
"Elle m'a traitée de connasse devant mes enfants"... quand les conflits sur l'éducation au sein des familles dégénèrent. Des conceptions de plus en plus clivantes engendrent des déchirements.
Beaucoup de choses sont en train d'évoluer concernant l'éducation. Les dernières décennies ont marqué une plus grande prise en compte des besoins de l'enfant, une légère réduction des Violences éducatives ordinaires (VEO), qui sont les violences physiques, verbales et psychologiques qualifiées d'utiles pour apprendre, et une plus grande bienveillance dans l'éducation, mais elle voit aussi surgir des méthodes diamétralement opposées et des débats de plus en plus houleux sur la bonne manière d'élever des enfants.
L'éducation est un sujet qui touche en plein cœur, car quoi de plus précieux finalement que sa progéniture. Les petites phrases et autres avis non sollicités prennent donc des proportions démesurées, car elles semblent remettre en cause la qualité du parent. C'est un sujet sensible qui touche l'intime de chaque personne et l'on comprend ainsi aisément pourquoi cela dégénère aussi facilement. Et puis, personne n'est prêt à céder sur ce qu'il considère comme le mieux et le plus juste.
Le contexte est aussi important pour déceler d'où viennent ces tensions. En dehors des clivages parfois violents, l'on remarque tout de même une tendance de fond vers davantage de prise en compte des besoins de l'enfant, et cette évolution positive fait le lit d'incompréhensions entre générations.
Moins de violence et plus d'écoute ?
Dans l'ensemble, les combats contre les Violences éducatives ordinaires (VEO) portent leurs fruits, même s'il reste du travail, auxquelles les associations de défense des droits de l'enfant s'attellent avec opiniâtreté. L'on revient de loin. Les punitions corporelles étaient autrefois considérées comme justes et utiles – avec coup de trique, fessée déculottée, et autre coup de règle sur les doigts – mais désormais, les châtiments corporels sont considérés comme des sévices, et la violence physique (fessées, etc.) est punissable par la loi, depuis 2019. D'après la Fondation pour l'Enfance, il y a du mieux depuis cette loi. "Les parents sont désormais très minoritaires à déclarer utiliser des châtiments corporels dans leur pratique éducative", indique Vincent Dennery, le directeur de la fondation. Les violences physiques sont moins utilisées mais restent toutefois non négligeables en France : 23% des parents déclarent encore donner une fessée, 20% bousculer leur enfant et 15% donner une gifle.
Certains aspects de l'éducation bienveillante et positive semblent tout de même infuser lentement au sein de la société. Dans Grand bien vous fasse, Héloïse Lhérété, journaliste, rédactrice en chef de Sciences Humaines, expliquait que l’éducation positive pouvait avoir des avantages : "Le grand bienfait, c'est de diminuer les violences à l'intérieur de la famille. C'est ça avant tout. Et puis ça aide les parents aussi à se renseigner sur leurs enfants, à mieux les comprendre, à mieux les connaître, à peut-être mieux les accompagner, à favoriser aussi leur créativité, pas seulement leur obéissance, mais à produire des adultes plus créatifs."
L'éducation bienveillante, en France, recouvre un très grand nombre de définitions, et elle peut être appliquée de façon bien différente d'une famille à une autre qui s'en revendique. Certains veulent une relation avec leur enfant plus horizontale, dans l'écoute et l'explication, avec un cadre et des règles, quand d'autres suivront des préceptes beaucoup plus discutés et contraignants, comme ne pas utiliser de tournures de phrases négatives ou de mots comme "attention", ou encore bannir parc pour bébé et poussette, vus comme des prisons pour les enfants.
Dans les familles, des conflits entre générations
Des conflits peuvent apparaître lors de vacances ou de moments conviviaux lorsqu'une des conceptions éducatives rend le moment désagréable pour certains. Des enfants bruyants et agités, qui empêchent le calme souhaité, ou alors des règles contraignantes qui restreignent aussi la liberté des adultes... les possibilités sont nombreuses pour qu'un accrochage entre adultes provoque une scission au sein de la famille. Il peut d'abord y avoir un choc de générations sur des tendances plutôt récentes en France comme l'allaitement long, faire du cododo, bannir les punitions, ne pas vouloir genrer son enfant trop tôt, etc.
Actuellement, les jeunes parents feraient de moins en moins confiance à leurs propres parents, notamment sous l'influence des nouvelles données en neurosciences. Pour Marie Chetrit, qui a publié Éducation positive : une question d’équilibre ? Démêler le vrai du faux de la parentalité bienveillante (Solar) : "Ils sont suspectés de ne pas pratiquer une parentalité fondée scientifiquement, mais de reproduire des schémas archaïques."
