Les relations houleuses entre Donald Trump et son équipe sont illustrées dans le livre du journaliste du Washington Post Bob Woodward : "Peur. Trump à la Maison Blanche". Gregory Philipps s'est entretenu avec le célèbre journaliste du Washington Post. Interview.
Bob Woodward, 75 ans, est, avec son confrère Carl Berntein, le journaliste américain le plus célèbre pour avoir révélé l'affaire du Watergate en 1972. Le scandale avait causé la chute du président Nixon. Woodward écrit toujours dans le Washington Post et publie régulièrement des livres politiques. Son dernier ouvrage "Peur. Trump à la Maison Blanche" est paru en France aux éditions du Seuil le 29 novembre dernier.
FRANCE INTER : Donald Trump se présente comme un nationaliste. Beaucoup d’observateurs le décrivent comme un populiste. Peut-on imaginer, quand on voit ce qui se passe en France avec le mouvement des "gilets jaunes", qu’un jour un pays européen comme la France élise un dirigeant de la même trempe que Trump ?
BOB WOODWARD : Il y a beaucoup de colère à travers le monde. Aux États-Unis. En France. Les gens sont déçus, ils ont l’impression de ne pas être écoutés par leurs gouvernements, l’impression aussi que leurs dirigeants n’ont pas de stratégie, ne prennent pas les bonnes décisions pour défendre leurs intérêts.
Aux États-Unis, nous avons ces deux partis politiques (Républicains et Démocrates) et je suis vraiment persuadé qu’aucun de ces partis n’a réussi à expliquer son projet et ses idées. Conséquence : en 2016, Trump a réussi à se faufiler dans cet espace laissé libre. Et il a fait un hold up.
Il a dit à ses électeurs :
"Je vais faire les choses à ma manière". Il n’avait jamais été élu auparavant. Tout le monde pensait qu’il n’y arriverait pas. Mais il a réussi. Ce qui d’une certaine manière lui donne raison. En revanche, si vous observez son comportement depuis qu’il est à la Maison-Blanche, il est de plus en plus coupé de la réalité du pays. Il ne se concentre que sur sa base électorale, sur les souhaits de ses supporters. Le reste des Américains est hors de portée pour lui. Ici aux États-Unis, la tradition veut que le président s’adresse à tous, qu’il essaye de faire les choses au mieux pour tout le monde, y compris pour ceux qui ne le soutiennent pas. Normalement, tout le pays souhaite que le président réussisse parce que s’il enregistre de bons résultats, alors tout le pays va mieux.
Mais Trump défend avant tout ses propres intérêts. Je pense que c'est un dirigeant populiste. Mais si vous observez bien sa politique, comme je l’ai fait pour cet ouvrage, elle n’est pas orientée en direction des classes populaires. Sa grande réforme fiscale était avant tout destinée aux entreprises et aux plus riches. Elle n’a pas vraiment été conçue pour venir en aide aux gens qui l’ont élu, ses supporters, cette population du Midwest par exemple. Tous ces gens ont voté pour lui mais vont être déçus.
FRANCE INTER : Ces derniers jours, on a vu Donald Trump insulter (sur Twitter) son ex Secrétaire d’Etat. Le chef de cabinet de la Maison-Blanche, John Kelly, va démissionner avant la fin de l’année. Le chaos règne-t-il à la Maison-Blanche, comme vous le décrivez dans votre livre ?
BOB WOODWARD : Ce que j’ai trouvé en travaillant pendant presque deux années sur la présidence Trump, c’est que les gens les plus proches de lui sont les plus inquiets sur la manière dont les choses se déroulent. Trump ne sait pas diriger.
Dans sa tête, Trump pense : "Je vais faire ceci ou cela". Et c’est très difficile pour les équipes qui travaillent avec lui au quotidien.
Un témoin affirme qu’il a entendu le chef du cabinet du président, le général Kelly (qui est sur le départ), qualifier Trump d’"idiot". Chaque jour, Kelly se demande ce qu’il fait là.
Trump n’écoute personne, on ne peut le convaincre de rien, selon John Kelly
Ce même général Kelly explique à qui veut l’entendre que c’est le pire boulot qu’il ait jamais eu. Tous ces gens sont découragés. Et au sein de l’administration à la Maison-Blanche, comme je le raconte dans mon livre, il y a par exemple Gary Cohn, le conseiller économique qui, un jour, dérobe un document sur le bureau du président, un document portant sur les relations commerciales avec la Corée du Sud. Concernant les accords de Paris sur le climat, ils ont aussi essayé de pousser Trump à accepter un compromis, ou à minima à retarder sa décision. Mais Donald Trump a décidé de se retirer.
