Bande dessinée : deux excellentes raisons de lire « La dernière reine » de Jean-Marc Rochette
Par Anne Douhaire-Kerdoncuff
Le dessinateur du "Transperceneige" avec Jacques Lob, et plus récemment auteur d’"Ailefroide" et du "Loup" signe l’une des meilleures BD de l’année. Et gravit un échelon supplémentaire dans l’art de la narration en dessin. Ode aux femmes et à la biodiversité, deux prétextes pour se ruer sur ce livre
Jean-Marc Rochette a mis ses tripes dans cette BD. Il parle de La dernière reine comme de son chef-d’œuvre. Il est d’ailleurs sorti épuisé par sa rédaction, jusqu’à tomber malade à la dernière page.
Après Ailefroide et Le Loup, Jean-Marc Rochette clôt sa trilogie montagnarde avec cette histoire de gueule cassée de 1914. Son héros, Édouard Roux, le bien-nommé (au vu de sa tignasse rouge) trouve refuge dans l'atelier de Jeanne Sauvage. Cette sculptrice animalière lui redonne un visage, et l'introduit dans le milieu des artistes de Montmartre.
En échange, Édouard lui fait découvrir la majesté du plateau du Vercors et l'histoire du dernier ours qu'il a vu tuer quand il était enfant. Les nombreux flash-back sur l’histoire du lieu montrent que l’homme moderne n’est qu’une goutte d’eau, mais ultra-destructrice, à l'échelle du monde. La relation amoureuse est très touchante : un homme sauvé par une femme… Le trait puissant du dessin s’est fait plus précis, le réalisme des corps d’animaux rend leur présence palpable. Une très grande BD.

Deux raisons de lire « La dernière reine » de Jean-Marc Rochette
- Un personnage féminin fort
C’est grâce à une femme qu’Edouard Roux surmonte le traumatisme de sa blessure. Jeanne Sauvage (un personnage inspiré par la sculptrice Jane Poupelet, 1874-1932) va lui remodeler un visage agréable à voir. C’est elle qui le sort de la torpeur alcoolisée dans laquelle l’ancien poilu s’est réfugié.
Jean-Marc Rochette explique : « On m'a reproché de faire des histoires virilistes, sans femme ou presque. C’est faux : dans Ailefroide, ma mère, une femme forte, et ma grand-mère sont présentes. Là, j’ai mis au cœur de La dernière reine une femme comme moteur. Dans ce récit, il s’agit d’ailleurs d’un homme sauvé par une femme. Edmond Roux n’existe pas sans elle. Dans les scènes d’amour, c’est une vision inverse des codes habituels de la sexualité qui est présentée. C’est Jeanne qui ausculte Edmond, qui lui demande de se déshabiller, qui lui dit qu’elle le trouve beau et qu’il a un corps magnifique. Elle commence d’ailleurs par soulever le voile qu’il porte pour dissimuler son visage abîmé. C’est d’une sensualité folle. Mais je ne l’ai vue qu’après avoir dessiné. »

- Une inquiétude environnementale
L’ours occupe une place centrale dans La dernière reine. Il est d’ailleurs magnifiquement dessiné. Pour le représenter, et le rendre plus présent dans son livre, Jean-Marc Rochette a d’ailleurs sculpté l’animal. Le dessinateur raconte : « L’une des premières scènes avec l’ours montre une mère avec ses petits qui se fait attaquer. Les ours mâles tuent les petits afin que les mères soient disponibles pour eux. Tout n’est pas rose chez les animaux ! A l’origine de La dernière reine, il y a la mort du dernier ours dans le Vercors à la fin du XIXe siècle. J’ai pensé écrire un récit sur un homme qui défendait ce dernier ours, mais cela ne fonctionnait pas. J’ai réfléchi à un autre scénario. Il est apparu d’une façon assez évidente : si un gamin voit le dernier ours sur le plateau du Vercors en 1898, c’est qu’il va faire la guerre de 14…

J’ai mis de grandes échelles de temps pour montrer que la présence de l’ours dans le Vercors est ancienne. Il est là depuis 300 000 ans, bien avant l’arrivée de l’homme sur le plateau. Et cette histoire se termine par un coup de fusil et un animal empaillé. Quand les Chrétiens sont arrivés, la première chose qu’ils ont faite a été d'attaquer l’ours, l’animal totémique des païens. Ces sauts dans le temps permettent de montrer la compétition entre l’homme et l’ursidé.
L’écologie est très présente dans le livre, mais dans les années 1920 dans le Vercors, ce n’était pas le cas. Les animaux n’étaient pas protégés. De ce point de vue, cela va mieux aujourd’hui, mais seulement ici. Ce livre est d’ailleurs une déclaration d’amour à ma montagne. Ailleurs dans la Beauce, en Afrique ou dans les océans, c’est bien pire.
L’environnement me touche car on arrive à un niveau de tragédie proche des ténèbres. Je suis très inquiet. Pas pour moi, je m’en fiche, et je n’ai pas de gosses. Mais si j’avais des descendants, je serais très anxieux. D’ici trente ans, cela va sentir très mauvais pour l’homme et pour la planète. Dans ce livre, je voulais qu’on perçoive cette inquiétude. C’est pourquoi La dernière reine est un récit assez noir. »
La dernière Reine de Jean-Marc Rochette est paru chez Casterman