Sarah, mère de trois enfants, détaille ce décalage ressenti : "La génération de mes parents et beaux-parents pense que l'âge est signe d'expérience et de justesse. Seuls eux savent... Mais ce qu'ils ont fait et vu il y a 30 ans ne s'applique plus forcément aujourd'hui." Les sujets de crispation sont nombreux : "Ma belle-famille ne comprenait pas pourquoi je ne voulais pas que mon fils mange des bonbons dès 7 heures le matin ou alors qu'il mange plusieurs crèmes dessert au chocolat au cours d'un seul repas. Ils ne comprenaient pas non plus que je ne laisse pas pleurer mon fils et que je l'accompagne à l'endormissement. Ils s'étonnaient aussi que je ne veuille pas qu'il ait accès à des écrans ou qu'il apparaisse sur les réseaux sociaux."
Parfois même, c'est une véritable volonté de ne pas reproduire une éducation très dure qui meut les parents, comme le dit Marine : "Avec ma sœur, on a été élevées à la dure, avec des fessées et des gifles, alors quand elle a eu un enfant, elle a vraiment voulu faire les choses très différemment." C'est aussi le cas de Laurianne, dont la sœur se revendique de l'éducation positive : "En parlant avec ma sœur, elle me disait qu'elle avait peur de se fâcher et de reproduire les colères de ma mère quand nous étions petites."
Les jeunes parents sont paradoxalement de plus en plus isolés et en demande d'aide sur comment s'y prendre. Les réseaux sociaux et les livres ont pris une place prépondérante. Ce qui se disait avant entre mère et fille semblerait se trouver désormais sur des post Instagram ou dans des livres. Sarah, quant à elle, a lu beaucoup d'ouvrages sur l'éducation, notamment sur l'éducation positive : "J'avais forgé une vision très directive de ce que je voulais faire et mon conjoint me suivait dans la plupart de mes choix, me laissant vraiment mener la danse." Elle a tout de même lâché prise au fil du temps notamment sur l'autorisation de regarder des dessins animés et de manger des sucreries quand les enfants sont dans sa belle-famille.
Mais ce n'est pas toujours la génération des grands-parents qui prône l'autorité avec des enfants qu'ils considèrent comme laxistes, en proie à ce qu'ils peuvent considérer comme de nouvelles théories farfelues. Dans le cas de Charline, sa belle-mère lui reproche d'être trop stricte, trop sévère avec ses enfants. L'éducation a fait l'objet de disputes entre elles, dont une qui a été un point de non-retour dans leur relation : "Une fois, un de mes fils ne se comportait vraiment pas bien. Je crois qu'il me parlait mal et était agressif. Il était vraiment très pénible, et puis de manière durable. Je lui dis : 'tu arrêtes ou tu vas être puni et aller dans ta chambre.' Ma belle-mère m'a reprise devant lui en me disant qu'il ne fallait pas lui parler comme ça. Et je lui ai répondu : "Je ne vous permets pas de me parler comme ça devant mes enfants. Si je veux lui dire ça, je lui dis ça". Et là, elle m'a traitée de connasse devant mes enfants. Je lui ai demandé de faire ses affaires et de partir de chez nous." La belle-mère de Charline s'est ensuite excusée et évite désormais de faire des réflexions sur l'éducation de ses petits-enfants.
Les brouilles entre frères et sœurs
Les conflits sur l'éducation ne sont pas qu'une question de générations, et au sein même d'une fratrie, il peut y avoir des conceptions très différentes. Julie, mère de trois enfants, décrit l'éducation qu'elle donne à ses enfants comme ferme, mais dont les règles sont co-construites, avec beaucoup d'échanges autour des émotions de chacun. Toutes les décisions prises le sont en commun, alors que chez son frère, qui a deux enfants, elles sont unilatérales, ce qui crée des discordes entre eux. Elle explique : "J'ai un frère très sanguin, baigné dans une société où il faut toujours aller vite, et qui ne supporte pas grand-chose. Si mon enfant de 2 ans crie en jouant, il va dire que ça l'agace. Et il y a le regard des autres. Il a besoin que les autres pensent que ses enfants sont bien éduqués, et qu'ils voient qu'il fait le nécessaire. [...] Il a déjà mis des gifles ou des fessées à mes petit-neveux à plusieurs reprises et ça, ça me choque."
Sarah aussi sent un décalage énorme entre l'éducation qu'elle donne à ses enfants et celle de sa sœur et de son beau-frère, ce qui crée continuellement des tensions : "Le conjoint de ma sœur a une vision autoritaire de l'éducation. Il fait régner la peur pour se faire respecter. Il ne comprend pas que dans la gestion des crises de mon fils, je puisse commencer par parler avec lui avant de passer à d'autres solutions comme le détournement ou parfois l'isolement si ça me semble nécessaire. Pour lui, il faut directement passer à des menaces ou à des sévices et montrer que c'est lui le plus fort. Donc il y a eu plusieurs disputes entre nous à ce sujet."
