Beyrouth : "La fumée rousse au moment de l'explosion, ça confirme que c'est bien du nitrate d'ammonium"

Publicité

Beyrouth : "La fumée rousse au moment de l'explosion, ça confirme que c'est bien du nitrate d'ammonium"

Par
La couleur orange de la fumée est due à l'oxyde et au dioxyde d'azote, des polluants atmosphériques.
La couleur orange de la fumée est due à l'oxyde et au dioxyde d'azote, des polluants atmosphériques.
© AFP - MIKHAIL ALAEDDIN

Les circonstances de la double-explosion survenue ce mardi à Beyrouth, au Liban, sont encore floues. La première détonation provient d'un entrepôt où se trouvait 2750 tonnes de nitrate de d'ammonium. Déjà impliqué dans plusieurs accidents, le produit chimique est mis en cause par plusieurs scientifiques.

Ce mardi, deux explosions ont eu lieu à Beyrouth au Liban. À l'intérieur de l'entrepôt d'où est partie la première détonation : 2750 tonnes de nitrate d'ammonium stockées. D'après les autorités libanaises, elles sont la cause des explosions. Mais qu'en disent les scientifiques ? Ce produit peut-il vraiment avoir provoqué les détonations ?

Qu'est-ce que ce nitrate d'ammonium ?

D'après l'expert chimiste aujourd'hui retraité André Picot, il existe différents types de nitrate d'ammonium : "Selon la façon dont on le fabrique, surtout la façon dont on le met en poudre, on va faire du nitrate d'ammonium qui n'est pas sensible aux explosions (celui utilisé en agriculture), et puis un qui est utilisé dans les mines, dans tous les explosifs. Celui-là, si on l'amorce, il explose." Marie-Astrid Soenen, responsable du pôle substances, produits et procédés à la direction des risques accidents de l'Institut national de l'environnement industriel et des risques (INERIS), renchérit : "C'est un produit riche en oxygène, c'est un très bon comburant qui permet la fabrication d'explosifs. Il est aussi riche en nitrate et en azote, très bon pour les plantes, il est donc aussi très utilisé pour la fabrication d'engrais."

Publicité

Le nitrate d'ammonium peut-il provoquer une explosion ?

Le nitrate d'ammonium utilisé pour les explosifs, appelé nitrate d’ammonium technique, ne fait pas partie de la catégorie des explosifs, selon Marie-Astrid Soenen. Mais il est très sensible aux fortes chaleurs et aux flammes. Le nitrate d'ammonium agricole, celui présent, à priori, dans l'entrepôt de Beyrouth, l'est beaucoup, moins voire pas du tout, explique André Picot : "Pendant la guerre, des stocks de nitrate d'ammonium agricole allemands se sont fait bombarder par les Alliés sans jamais exploser, d'autres parfois explosaient. C'est aussi la loi du hasard, mais souvent, l'explosion n'est pas possible, sauf si à la fabrication, il a été mélangé avec du nitrate d'ammonium explosif."

Le hasard ? Pas vraiment, pense Marie-Astrid Soenen. Selon elle, le nitrate d'ammonium agricole peut engendrer une détonation dans certains cas : "Il existe des paramètres précis pour stocker et manipuler le nitrate d'ammonium agricole, mais il suffit qu'il ne soit pas de bonne qualité, qu'il ait par exemple absorbé un polluant, et il sera beaucoup plus sensible aux détonations. Cela peut aussi dépendre des adjuvants qu'on lui a administrés pour le stabiliser ou des conditions de stockage." Mais pour la scientifique, une simple flamme ne peut pas provoquer une explosion : "Le nitrate d'ammonium va fondre, c'est tout." Par contre, une fois fondu, s'il se retrouve confiné, il subit une forte pression. "Là, on peut arriver à une détonation", conclut-elle.

Que s'est-il passé à Beyrouth ?

