"Anecdotes infâmes", artistes "traumatisées"... les musiciennes attendent leur #MeToo
Par Louis-Valentin Lopez
Les violences sexistes et sexuelles dans le cinéma ont été éventées par l'affaire Weinstein, mais le monde de la musique en France tarde à faire son "MeToo". Propos graveleux en tournée, attouchements après des concerts... Le harcèlement sexuel envers les musiciennes est pourtant bien réel.
Dans l'industrie musicale le climat sexiste s'installe parfois avant les concerts, en coulisse. "Dans des loges, on m'a fait des blagues en me disant : 'est-ce que tu pourrais me faire une fellation tout à l’heure ?' Tout le monde rigole, on ne sait pas si je prends ça comme argent comptant ou comme une blague et je rigole aussi, pour essayer de m’intégrer". Ce témoignage, c'est celui de Karine Huet, accordéoniste. Cette intermittente du spectacle depuis 20 ans, secrétaire générale adjointe du Syndicat national des artistes musiciens (SNAM), se bat pour faire connaître et reconnaître les violences sexistes et sexuelles dans son milieu.
Des attouchements lors de fêtes après les concerts
Il y a ce qui se passe avant les concerts, mais aussi après. Lors de "petites fêtes", d’afters entre les musiciens, chanteurs et techniciens. "Il y a l’alcool qui passe par-là. On isole les filles, qui se retrouvent dans une situation où elles sont un peu forcées", rapporte Karine Huet. "J’ai vu beaucoup de cas où elles ont dû accepter des choses dont elles n’avaient pas envie, mais qu’elles finissent par faire. Ces viols-là sont peut-être parfois les pires : les filles culpabilisent mais n’osent pas porter plainte parce qu’elles ont l’impression de ne pas savoir si elles ont été consentantes ou pas. Elles sont traumatisées."
Le sexisme se joue aussi lors des tournées, durant desquelles les artistes se déplacent en groupe pour donner des représentations en France ou à l'étranger : "On voyage beaucoup dans les camions ou en avion. J’ai rencontré des musiciennes qui faisaient de grosses tournées de chanteurs de variété, et dans le bus, elles avaient des propositions absolument infâmes de plusieurs musiciens."
"Le problème des tournées c’est que vous changez de lieu tous les jours, avec un planning de travail qui est extrêmement contraint, dès fois ça peut être à l’étranger", souligne de son côté Claire Serre-Combe, co-pilote du collectif femmes-mixité de la CGT Spectacle, qui a créé le blog "L'envers du décor" pour recueillir les témoignages anonymes de violences sexistes et sexuelles. "Dans ces cas-là c’est extrêmement difficile de dénoncer les violences au commissariat ou en gendarmerie, faute de temps ou de moyens physiques, de moyens de locomotion…"
Le site Paye Ta Note, créé début 2019, relaie lui la banalité de la parole sexiste dans le monde de la musique. Parmi la kyrielle de témoignages anonymes recensés, certains sont d’une violence extrême. Florilège :
Le directeur d’un concours à une musicienne : "Maintenant qu’il y a des filles, il va enfin y avoir des partouzes"
Un musicien sur le positionnement sur scène : "Non mais elle faut la mettre derrière avec la gueule qu’elle a, en plus elle a les seins qui pendent"
Un musicien : "Lui il fait son féministe juste pour se taper de la musicienne : faut dire que dans le jazz il y en a tellement peu qu’on est tous sur les dents"
Un chef d’orchestre à une violoniste : "T’es prête à coucher ? Ça va ici t’es pas trop mal tombée"
Un rappeur à une musicienne : "Désolé je t’ai pas rappelée, la lettre Q ne marche plus sur mon téléphone"
Un homme à une régisseuse : "T'as couché avec qui pour partir sur cette tournée ?"
Un musicien de 73 ans à une femme de 36 ans : "Mais si tu ne couches pas avec moi, il n’y aura pas d’album ma chérie."