Quant à Marine, lorsqu'elle se rend chez sa sœur, adepte de l'éducation bienveillante, elle prévient ses enfants de ne pas trop taquiner leur cousin, car cela crée des conflits avec sa sœur : "Ma sœur surprotège son fils. On ne peut rien dire, sans risque que ça tourne vinaigre. Une fois, le petit a raconté une blague raciste lors d'un repas de famille. On a tous essayé d'expliquer gentiment en quoi cette blague était problématique, sauf elle, même si elle était d'accord avec nous, qui a vu ça comme une attaque en direction de son fils, et qui s'est énervée."
La famille est un lieu à la fois protecteur, rassurant, mais aussi propice à toutes les querelles. Les points de vue semblent de plus en plus clivés sur l'éducation, avec un risque accru d’éloignement et de conflits.
Les professionnels de l'éducation en désaccord
Les recommandations très différentes sur comment éduquer des enfants viennent aussi de professionnels – psychologues, médecins, ou encore toutes sortes d'autoproclamés spécialistes – qui prônent des méthodes éducatives bien différentes.
En février 2023, le débat sur la pertinence d'isoler un enfant (méthode du Time Out qui consiste à mettre un enfant à l'écart, pour le punir ou qu'il se calme, le plus souvent dans sa chambre pour un temps plus ou moins long) a montré que les avis divergent sur les façons de faire, et les clans sont de plus en plus véhéments. Une tribune de la psychologue Caroline Goldman dans Le Monde prônait l'utilité de cette punition. Quelques jours plus tard, le philosophe Pierre Vesperini lui répondait dans le même journal pour détailler en quoi cette punition était une violence, et que sa tribune encourageait la maltraitance. Une autre tribune du psychanalyste Jean Plissonneau a ensuite été publiée dans Le Monde quelques semaines plus tard, allant dans le sens de l'efficience du Time Out, disant que cela permettait à l'enfant de comprendre les règles de la société.
Les affrontements sont ensuite allés bon train sur les réseaux sociaux. En dehors de l'aspect feuilletonesque de ces prises de parole discordantes, cela révèle de véritables clivages dans le monde de l'éducation, et annonce un trouble plus que compréhensible pour les parents.
Une polarisation avec deux camps opposés
Comme beaucoup de sujets, l'éducation, de plus en plus, est un sujet très sensible et même parfois tabou au sein de certaines familles, comme nous l'indique Marine : "Maintenant, pendant les repas de famille, le sujet de l'éducation est devenu tabou, en plus du vaccin, de la politique, de la religion, etc." Le champ des sujets dont on ne peut plus parler et débattre semble s'élargir.
Selon Marie Chetrit, qui a publié le livre Éducation positive : une question d’équilibre ? Démêler le vrai du faux de la parentalité bienveillante (Solar) : "Il y a une polarisation des débats sur des sujets qui sont quand même des épiphénomènes, comme le Time Out – fait d'éloigner un enfant pour le punir. Personne n'éduque son enfant uniquement avec le Time Out. C'est un outil parmi d'autres, mais ça génère et ça cristallise des passions parce qu'il y a un manque d'attrait du grand public pour des analyses un peu plus complexes. Ils veulent des choses simples." Elle explique que les parents auraient aussi grandement perdu confiance en eux : "Ceux qui vont sur Instagram ont un besoin de validation très important de toutes leurs décisions, même des choses qui peuvent paraître anodines, ce qui dénote un grand manque de confiance en eux."
Comme les jeunes parents – surtout les mères qui sont encore largement en charge du soin et de l'éducation des enfants – sont en quête d'informations et d'aide dans une parentalité qui est souvent loin d'être un long fleuve tranquille, des charlatans et des personnes sans diplôme, mais avec un sens aigu du business, s'engouffrent dans la brèche. Les réseaux sociaux exacerbent ces extrêmismes, avec "des influenceurs parentaux, qui adoptent des positons très caricaturales pour générer de l'engagement", comme nous l'explique Marie Chetrit. Dans ce contexte de foire aux coachs et spécialistes de l'éducation sans diplôme, les parents peuvent être légèrement désorientés, et enclins à faire confiance au premier venu ou au plus suivi sur les réseaux.
De plus, les enfants sont désormais, la plupart du temps, désirés, en France. Cela induit un investissement plus important des parents dans ce rôle. Pour Marie Chetrit, ce surinvestissement dans la parentalité est aussi le fait d'un désinvestissement dans d'autres domaines : "Globalement, les gens sont moins engagés et militent moins dans le domaine politique, social ou religieux. Je me demande si ces investissements ne se sont pas reportés progressivement sur la famille et sur l'enfant. Cela pourrait expliquer qu’il y ait des attentes très, très importantes." Les méthodes d'éducation, nouvel opium du peuple ?