On sait que les 2750 tonnes de nitrates d'ammonium étaient stockées dans l'entrepôt depuis 6 ans. A-t-il pu (mal) vieillir ? Est-ce que les conditions de stockage ont pu se dégrader ? "Non", déclare André Picot. "Le nitrate d'ammonium se charge d'humidité, c'est tout. Ça peut être un petit facteur, mais c'est un produit stable qui n'est pas oxydable et pas sensible à l'air. Pour qu'il y ait une explosion, il faut un détonateur : un produit explosif ou un choc à l'électricité."

Aux yeux de Marie-Astrid Soenen, les six années de stockage pourraient jouer : "Il y a des cycles techniques du nitrate d'ammonium, à un moment il se désagrège. Et un produit dégradé est plus sensible à l'explosion." Cependant, les conditions de stockage n'étant pas encore connues, "on ne peut pas en dire plus" regrette-t-elle. Le stock était-il trop important ? "Non plus", affirme la scientifique. "2750 tonnes, ce n'est pas si important. Selon la réglementation européenne, en fonction de l'usage du nitrate d'ammonium, les seuils à ne pas dépasser sont différents. À Seveso par exemple, on atteint des stocks de 2500 tonnes de nitrate d'ammonium à vocation agricole, et c'est normal", soutient-t-elle.

Sa conclusion : "Il faut attendre d'avoir plus d'informations, en travaillant notamment avec des gens de la pyrotechnie. Il faudrait simuler localement l'onde de détonation et comprendre comment elle s'est propagée."

Peut-on comparer cela à d'autres incidents ?

D'autres incidents ayant impliqué du nitrate d'ammonium sont connus. Pour le chimiste, il y notamment a des points communs avec l'explosion de l'usine AZF de Toulouse en 2001. "On est à peu près sur les mêmes quantités de nitrate d'ammonium, cela s'est passé pratiquement en plein air et surtout, toutes les hypothèses sont possibles. Pour Toulouse, on n'a toujours pas trouvé l'origine de l'incident, d'ailleurs."

Marie-Astrid Soenen le confirme : "On a mis en cause ce produit notamment à Toulouse mais aussi lors d'une explosion au port de Brest en 1947." Il arrive aussi que des bateaux explosent à cause du nitrate d'ammonium : "Dans le Golfe du Mexique par exemple, un bateau transportait du nitrate dans sa cale : le produit était confiné avec un feu qui courait, et il a explosé", explique monsieur André Picot. 

La fumée est-elle toxique ?

"On voit de la fumée rousse se répandre au moment de l'explosion, ça confirme que c'est bien du nitrate d'ammonium qui est est parti", explique Marie-Astrid Soenen. Au moment des explosions, une grosse fumée orange s'est en effet dégagée et répandue. Comme l'indique André Picot : "Ce sont les dérivés de l'azote qui brûle."

Pour le scientifique, la toxicité n'est pas instantanée : "Cela produit des oxydes d'azote et des dioxydes d'azote surtout. Dans l'immédiat, c'est une substance irritante mais c'est tout. À plus long terme, il peut y avoir d'autres propriétés toxiques." Il explique que c'est cette même fumée rousse que l'on avait observée lors de l'explosion de l'usine AZF.

Y a-t-il du nitrate d'ammonium en France ?

"Localement en France, dans les fermes notamment, on en trouve encore beaucoup en fabrication, mais en petite quantité", déclare Marie-Astrid Soenen. "Mais je ne pense pas qu'en France il y ait beaucoup de fabricants. Il y a des stockages qui sont là et qui sont recensés, mais on les importe surtout."

Et les conditions de stockage du nitrate d'ammonium sont très réglementées et contrôlées, d'après les deux scientifiques. "Tous les dépôts et fabricants sont surveillés par la police des installations classées", précise la responsable du pôle substances, produits et procédés à la direction des risques accidents à l'INERIS. "Sur le marché européen, ce produit doit répondre à des normes précises et des critères techniques, de manière à diminuer au maximum, voir à faire disparaître les risques de détonation", ajoute-t-elle.