Une musicienne sur quatre victime de harcèlement sexuel
Le Syndicat national des artistes musiciens a mené l'enquête sur les inégalités femme / homme dans les métiers de la musique. L'étude, qui porte sur 328 professionnelles, livre un constat alarmant : une musicienne sur quatre travaillant dans le secteur a déjà été victime de harcèlement sexuel. Et encore, la proportion est minorée selon Karine Huet : "Des musiciennes avec beaucoup d’expérience m’ont vraiment raconté des histoires et des anecdotes infâmes. Mais quand on leur demande si elles vivent ce harcèlement, elles répondent que non. Elles ont tellement toujours vu ces comportements qu'elles pensent que c’est normal."

Musique et loi du silence
En toile de fond, l’envie aussi de s’intégrer dans un métier qui a des allures de chasse-gardée pour les hommes, avec seulement 5% de femmes en musique actuelle, 4% en jazz et 8% d’instrumentistes. "On rentre dans le jeu. Aujourd’hui les musiciennes sont un peu coincées dans ce schéma, c’est pour ça qu’elles ne se plaignent pas", souligne Karine Huet. "Il y a un chantage à l’embauche : c’est un métier qui fonctionne par cooptation. Si on a une réputation de 'chieuse', on a peur de ne plus avoir de travail. On sait déjà qu’on en a moins que les hommes, car dans plein d’endroits ils ont moins envie d’embaucher des filles, ils n’y pensent pas ou se cooptent entre copains. Donc pour s’intégrer, on essaie d’arrondir les angles et de supporter des choses insupportables." À cela s'ajoute le fait que le milieu est souvent perçu comme une "grande famille", décrit Claire Serre-Combe de la CGT : "Souvent, l’agresseur est quelqu’un que vous connaissez très bien : c’est d’autant plus difficile de porter plainte."
Les propos d’une femme, anonyme, sont éloquents : "Si vous trouvez une musicienne qui vous répond 'non', je veux bien la rencontrer, cela s’appelle une licorne." Une autre lâche : "Oui, fallait passer à la casserole, je n'ai jamais cédé."
"Ce que j'aimerais, c'est qu'on ait un MeeToo sur la musique"
Le mouvement MeToo a-t-il délié les langues des musiciennes ? Même si elle note une "lente prise de conscience", "pas beaucoup", regrette Karine Huet : "Dans l’enquête il y a quand même des musiciennes qui parlent de viol, de chantage sexuel à l’embauche par les chefs d’orchestre, et elles ne portent pas plainte", note-elle. "Ce que j’aimerais, c’est qu’on ait un MeeToo sur la musique. On se rend bien compte que ça peut aider à arrêter ce fléau."
"Les comédiennes ont sans doute une parole plus importante, parce qu’il y a une économie et une médiatisation plus importantes", analyse Karine Huet. "Mais il se trouve que nous on est aussi dans une situation dramatique et qu’il ne se passe rien. On voudrait bien qu’il y ait au moins un ou deux procès un peu exemplaires qui arrivent bientôt, pour nous aider à avancer à ce sujet."
"Nous sommes magnifiques et nous ne nous laisserons plus faire !" C'est l'une des phrases du manifeste, signé en avril dernier dans Télérama par plus de 690 professionnelles : le FEMM, pour Femmes engagées des métiers de la musique. Une tribune au vitriol contre les pratiques sexistes dans l’industrie musicale. Parmi les signataires, des noms peu connus mais aussi des personnalités comme Clara Luciani, Chris(tine and the Queens), Camélia Jordana ou Jeanne Added. De quoi apporter plus de visibilité médiatique au phénomène.

Une cellule d'écoute financée par le ministère de la Culture
Karine Huet de la SNAM se félicite aussi de l'annonce du ministre de la Culture Franck Riester ce jeudi : "Il a dit qu’il allait financer une cellule d’écoute pour le spectacle vivant, pour les femmes qui vivent des violences sexuelles et sexistes. Cette cellule d’écoute était prévue depuis longtemps, mais n’avait pas de financement derrière. Ça peut vraiment faire avancer les choses."
"C’est une revendication qu’on portait depuis plusieurs mois", déclare Claire Serre-Combe, qui reste prudente : "Ce qu’on attend de voir c’est cette question des financements. À quelle hauteur sera cet investissement financier, comment cette structure fonctionnera, avec quel personnel, quelle formation … il y a encore plein de questions."