro, totalement malgré moi". Ce 8 février 1962 à Paris, Maryse Tripier est l'une des centaines de victimes de la répression policière au métro Charonne, à Paris. Elle participe à la manifestation, interdite, pour la paix en Algérie, qui dénonce les attentats de l'OAS (organisation armée secrète). La veille, une petite fille de quatre ans, Delphine Renard, est grièvement blessée au visage lors d'un attentat au domicile d'André Malraux et sa photo a ému les Français, entrainant une grande mobilisation commune aux partis de gauche et syndicats, le PCF, le PSU, la CGT, la CFTC et l'UNEF notamment.

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Maryse, alors âgée de 17 ans, militante anticolonialiste, habite Boulogne et est lycéenne à Sèvres. Elle a déjà participé à des manifestations en faveur de l'indépendance de l'Algérie. Ce 8 février au soir, elle prend part au cortège majoritairement communiste, qui se disperse. Elle n'a pas entendu l'ordre donné par les organisateurs que, déjà, la police charge sur le Boulevard Voltaire. "La plupart des policiers qui étaient là étaient des brigades de district, des volontaires anti communistes, anti algériens, alors je me suis dit qu'il fallait que je m'en aille" raconte-t-elle aujourd'hui, comme elle l'a fait en 2012, lors du cinquantenaire dans un roman graphique d'Alain et Désirée Frappier.

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Maryse Tripier, sociologue émérite, victime à l'âge de 17 ans de la répression au métro Charonne le 8 février 1962
Maryse Tripier, sociologue émérite, victime à l'âge de 17 ans de la répression au métro Charonne le 8 février 1962
© Radio France - Rémi Brancato

Prise dans la foule, elle "chute" dans les escaliers du métro Charonne. "Il y a quelqu'un sous moi, et puis des gens au dessus, c'est comme un millefeuille, un magma". Elle perd conscience du temps : "Je me suis dit 'respire, trouve un endroit pour respirer, respirer, respirer'". En haut, sur le boulevard, les membres des brigades spéciales de la préfecture de police, dirigée par le préfet Maurice Papon, frappent avec leurs "bidules", ces matraques en bois, et projettent des grilles en fonte, extrêmement lourdes, ou même des tables de cafés en métal sur la masse comprimée des manifestants.

"Le sang qui était sur moi n'était pas le mien"

Maryse parvient à s'enfuir par le métro, aidée par des camarades : "Le sang qui était sur moi n'était pas le mien, la personne en dessous de moi - c'était un monsieur - je pense qu'il est mort". Elle rentre chez elle, retrouve ses parents : "C'était un choc, une sidération". Elle souffre de contusions mais "ce qui est le plus important, ce n'est pas d'être blessée, c'est d'être survivante".

Comme Maryse, la répression sanglante au métro Charonne fait environ 250 blessés à des degrés divers. Elle tue aussi neuf personnes, dont Jean-Pierre Bernard, 35 ans. Cet agent des PTT, dessinateur, syndiqué CGT et membre du parti communiste est lui aussi tombé dans la bouche du métro, son corps comprimé par la foule.

"Ils m'ont volé mon père"

"Il a voulu prendre le métro et il s'est retrouvé à tomber sur les personnes qui étaient déjà tombées devant lui et il est mort étouffé, la rate éclatée par la compression des kilos et des kilos qu'il avait sur lui" raconte son fils, Yves Bernard, aujourd'hui âgé de 62 ans, sur les lieux où son père a trouvé la mort. "Cela fait une dizaine d'années que j'arrive à venir ici sereinement, avant, émotionnellement, c'était très très dur parce que c'est resté une plaie ouverte".

Cet événement a empoisonné la vie de ma famille depuis 60 ans

Yves Bernard (à droite), avec l'historien Gilles Manceron
Yves Bernard (à droite), avec l'historien Gilles Manceron
© Radio France - Rémi Brancato

À l'époque, Yves n'a que deux ans : "Ils m'ont volé mon père. Le seul souvenir que j'ai, ce sont des photos qu'on avait à la maison ou qui sont parues dans la presse". "Cet événement a empoisonné la vie de ma famille depuis 60 ans : mon frère aîné s'est suicidé, mon deuxième frère s'est tué à coups d'alcool et de tabac."

