A mi-parcours du procès de Willy Bardon devant les assises de la Somme, pour le viol et le meurtre d’Elodie Kulik en 2002, la cour a entendu les cris glaçants de la jeune femme, enregistrés lors d’un appel aux pompiers. L’accusation peine pour le moment à étayer les charges contre Willy Bardon.
Comment se détacher de ces cris déchirants, qui résonnent dans la salle d’audience silencieuse, en ce mercredi matin ? Un soir de janvier 2002, à minuit vingt, Elodie Kulik appelle les pompiers avec son téléphone portable. Ça commence par une sonnerie. « Les pompiers » dit l’opératrice. Tout de suite, un cri de femme envahit la salle. La voix est sur aiguë, il n’y a pas de mots, seulement ces cris répétés, qui glacent le sang. Il y en a une vingtaine, pendant les 26 secondes de l’appel, entrecoupés de bribes de voix d’hommes, et des « allô » de l’opératrice. Impossible de comprendre ce qui disent les hommes. L’appel s’interrompt brusquement, après un dernier cri d’Elodie Kulik, où l’on croit entendre « au secours ».
Ce qui frappe, surtout, à l’écoute, c’est le contraste entre la panique de la jeune femme, et le calme de ces voix masculines. La cour, les parties réécoutent la bande, 3 fois, avec des casques qui laissent encore échapper les cris déchirants d’Elodie. L’accusé, concentré, écoute, sans montrer de réaction, il sait l’importance de cette pièce à conviction. Dans la salle, Jacky Kulik reste impassible. Les amis, la famille sont venus en nombre soutenir le père meurtri.
Une bande son de mauvaise qualité
Après l’émotion, place à la science. Un premier expert vient à la barre dire que vu la brièveté de l’enregistrement et sa piètre qualité, peu de choses sont certaines. Il y a au moins deux voix d’hommes, c’est sûr, peut-être trois. Quelques bribes de phrases ont pu être décryptées : "Dis-moi ce qu’il faut faire, passe-moi les clés"… Ces quelques secondes audibles ont été comparées aux voix des suspects ; celle de Grégory Wiart, mort en 2003, dont l'ADN a été retrouvé sur la scène du crime. Et celle de l’accusé. Conclusion: il est scientifiquement impossible d’affirmer ou de réfuter qu’une des voix soit celle de Willy Bardon.
Le débat d’experts va durer toute la journée, et il est passionnant. Tous sont d’accord sur un point : la mauvaise qualité de la bande rend impossible toute comparaison automatique, à base de spectres audio. Alors qu’en faire ? Les gendarmes ont fait écouter la bande aux proches de Grégory Wiart et de Willy Bardon. Son ami le plus proche, son quasi frère, Romuald, a pleuré en l’écoutant. Il s’est dit sûr à 98% de reconnaître la voix de Willy Bardon. Un ami du club de 4X4 dit en audition : "J’ai reconnu le timbre de sa voix. Avec ce que je viens d’écouter, ça me pète à la gueule."
Six personnes ont reconnu la voix de Willy Bardon
En tout, six personnes disent avoir reconnu sa voix. Mais quelle valeur accorder à ces récits ? Pendant l’instruction, en 2013, un expert, Norbert Pheulpin, a testé leur fiabilité, en leur faisant écouter des extraits de la voix de Willy Bardon au milieu d’autres. Le chiffre est impressionnant : il les a trouvés fiables à 87%.
Mais l’expert est mort, et un professeur d’université, cité par la défense, va méthodiquement tailler son travail en pièces. Jean-François Bonastre est une pointure dans le domaine de l’authentification des voix, directeur de recherches, auteur de nombreuses publications dans des revues scientifiques. "Cet homme" dit-il posément, "n’avait ni les compétences, ni les diplômes pour être expert".
Norbert Pheulpin était acousticien. Le professeur pointe des erreurs, une méthode qui n’a pas été validée, une présentation proche du verbiage, voire des mensonges. La charge est sévère, et l’exposé passionnant. On apprend que l**’être humain, programmé pour vivre dans des groupes assez restreints, a une capacité limitée à reconnaître une voix**, à la différence des pingouins, qui identifient leur petit à son cri, au milieu de centaines d’autres.
On parle aussi de biais cognitifs : on peut être influencé si on s’attend à reconnaître quelqu’un. Aucune étude sérieuse ne démontre la fiabilité de la reconnaissance d’une voix à l’oreille. Didier Seban, l’avocat de Jacky Kulik, monte au front.
"- Vous êtes expert judiciaire ?
- Non.
- Mr Pheulpin, dont vous dénigrez le travail, l’était, auprès de la cour d’appel de Dijon. La justice lui a fait confiance."
