Au tribunal de Marseille, un dentiste millionnaire accusé d'avoir mutilé des centaines de patients
Par Mathilde Vinceneux
Lionel Guedj, ancien chirurgien-dentiste des quartiers Nord, est accusé d'avoir entre 2006 et 2012, mutilé ses patients pour remplacer leurs dents par des prothèses et se faire rembourser par la Sécurité sociale. Son procès s'ouvre ce lundi 28 février. Plus de 320 personnes se sont constituées parties civiles.
Il leur promettait un "sourire de star". Installé dès 2005 dans le 15e arrondissement de Marseille, Lionel Guedj était le chirurgien-dentiste réputé des quartiers Nord. Il faisait la bise à ses patients et enchainait les rendez-vous. Myriam était encore au lycée lorsqu'elle s'est présentée au cabinet pour une simple carie. "A 16 ans, je me suis retrouvée avec onze dents taillées comme des tiges", souffle-t-elle.
Des années plus tard, sa colère est intacte. "Il m'a abimé les dents, les a remplacées par des dents grises et m'a fait un devis pour me mettre des dents blanches", raconte-t-elle. Sa mère, Saleha, souffre d'infections à répétition depuis que le dentiste l'a opérée. Son oncle, Aklim, a perdu toutes ses dents. "C’est catastrophique, il m’a ruiné moralement. Moi qui aimais rigoler et parler. Mon visage n’est plus le même", confie ce poissonnier de 50 ans. Il doit désormais porter un appareil.
Dans la rue, les anciens patients ont pris l'habitude de se reconnaître avec leurs bouches cassées. C'est le "sourire Guedj". Samir, chauffeur de bus, raconte une "descente aux enfers" avec sa "tête d'Elephant Man" et ses repas à base de "compotes". Joseph, chef de chantier, évoque pudiquement sa dépression, sa honte et sa mauvaise haleine. Il parle aussi de sa femme dont les gencives sont devenues noires.
Un procès hors normes après 10 ans d'instruction
Pendant six semaines à partir de ce lundi 28 février, ils seront plus de 320 à se serrer sur les bancs de la nouvelle salle du tribunal judiciaire de Marseille. Elle a été spécialement construite pour accueillir les procès hors normes. Myriam, Saleha, Aklim, Samir, Joseph et les autres, vont pouvoir faire face à l'ancien chirurgien-dentiste, après dix ans d'attente. La Caisse Primaire d'Assurance Maladie (CPAM) ainsi que cinq mutuelles se sont également constituées parties civiles.
Lionel Guedj, 41 ans, comparaît pour "violences volontaires ayant entrainé une mutilation permanente" par "le délabrement, la mortification ou l'extraction de dents sans justification médicale". Il est aussi jugé pour "escroquerie", accusé d'avoir falsifié des radios, réalisé des faux diagnostics et des doubles facturations. Il doit également répondre "d'usages de faux en écriture privée" pour des devis signés à la place des patients. Son père, Carnot Guedj, 70 ans, comparaît à ses côtés pour les mêmes chefs . Il travaillait avec lui dans son cabinet.

Le dentiste le mieux payé de France
Lorsque que la CPAM porte plainte en décembre 2011, un rapport du service du contrôle médical souligne le volume d'activité "exceptionnel voire irréaliste" du Dr Guedj. Ses journées de travail sont estimées entre 41h et 52h. Son chiffre d'affaire annuel atteint 2,6 millions d'euros en 2010, quatorze fois plus que la moyenne des cabinets dentaires dans les Bouches-du-Rhône. Il est en tête au niveau national.
En 2012, après l'ouverture d'une information judiciaire par le parquet de Marseille, le cabinet du chirurgien-dentiste est perquisitionné. Son ancien associé, sa secrétaire et son assistante dentaire confirment aux enquêteurs une cadence infernale dans la salle de consultation du dentiste : "un rendez-vous toutes les 10 minutes" et jusqu'à "70 patients par jour".
Il agissait comme un commercial, capable de vendre des glaces à un esquimau", l'ancien associé du Dr Guedj devant la juge d'instruction.
Les patients auditionnés décrivent un mode opératoire identique. Lors d'une première consultation banale - pour une carie, des maux de têtes ou un détartrage - le Dr Guedj les alertait sur l'état de leurs dents qui risquaient de tomber. Il entamait ensuite un programme massif de travaux, avec dévitalisation, pose de prothèses, bridges ou couronnes. Quand les patients commençaient à se plaindre, ils étaient pris en charge par le père, Carnot Guedj.
Jusqu'à 4,7 millions d'euros de préjudice pour l'assurance maladie
L'ancienne secrétaire et l'ancienne assistante dentaire du cabinet déplorent des soins effectués sans masques et sans désinfection. La même seringue était parfois utilisée pour plusieurs patients. Les devis étaient la plupart du temps réalisés le jour même, sans explications ou sans signatures. Des radios antérieures aux interventions ont disparu du fichier du cabinet dentaire, d'autres ont été falsifiées au feutre ou avec un logiciel. Le préjudice pour l'assurance maladie est estimé entre 3,6 et 4,7 millions d'euros.
"Les conditions d'exercice de cette activité ont permis un enrichissement personnel de Lionel Guedj, sous la forme d'un patrimoine immobilier estimé à 9.581284 euros", souligne la juge d'instruction dans son ordonnance de renvoi devant le tribunal correctionnel. Les enquêteurs ont aussi répertoriés des véhicules de luxe - une Porsche Cayenne de fonction et une Aston Martin - un yacht et une quinzaine d'œuvres d'art appartenant au dentiste.

L'ancien dentiste nie toutes violences volontaires
La moitié des victimes identifiées au cours de l'instruction étaient bénéficiaires de la couverture maladie universelle (CMU). "Le Dr Guedj ne s’est pas attaqué aux quartiers bourgeois. Il a exploité des gens qui étaient d’une grande crédulité", explique Lionel Febbraro, avocat de plusieurs parties civiles. Il espère que ce procès permettra enfin d'indemniser les victimes. Par manque d'argent, "beaucoup sont contraints de reporter les soins depuis plus de 10 ans", dénonce-t-il.
C'est le procès de l’exploitation cynique de la misère et du système d’assurance sociale français", Lionel Febbraro, avocat de plusieurs parties civiles.
Au fil des auditions depuis son placement en garde à vue en novembre 2012, Lionel Guedj a défendu sa "célébrité exceptionnelle" et son "travail de qualité". Il a expliqué pouvoir "dévitaliser une dent en 10 minutes" quand d'autres n'y parviennent qu'en deux fois 45 minutes. Il s'est aussi vanté d'être capable de "tailler un bridge en 15 minutes" contre trois heures pour ses confrères.
Confronté aux témoignages de son ancien associé et de ses anciennes salariées, il a dénoncé un "complot" et affirmé avoir agi dans l'intérêt de ses patients et non par profit. "On peut certainement lui reprocher des fautes qui caractériseraient l’imprudence voire la négligence mais certainement pas une action volontaire pour mutiler ses patients. Ce sera l’axe de défense et la question fondamentale de ce procès", soutient son avocat Me Frédéric Monneret.
Lionel Guedj et son père sont placés sous contrôle judiciaire depuis le 30 novembre 2012, avec une interdiction d'exercer. Le fils a été radié définitivement par le conseil de l'Ordre des chirurgiens-dentistes en 2016. Ils comparaissent libres mais risquent jusqu'à 10 ans de prison.