Toute sa vie, Yves a porté la mémoire de son père et des victimes de Charonne, de cette "répression sauvage, comme on en a pas vu beaucoup dans ce pays". Il dénonce la responsabilité des policiers "volontaires dans cette brigade, tout à fait identifiables et [qui] n'ont jamais été condamnés", les lois d'amnistie post guerre d'Algérie empêchant toute procédure judiciaire.

Les communistes et la CGT "particulièrement visés par Maurice Papon"

Ce 8 février, la manifestation se constitue en plusieurs points de rassemblements selon les sensibilités politiques de l'époque, du PSU au PCF notamment. Pour l'historien, spécialiste de la guerre d'Algérie, Gilles Manceron, si le rassemblement du PCF et de la CGT est "plus particulièrement ciblé par Maurice Papon" c'est en raison de l'anticommunisme "y compris au sein du gouvernement, avec notamment le ministre de l'Intérieur Roger Frey, et de partisans de l'Algérie française très anticommuniste". "Le fait de cibler un cortège PCF, CGT, c'était assez logique parce qu'il fallait montrer que la France ne céderait pas devant une demande émanant des communistes" rappelle-t-il aujourd'hui.

Le premier ministre Michel Debré avait gardé la responsabilité du maintien de l'ordre en France

Des ordres oraux sont donnés aux policiers ce jour-là, estime-t-il, à la préfecture de police de Paris. Mais selon lui, la responsabilité de cette répression meurtrière concerne le plus haut niveau de l'État. "Même si les meneurs de cette répression sont Maurice Papon, le préfet de police, et le ministre de l'Intérieur Roger Frey, le premier ministre Michel Debré avait gardé la responsabilité du maintien de l'ordre en France" souligne Gilles Manceron. "Il avait tenu à la conserver alors qu'il était dépossédé du dossier algérien, il n'avait comme possibilité de peser sur les événements que d'encourager la répression, en France même". Quelques jours après le 8 février, Michel Debré se rend d'ailleurs à la préfecture de police pour afficher son soutien au préfet Papon.

La répression de Charonne, "l'événement qui a le plus frappé l'opinion française"

60 ans après, une commémoration est prévue, à 18 heures au métro Charonne ce mardi, organisée par le "comité vérité et justice Charonne", en présence du candidat PCF à la présidentielle Fabien Roussel et du secrétaire général de la CGT, Philippe Martinez. Et quatre mois après qu'Emmanuel Macron a qualifié de "crime inexcusable pour la République" le massacre de plus de 120 Algériens le 17 octobre 1961, Yves Bernard attend "ce qu'attendaient les familles et les amis des Algériens qui ont été massacrés en octobre 61, c'est à dire la reconnaissance du crime d'Etat puisque les responsables n'ont jamais été poursuivis ni condamnés". 

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La qualification de "crime d'Etat" n'a pas été retenue pour le 17 octobre 1961, et pour Gilles Manceron, il y a peu de chances qu'Emmanuel Macron prononce ces mots" au sujet du 8 février 1962. Mais pour lui, "il ne faut pas oublier Charonne parce que c'est l'événement qui a le plus frappé l'opinion française" choquée, rappelle-t-il, de la photo de Delphine Renard blessée. Cinq jours après la répression, des centaines de milliers de personnes se rassemblent pour les obsèques des militants tués, au Père Lachaise, à Paris : "c'est l'événement qui a montré que l'opinion française basculait dans un sens favorable à l'indépendance de l'Algérie et qui a précipité la signature des accords d'Evian le 18 mars 62".

"Le pouvoir d'Etat n'a jamais fait de geste mémoriel envers les victimes de Charonne"

Après les mots d'Emmanuel Macron le 17 octobre dernier, Maryse Tripier aussi attend un message du président. "Octobre 61, c'est la révolte contre le couvre feu et c'est un massacre de masse, nous, c'est la pression des démocrates, des progressistes, des anticolonialistes, des antifascistes et je ne voudrais pas que ces acteurs de l'indépendance de l'Algérie soient oubliés" défend-elle.

Pour la militante, le travail sur la guerre d'Algérie, commandé récemment par Emmanuel Macron à Benjamin Stora est une avancée, mais elle rappelle que "le pouvoir d'Etat n'a jamais fait vraiment un geste mémoriel envers les victimes de Charonne" et lui demande "de les reconnaitre aussi comme le résultat d'un crime d'État : il faut au moins que cela sorte de l'oubli".