" Blake et Mortimer" et l’art d’Edgar P. Jacobs au cœur de "Scientifiction" au Musée des Arts et Métiers
Par Anne Douhaire
EXPO - Comment Edgar P. Jacobs s’est-il formé aux sciences et à la technique ? Comment sa carrière de chanteur lyrique irrigue-t-elle son œuvre ? L’art de l’auteur de "Blake et Mortimer" est-il vraiment de la ligne claire ? Quelques questions à Thierry Bellefroid, co-commissaire de l’exposition "Scientifiction".
Le Musée des Arts et Métiers à Paris, consacré à l’art des inventions, présente une impressionnante sélection de planches originales du dessinateur au milieu d’objets en rapport avec l’univers des deux héros de la série.
L'exposition embrasse toute l'oeuvre d'Edgar P. Jacobs

Une reproduction du fameux Espadon, l’avion amphibie supersonique au cœur de l’album Le secret de l’Espadon (paru en 1950/53 au Lombard) accueille les visiteurs. Plus loin, quelques repères sur la vie d’Edgar P. Jacobs sont donnés. Cet ancien chanteur lyrique, a d’abord dessiné pour la publicité, et a débuté dans la BD un peu par hasard. Côté influences, il a été marqué par le cinéma expressionniste allemand : M le Maudit de Fritz Lang, et Le cabinet du docteur Caligari de Robert Wiene…
Des relations entre "Blake et Mortimer" et la science

On pénètre ensuite dans la grande salle de l'exposition : un moteur de solex, des sels divers extraits de Rhénanie, des instruments d’optique, une lanterne de projection photographique, une maquette de galerie d’égouts… font face à des planches et des calques des aventures de Blake et Mortimer, classés par leur résonance avec les quatre éléments.
- Le feu, pour Le Secret de l'Espadon, où Jacobs imagine une Troisième Guerre mondiale et manie souvent la foudre ; lui répond un pyrhéliomètre, un instrument du XIXe siècle qui mesure le rayonnement solaire.
- Pour la Terre, omniprésente chez Blake et Mortimer, via des souterrains comme dans L'Affaire du collier, on trouve une coupe des égouts, tirée des collections du Musée, ou une photo signée Nadar pour l'Exposition universelle de 1867....
- L'air passe par les avions comme dans La Marque jaune ou S.O.S Météores, l'occasion pour le Musée de présenter un radar.
- Enfin l'eau, prisée par Jacobs (cf les nombreux sous-marins et les pluies torrentielles dans les albums), est symbolisée dans l'exposition par une chaudière hydraulique.
Plus loin, une salle sans planche présente des objets ayant appartenu au maître : une maquette du robot-samouraï des Trois formules du Professeur Sato, un crâne (vestige de sa carrière à l’Opéra lorsqu’il jouait MacBeth), des photos de repérage pour un album…
Les planches (une soixantaine, pour la plupart exceptionnelles) des aventures des deux héros présentées dans le musée de la technique rappellent que le personnage de Mortimer, avant d'être aventurier, est un physicien. La science-fiction d’Edgar P. Jacobs n’est-elle particulièrement tournée vers les inventions ?

Trois questions à Thierry Bellefroid, co-commissaire de l'expo
Comment Edgar P Jacobs s’est-il formé aux sciences et à la technique ?
TB : "La première chose que fait Jacobs pour que ses bandes dessinées soient réalistes d’un point de vue scientifique, c’est d’observer. Il lit beaucoup de magazines spécialisés. Ce n’est pas une supposition, on a retrouvé dans sa documentation toutes les choses qu’il a conservé. Il a découpé des articles, il a annoté toute une série de sources. Quand il décidait de se lancer, il entamait une correspondance de plusieurs mois avec des interlocuteurs scientifiques.
Pour le climat, il aurait pu prendre un ou deux articles, mais il préfère aller plus loin, interroger, questionner la science, et même avec cette incroyable prescience, devancer la science. Tout comme Hergé enverra Tintin sur la Lune avant l’Homme, il va prendre ce qui existe, l’extrapoler, et imaginer demain, il l’a fait avec le changement climatique. C’est sa grande force et sa modernité encore aujourd’hui".

Comment sa carrière de chanteur lyrique irrigue son œuvre ?
TB : "L’influence de son passage à l’opéra se retrouve partout, c’est fondateur. Sa véritable passion, c’est l’art lyrique. Il ne se remettra jamais complètement de n’avoir pas pu continuer à chanter, d’avoir cessé d’être baryton et d’avoir dû se replier sur la BD. En même temps, c’est le succès de Blake et Mortimer l’a empêché de tout retour à l’opéra.
D’une certaine manière, pour ne plus être frustré de ne plus chanter, il a transposé l'opéra en BD. Il a fait de l’opéra en BD - l’opéra dans tous les sens du terme.
Ceux qui reprochent à Jacobs ses nombreux récitatifs au-dessus des cases, souvent en doublon de l’action, oublient qu'ils sont une sorte une bande-son. Une manière de prolonger un effet opératique. La pause parfois emphatique ou figée des personnages provient de postures inspirées de l’art lyrique, où l’on surjoue, tout en chantant, pour faire entrer le spectateur dans une émotion.
Au Musée des Beaux-Arts de Liège, on peut voir une planche où Olrik saute par la fenêtre. La planche est incroyable parce que cette pause est impossible dans la réalité. Mais elle fonctionne totalement parce que cette théâtralité dans l’attitude d’Olrik est puissante et par sa qualité, peut atteindre celle de Batman."

L’art de l’auteur de Blake et Mortimer est-il vraiment de la ligne claire ?
TB : "La ligne claire est un système imaginé par Hergé pour les auteurs de BD de son magazine : une clarté absolue, une stylisation la plus grande possible, tout en évitant les jeux d’ombres. Tout passe par les contours du personnage, du décor, avec des aplats de couleurs uniques très simples sans dégradé en couleur unique. Tout cela permet une compréhension immédiate de la scène, ce qui est le plus important pour lui.
Jacobs est resté très impressionné par l’expressionnisme allemand des années 1920. Sa manière de travailler est différente : il s’attache à travailler avec les ombres et les lumières, sur les cernés et les masses de noir. Jacobs est un coloriste-né et pourtant, toutes ses planches tiennent la distance avec le noir et blanc.
C’est incroyable sur cette planche du Secret de l’espadon (ci-dessous), son premier album : toutes les pages sont en symétries. Elles se répondent de gauche à droite avec ce golden rocket, cet avion en perdition. Ça commence par explosion en haut à gauche et ça se termine par le tir de DCA à droite. On a une diagonale complète qui est une évidence absolue. L’œil est forcément attiré par le Golden rocket, l’avion jaune qui se trouve au centre de la planche. Sur le côté droit : on a trois canons qui créent trois diagonales identiques qui emmènent vers le haut de la page.
Tout son travail est la marque d’un créateur qui n’a jamais cédé à la facilité et n’a jamais arrêté de se poser des questions".

ALLER PLUS LOIN
- Scientifiction au Musée des Arts et métiers à Paris jusqu’au 5 janvier 2020. Attention, les planches seront intégralement renouvelées le 3 octobre.
- Le catalogue de l’exposition, une coédition Blake et Mortimer/Dargaud et le Musée des Arts et métiers
- La dernière BD : Blake et Mortimer, Le dernier pharaon
- Tintin, Kirby, Boucq, Marini, Sempé, Blake et Mortimer… Les expositions BD de l’été