Après la victoire des talibans en Afghanistan : le risque de l'effet miroir pour la France au Sahel ?
Par Emmanuel Leclère
Selon la spécialiste des réseaux islamistes Anne Giudicelli, la prise de pouvoir des talibans à Kaboul est "un électrochoc comparable à ce qui s'était passé lorsque l'Etat islamique s'était emparé de territoires en Irak".
L’Afghanistan peut-il redevenir un sanctuaire pour des organisations terroristes projetant des attentats dans le monde entier ? La vague actuelle et à venir prévisible de réfugiés afghans peut-elle être la première occasion inespérée pour ces organisations terroristes ? Est-ce une aubaine pour Al-Qaïda ? Les services de renseignement intérieurs et extérieurs français, dans une note que France Inter a pu consulter, prennent évidement en compte l'arrivée de ces ressortissants comme un risque potentiel. Toutefois, l'immense majorité des personnes accueillies actuellement sont déjà connues, puisque ce sont des familles dont le père ou la mère ont travaillé pendant des années aux cotés des organisations européennes en Afghanistan.
Les services, que ce soit la DGSE ou la DGSI, ne considèrent pas non plus que l'Afghanistan puisse devenir un nouvel eldorado pour des djihadistes comme a pu l'être Daesh en Irak et en Syrie. Le risque est autre part estime l'analyste Anne Giudicelli, l'une des spécialistes d'Al-Qaïda et des réseaux islamistes depuis 20 ans en France.
FRANCE INTER : Est-ce que l'Afghanistan peut, 20 ans après, redevenir un sanctuaire de cellules terroristes projetant des attentats à l'étranger ?
ANNE GIUDICELLI : "Au moment des négociations, à la fin de l'année dernière et jusqu'à fin février avec les Américains, les talibans ont finalisé un accord pour préparer le retrait américain dans lequel était stipulé parmi les conditions que jamais, au grand jamais, les talibans ne contribueraient à accueillir et entretenir des cellules terroristes. Après, il y a évidemment des liens très forts historiques et idéologiques, parfois de nature tribale, voire des liens familiaux parfois, entre les réseaux des talibans et ceux d'Al-Qaïda dans la région. Ensuite, il y a toujours eu au nord de l'Afghanistan des cellules d'Al-Qaïda qui ont perduré. À la chute de l'État islamique en Irak et en Syrie, on sait aussi que certains djihadistes sont venus en Afghanistan et ont réussi à tisser des liens locaux avec des talibans. Donc je dirai qu'objectivement les talibans n'ont pas intérêt à jouer la complaisance avec leurs anciens amis et montrer qu'ils n'ont rien à voir avec le terrorisme, qu'ils sont finalement des alliés des occidentaux. Mais ça c'est la ligne officielle."
Est-ce que cela peut avoir des répercussions ailleurs ?
"Ce qui est très important avec l'arrivée au pouvoir des talibans à Kaboul, c'est la dynamique que cela peut créer dans ce que l'on appelle depuis des années la 'lutte armée des mouvements islamistes'. Chez ceux parmi les moudjahidines qui estiment qu'on ne peut acquérir le pouvoir que par les armes. Dans tout ce qu'on peut lire récemment et entendre, c'est qu'Al-Qaïda, plutôt que de cibler les occidentaux, va vouloir dans la foulée du succès des talibans suivre cette logique de conquêtes des territoires. Là, il peut y avoir des rapprochements avec un certain nombre de mouvances politiques dans certains pays fragilisés où l'offre d'Al-Qaïda équivaudra à celle d'une branche armée de partis islamistes.
L'objectif sera la défaite des régimes en place soutenus par les occidentaux, ce qui était d'ailleurs à l'origine de la création d'Al-Qaïda. S'ils se recentrent ainsi, les conséquences seront en réalité très importantes en termes géopolitiques, bien plus que le risque d'attentats qui pourraient se poser sur le sol des pays occidentaux.
Ils savent bien qu'il est devenu extrêmement difficile de projeter une cellule terroriste, de passer à travers les mailles des contrôles et des services de renseignement occidentaux. De plus, ces organisations terroristes ont bien compris que projeter des attentats en occident ou contre les intérêts des pays occidentaux là où ils souhaitent conquérir le pouvoir par les armes ne servira également qu'à renforcer les régimes concernés et à justifier des aides internationales."
Du coup, quels sont les pays menacés par une telle logique selon vous ?
"Pour toutes les mouvances islamistes qui prônent une lutte armée, cette prise de pouvoir des talibans est un évènement considérable et ils se disent 'on peut le faire, c’est déjà arrivé'. En Irak, par exemple, ça commence à réagir. Quand on connaît un peu les terrains, on sait comment ces gens-là pensent et comment en tout cas ils vont travailler à ça. Évidemment, il y a en miroir l'intervention française au Sahel, menée au nom de la lutte contre le terrorisme, avec l'objectif de développer les capacités sécuritaires des pays concernés. C'est exactement ce que faisaient les Américains en Afghanistan. Et AQMI, Al-Qaïda au Maghreb islamique est aujourd'hui le premier groupe armé au Sahel qui cible, on le sait, en premier lieu la France. Il est évident que ce qui s'est passé en Afghanistan puisse les renforcer et qu'ils puissent recruter sur la volonté de jeter dehors l'occupant. Je suppose et j'espère que la France et ses alliés européens notamment vont tirer les leçons de l'expérience américaine en Afghanistan. Alors que pour l'instant, le retrait militaire français est progressif. En n'oubliant pas que les milliards donnés à l'État afghan pour renforcer ses capacités sécuritaires n'ont donné aucun résultat. C'est vraiment, je crois, le moment de repenser les approches interventionnistes. L'Union européenne dépense des milliards aussi pour ces pays-là, pour aider des États faillis et corrompus.
Ce qui se passe est un électrochoc comparable à ce qui s'était passé lorsque l'Etat islamique s'était emparé de territoires en Irak ! L'EI a échoué pour différentes raisons mais les talibans, c'est très différent !
Ils ont mis plus de 20 ans à tisser des liens locaux, à s'incruster, ils arrivent avec un projet politique et pas sur une volonté de mener des attentats. Et c'est vécu par toutes les mouvances proches d'Al-Qaïda comme une "bouchra", une bonne nouvelle divine. Au Sahel, au Moyen-Orient, en Indonésie, aux Philippines, en Asie centrale, en Ouzbékistan, au Tadjikistan, il y a des mouvances proches de la pensée talibane qui peuvent très bien se dire : 'Ils l'ont fait, on peut très bien faire tomber des gouvernements à partir de prises locales, jusqu'à arriver au pouvoir'."