Jean-François Bonastre répond qu’il refuse, depuis plus de 25 ans, de faire des expertises judiciaires d’authentification de la voix ; la technique n’est pas suffisamment fiable. Norbert Pheulpin, dit-il, a profité d’un créneau à prendre pour proposer ses services à la justice. "Je suis très ferme : il n’y a rien à tirer de ses écrits. Quand il parle de ‘style de parole barbare’, par exemple, je n’ai jamais vu ça ailleurs." : Jean-François Bonastre est désolé de dire du mal d’un mort, même s’il a eu l’occasion de le lui dire et de l’écrire, de son vivant.
Didier Seban tente encore, en appelle au sens commun :
"- On sait reconnaître la voix d'un proche, d'un ami, d'un comédien connu. Je suis un peu étonné de votre position générale de principe !
- Je suis bien d'accord avec vous. Moi aussi, je croyais ça. Et en étudiant la voix, je me suis rendu compte que c'est un faux sentiment. Réfléchissez dans votre vie le nombre de fois où vous êtes trompé. Par exemple, je connais la voix de mon fils. Et ça m'est arrivé d'entendre mon neveu, et de croire que c'était mon fils".
La défense jubile discrètement. C’est la pièce majeure de l’accusation contre Willy Bardon qui est en train de vaciller sous nos yeux. Le professeur ne balaye pas la valeur de ces déclarations : mais ce ne sont que des témoignages, justement, qui doivent être appréhendés comme tels. « Je ne dis pas que ce n’est pas possible de reconnaître des voix à l’oreille. Mais ce n’est pas prouvé scientifiquement. »
Les témoins vont venir à la barre, dire si oui ou non ils ont vraiment reconnu la voix de Willy Bardon, et dans quelles circonstances. Tous étaient à ce moment-là en garde à vue. Ont-ils été incités par les gendarmes à incriminer Willy Bardon ? Tout cela va énormément compter.
Gentil, serviable, grande gueule et un peu frimeur
Car que reste-t-il, au-delà de cette bande, des charges contre Willy Bardon, qui nie farouchement avoir jamais levé la main sur une femme, et encore moins enlevé, violé et tué Elodie Kulik ? Assis aux côtés de ses avocats - il comparaît libre - Willy Bardon, le crâne rasé, les yeux ronds, écoute les débats avec une extrême attention. Il y a sa proximité, son amitié avec Grégory Wiart, dont l’ADN a été trouvé sur la scène de crime.
Il y a sa personnalité, son comportement avec les femmes. Ce qui se dessine, au fil des témoignages, c’est le portrait d’un homme à plusieurs facettes. Un bon père, un ami généreux, serviable, toujours prêt à rendre service. Une grande gueule, un peu frimeur, dépensier, qui aime le 4x4 et les soirées arrosées. Voilà ce que ses proches disent de Willy Bardon. Ceux qui se sont fâchés avec lui et le traitent d’escroc, de magouilleur.
C’est encore plus ambivalent quand on en vient à sa relation avec ses femmes. Sa compagne actuelle, comme son ex-femme, l’ont décrit comme gentil, bon père. En 24 ans de vie commune, il n’a jamais été violent, dit Christelle. Tout de même, lâche-t-elle, "il m’insultait parfois, me traitait de grosse vache, me disait, ton métier, c’est de la merde, tu gagnes pas assez d’argent." Amélie, qui fut sa maîtresse pendant 7 ans avant de devenir sa compagne, raconte qu’elle était frappée par son ancien compagnon. Willy Bardon, l’oncle de ce dernier, était devenu son confident. Il l’avait encouragée à parler, à contacter une association.
Je pense qu'il respectait plus son 4x4 que les femmes
La cour s’attarde sur leurs pratiques sexuelles, sur les infidélités de Willy Bardon. "Il m’a jamais menti" le défend sa compagne. Pour elle, c’est un dragueur, certes… mais pas un homme à femmes. Willy Bardon est interrogé sur une aventure de quelques soirs, avec une femme, à l’arrière de son 4x4. "Y avait pas de banquette, c’est pas pratique, mais quand vous avez que ça...", explique-t-il benoîtement.
Et puis, il y a Myriam. Elle a gardé un très mauvais souvenir de sa brève rencontre avec l’accusé. Alors qu’il ne l’avait jamais vue, Willy Bardon l’a entreprise avec des mots si vulgaires qu’elle n’a plus jamais voulu le croiser. "J’avais une jupe, il m’a dit penche toi, je vais te prendre le cul". Au-delà des mots, elle se souvient du ton :
"On n’est pas pris pour une femme, mais pardonnez-moi, pour une grosse merde. Même pas un objet, parce que je pense qu’il respectait plus son 4x4".
L’avocat de Willy Bardon, Me Stéphane Daquo, suggère qu’elle exagère :
"- Quand même, vous le qualifiez de pervers…
- Ouais. Vous parlez comme ça aux femmes, vous ?"
Me Daquo en reste coi. Le portrait de Bardon, "dragueur" compulsif et grossier, n’est pas très reluisant. Mais on est loin, très loin des faits qui lui sont reprochés.
Le procès se poursuit jusqu’au 6 décembre, Willy Bardon encourt la réclusion criminelle à perpétuité.