
Une vie de labeur, de discrétion, souvent de solitude pour ceux qui souvent ont laissé la famille dans leur pays d'origine pour venir travailler en France. À Paris, une association aide ces invisibles âgés et précaires. Reportage dans le café où ces vieux migrants retrouvent un peu de réconfort et d'aide.
"C’est un endroit spécial. Quand on vient ici, on finit toujours par y revenir". Maïa Lecoin sait de quoi elle parle. Elle a 18 ans, elle est stagiaire, quand elle découvre le monde si discret des "chibanis", ces vieux immigrés aujourd’hui à la retraite, déchirés entre la France et leur pays d’origine. Aujourd’hui à 30 ans, Maïa Lecoin va devenir la nouvelle directrice du "café social", lieu incontournable de Belleville. C’est un espace de convivialité pour ces personnes âgées, en exil, souvent dans une grande précarité. Le terme "chibani" signifie vieux, vieillard en arabe du Maghreb. Plus largement, il désigne ces hommes pour la plupart qui ont quitté leur pays pour venir travailler France (dans le bâtiment bien souvent). Ces vieux immigrés sont en France depuis des des décennies désormais. Pour eux, le retour au pays natal est souvent difficile tant le lien est distendu.
Le café, géré par l’association Ayyem Zamen, a été créé par Moncef Labidi, il y a 15 ans. Né en Tunisie, sociologue de formation, il arrive en France en 1977. Très vite, il est touché par ces silhouettes qui s’échinent à ne jamais se faire remarquer, "ces grappes humaines, qui se demandent jamais rien". "J’avais un travail dans un quartier populaire de l’est parisien", raconte Moncef Labidi. "Ils ont fait passer le message : 'un tunisien donne un coup de main pour les papiers'. Très vite, il y a eu une file d’attente devant mon bureau pendant la pause déjeuner."
L’idée du café social est née. Il ouvre en 2003. "Un jour l’un de ces immigrés m’a confié qu’il n’était bien ni ici, ni là-bas. Il se sentait bien dans l’avion. J’ai voulu faire cet avion, ici".

Ces vieux migrants viennent avec une pochette sous le bras : à l'intérieur toute leur vie administrative
En quinze ans, le public du café social s’est élargi (800 adhérents désormais. 90% d’entre eux sont en France depuis au moins 25 ans). "Il y a tellement peu de structures adaptées qu’on a même eu par le passé un monsieur qui venait de Normandie tous les mois pour faire le point sur ces formalités retraite et santé" reconnaît Cindy Narme, assistante sociale depuis trois ans.
Les matinées sont chargées, bruyantes, animées : ce sont les rares moments de vie dans une vie de silence et d’absence. Ici les invisibles défilent : il y a Rebah. Elle sort de l’hôpital pour des examens de routine. Elle vient ici "par réflexe. Aller où ? C’est mon habitude. Ma fille m’aide mais je ne peux pas l’ennuyer pour rien". Il y a Mabrouk, une gueule d’acteur qui aime charmer. Lui, il a simplement lui besoin d’un café avec ses amis. Il parle de la Tunisie comme de sa maison, mais dans laquelle il a encore des problèmes à régler.

Il y a Ahmed. Il veut être aidé à comprendre le dernier papier reçu par la caisse de retraite. Il y a Moussa, toujours en activité à 65 ans: "Je ne fais plus de marteau piqueur, je suis magasinier". Il veut un éclairage sur son arrêt de travail suite à une opération de la cataracte.
Ici, comme dans tous les autres cafés de France, c’est un lieu de vie, de bonheurs et de malheurs, de petits et de grands tracas. Mais ici plus qu’ailleurs, il entend briser la solitude de "ceux qui portent jusqu’à la mort la dramaturgie de l’exil" témoigne Moncef Labidi.
Accompagner ces migrants dans leur vieillesse
Les "chibanis" vieillissent (45% ont plus de 70 ans), et les travailleurs sociaux sont confrontés à des situations de perte d’autonomie. C’est pour eux un nouveau défi.
Comme l’exemple de cet homme qui dormait "gratuitement" à même le sol dans un restaurant en échange d’un travail. Il a 70 ans. Le dos cassé comme tous ceux qui ont trop porté de choses dans leur vie, mais désormais il souffre de troubles cognitifs importants. Il doit être placé dans une résidence spécialisée.
"On n’a pas anticipé le vieillissement de cette population" analyse le docteur Mouna Romdhani, neuro-psycho gériatre à l’hôpital Bretonneau à Paris. Beaucoup de vieux migrants sont analphabètes, ont un faible niveau en français. Ces barrières rendent le diagnostic difficile pour les maladies dégénératives.

