"Balade pour celle qui va voter" - La Carte blanche de Delphine Horvilleur
L'écrivaine et rabbin était l'invitée de "Boomerang". Au micro d'Augustin Trapenard, pour sa carte blanche, elle a lu un petit poème qu'elle a composé en allant voter, pour rendre hommage à toutes celles et ceux qui, avant nous, ont façonné notre avenir en se déjouant des dangers extrêmes.
Au lendemain des résultats du second tour de l'élection présidentielle, elle revient sur les moments d'émotion que cette campagne a tant suscités dans le cœur des Françaises et des Français, ce que représente un tel événement politique, ce que ce scrutin a révélé comme enjeux, les peurs comme les espérances.
Au micro d'Augustin Trapenard, elle a rappelé le besoin pour la société de recréer du lien par la construction de nouveaux récits, comme celui qu'elle a tenu à partager avec nous aujourd'hui : une histoire de transmission, de force, de ce qui nous relie à notre histoire, à nos ancêtres, de ce qu'il y a sur les épaules des nouvelles générations qui en héritent.
Le texte de Delphine Horvilleur
"Je tiens mon enfant par la main, sa petite paume dans la mienne, et nous marchons vers le bureau de vote.
Quelques dizaines de mètres nous en séparent et quelques dizaines d'années, qui sont précisément la distance entre deux générations. Et je pense à ce qui les relie les unes aux autres, à travers le temps et l'espace, et parfois des grands rêves ou des grandes peurs.
Sur ce chemin, je pense à ceux qui, avant moi, ont parcouru ces quelques mètres, à ceux que j'ai accompagnés, enfant, dans un bureau de vote, ma petite paume dans la leur pour qu'ils y déposent un bulletin. Et je me souviens de cette vieille comptine qu'on chantait à tue-tête : "Bulletins, bulletins, bulletins, tin tin, tintamarre, tintamarre, tintamarre, mare mare".
Nous marchons, mon enfant et moi, sans tintamarre, en silence, dans le même silence un peu solennel qui résonnait quand j'accompagnais mes parents les jours d'élection. Je savais que ce moment était sacré, presque religieux, au sens étymologique. Un temps qui nous fait nous sentir reliés à un moment où une génération dit à la suivante "Sache qu'un jour viendra à ton tour". Mais la file d'attente est longue et je finis par dire à l'enfant : "Et si on chantait quelque chose ?" Depuis des jours et des jours, un refrain me trotte dans la tête et je lui glisse à l'oreille : 'J'ai la mémoire qui flanche. Je me souviens plus très bien'".
Depuis des jours et des jours, j'écoute ceux qui créent de fausses équivalences, qui relativisent les dangers des extrêmes.
J'ai envie de leur dire : "Tu as la mémoire qui flanche ? Tu ne te souviens plus très bien de ce à quoi nous mène la nostalgie du passé, le fantasme de la pureté, la haine de l'étranger ?"
Mon enfance se faufile avec moi dans l'isoloir, mais jamais nous n'avons été moins isolés. Il me tend l'enveloppe. Jamais nous n'avons été autant enveloppés de souvenirs, d'héritage, de fantômes du passé. Et il me semble qu'il y a beaucoup de monde autour de nous quand quelqu'un dit "a voté".
Et, en rentrant du bureau de vote, nous avons ri et même récité des poèmes. J'ai parlé à mon enfant d'une poésie que je le lui ferai lire un jour ; un homme y raconte qu'à chaque fois qu'il se rend au restaurant, il insiste pour que la serveuse ne change pas la nappe et laisse devant lui les tâches et les miettes de ceux qui l'ont précédé. Pourquoi ? "Simplement, dit-il, pour se souvenir qu'on a vécu avant lui". Peut-être qu'il faudrait en faire autant au jour du scrutin : voter dans la conscience qu'on a vécu avant nous et que l'histoire envoie des messages comme des miettes sur une nappe, les enseignements d'un passé qu'il ne faut jamais oublier. Ne pas laisser la mémoire flancher et se souvenir très, très bien de tous ceux qui, avant nous avons, avant nous, ont su changer l'avenir sans amnésie du passé, l'histoire d'un pays qui a accueilli des hommes et des femmes venus de très loin pour gagner le droit d'y voter.
Ce sont aussi leurs souvenirs qui, ce matin, me tenaient par la main".
"Balade pour celle qui va voter"
2 min
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