"La vieillesse est un piège pour eux" affirme Moncef Labidi, le fondateur du café social. C’est devenu un défi pour les équipes pour gérer la prise en charge et l’accès aux dispositifs spécialisés. Là où la mort peut pour certains être une forme d’apaisement : "Pour beaucoup, le vrai retour au pays c’est celui de la dépouille. C’est ce qui scelle leur promesse de retour Avant ils ne peuvent pas l’envisager. Ils ne sont plus père, plus mari."
Le public se féminise
Rebah se présente comme "la vieille de la maison", ce fût l’une des premières femmes adhérentes. Elles étaient deux à l’ouverture du café. Aujourd’hui, elles représentent 20% des adhérents (5% à l‘ouverture), "les plus autonomes, les plus participatives aux activités" se félicite la nouvelle directrice Maïa Lecoin.
Un poste a été créé pour les activités consacrées aux femmes, pour leur rendre le lieu aussi accessible qu’aux hommes. Mais le poste a été supprimé. Faute de financement. Financements de plus en plus durs à trouver malgré l’urgence des besoins

L’an passé, l’enveloppe allouée par la direction de l’intégration de la préfecture de Paris est passée de 100 000 euros à 60 000 euros. Cette année-là, la priorité a été donnée aux primo-arrivants. Pas aux vieux "chibanis".
L’association "Ayyem Zamen" fonctionne avec un budget de 500 000 euros annuels. Ces multiples et cumulatives baisses de financements ont représenté un trou dans la caisse de 80 000 euros. Pour combler ce déficit, il a fallu réduire la masse salariale. Le choix s’est donc porté sur le poste dédié aux activités des femmes.
Entre logements souvent insalubres ou la vie en foyer, le logement est une demande prioritaire
Le contexte budgétaire restreint s’inscrit dans une période où pourtant les projets se multiplient face à l’ampleur des défis.
L’un des plus importants, ce sont les domiciles partagés. En résumé de la colocation. Sub-sahariens et maghrébins sont mélangés. Trois personnes par appartement. Chacun sa chambre "ça c’est le luxe" témoigne Messaoud, qui n’en revient pas de partager à trois 84 mètres carrés. "Depuis cette colocation ma vie a changé à 100%" avoue ce gaillard de 81 ans, qui fait sa marche matinale tous les jours, avec sa canne dans les allées pourtant pentues du parc des Buttes-Chaumont. "__J’ai des clés de chez moi. Mes clés. Ma boîte aux lettres. Je ne vis plus à l’hôtel meublé. C’était 600 euros par mois l’hôtel. J’ai 800 euros de retraite. Là le loyer c’est 280 euros, je peux à nouveau vivre normalement.
"Avoir une chambre à moi, au début je n'y croyais pas"
Depuis qu'il peut mettre un peu d'argent de côté, Messaoud est retourné récemment en Algérie pour la première fois depuis quinze ans. Ahmed, un autre colocataire, retient surtout qu'avec cette formule la solitude n'est plus un poids. Avec son français hésitant, il décrit "la pièce de vie commune où on peut se retrouver. On n'est pas obligés de partager tous les repas ensemble. Mais on sait que les autres sont là."
L’association "Ayyem Zamen" gère pour le moment huit appartements partagés, l’objectif est fixé à dix d’ici cet été.

Ce projet de "colocation de vieux immigrés" est celui de Moncef Labidi, le fondateur du lieu. Il n’a pas travaillé ici, il a créé de toutes pièces le café social. "C'est mon quatrième bébé, mes trois enfants et cet endroit". Mais il arrive le moment où celui qui s’est occupé des retraités doit lui aussi partir prendre du repos bien mérité. Moncef Labidi dit avoir bien préparé ce moment. Il cède la place et peut regarder derrière lui ce qu’il a accompli : remettre un peu d’humanité à destination de ceux qui n’en attendaient plus.
► POUR EN SAVOIR PLUS | Le manifeste pour une légitime défense du droit des immigré.e.s au bien vieillir là où ils le désirent