Sur les questions de sécurité nationale, le Secrétaire à la Défense John Mattis et les généraux ont expliqué au président : "Nous avons ces accords passés, par exemple notre participation à l’OTAN. Ce sont des dollars très bien dépensés". Et Trump a éructé : "On pourrait économiser beaucoup d’argent si on était plus intelligent !". Lui pense que ces accords militaires ne concernent que les autres pays, alors qu’en vérité ils servent aussi les États-Unis et l’ordre du monde. Tout le monde sait cela. Et les militaires autour de lui n’arrêtent pas de lui dire : "Vous ne pouvez pas vous défaire de ça". Mais Trump ne l’entend pas. Encore le mois dernier, Trump écrivait sur Twitter que les États-Unis perdent "des centaines de milliards de dollars avec des dépenses militaires destinées à protéger d’autres pays". C’est absurde. Son entourage essaye de lui faire comprendre. Mais il a cette idée en tête et personne ne peut lui enlever.
Le président n’agit que de manière impulsive. Si on lui demande par exemple : "D’où vous vient telle idée ?". Il répond qu’il "pense cela depuis trente ans. Et si vous n’êtes pas d’accord avec moi alors vous avez tort". Comme vous le savez, j’ai écrit des articles et des livres sur neuf présidents au total, de Nixon à Trump, depuis presque cinquante ans. Je pense que les présidents, les dirigeants de pays comme la France par exemple, ceux qui dirigent nos institutions, ont besoin de grandir et d’apprendre. Et Trump donne l’impression de ne rien apprendre.
FRANCE INTER : Est-ce que, à l’instar du Général Mattis (Secrétaire à la Défense), vous considérez que Trump agit et réfléchit comme un élève de primaire ? Comme un enfant de six ans ?
BOB WOODWARD : Mon métier c’est de rapporter les faits. Des informations que j’obtiens par des témoins directs, ou par des documents, des notes, tels que nous les avons recensés dans ce livre, datés et avec le plus de précision possible. Je ne porte pas de jugement. Mais oui, le Secrétaire à la Défense a confié à ses collaborateurs que ce président agissait ou réagissait comme un enfant de CP ou de CE1. Ils essayent de l’éduquer, de lui apporter des informations. Ils l’ont emmené au Pentagone, ils essayent de l’éloigner de son téléphone et de son compte Twitter, et du bureau ovale pour lui expliquer, lui faire comprendre. Le Général Mattis, encore lui, a expliqué à Donald Trump que la meilleure chose qui soit arrivée après la guerre de 39-45, c’est "cet ordre mondial, ces lois internationales dont dépendent nos démocraties". Trump a répondu à son ministre : "C’est du bullshit (des conneries)".
FRANCE INTER : Les deux premières années de la présidence Trump ont été marquées par l’enquête du procureur spécial Robert Mueller concernant une éventuelle collusion entre l’équipe de campagne du candidat Trump, et des agents russes. Pensez-vous qu’avant la présidentielle de 2020 ou bien avant 2024, le président risque d’être destitué ? Ou de connaitre des difficultés liées à ces investigations ?
BOB WOODWARD: Le procureur spécial Mueller mène cette enquête de manière très professionnelle. Lui et ses équipes veulent savoir si les Russes ont tenté d’influer cette élection présidentielle en 2016. Comme vous le savez, j’ai consacré plusieurs années de ma vie à enquêter sur le Watergate et Nixon. Et la barre est placée très haute quand il s’agit de ramasser des preuves suffisamment solides. Il faut récupérer des enregistrements audio de certaines conversations, des documents, croiser les propos de multiples témoins. Et à mes yeux, personne n’a encore obtenu cela dans ce dossier. Peut-être que cela arrivera un jour. Peut-être que la vérité éclatera au grand jour. Peut-être que Trump décidera aussi de limoger le procureur spécial. Mais là ça serait vraiment le déclenchement d’une tempête de feu !
FRANCE INTER : Vous êtes un journaliste d’investigation mais aussi un observateur de la société américaine. Pensez-vous que Trump sera réélu en 2020 ? Et qu’il parle toujours au pays ?
BOB WOODWARD: Je pense que le pays traverse une crise importante. Nous ferions mieux de nous réveiller et de voir à quel point la situation est grave : la gouvernance de Trump, les problèmes économiques, les relations avec la Russie, la Chine, la Corée du Nord. Il prend des risques, un peu comme au casino. Trump est un joueur.
Sur le fronton de la Maison Blanche, on pourrait mettre une pancarte qui dit "casino Trump"
Il a transformé la Maison Blanche en un casino où parfois des décisions politiques très importantes se prennent comme sur un coup de dés ! Son ancien conseiller pénal, John Dowd, qui l’a assisté dans toute cette enquête russe, a travaillé au plus près de lui pendant huit mois. Il a entraîné Trump en simulant avec lui une audition : "voilà le type de questions auxquelles vous devrez peut-être répondre".
Et qu’a découvert cet avocat réputé ? Que Trump ment tout le temps, invente des choses, a parfois du mal à se contrôler. L’avocat a fini par expliquer au président : "Je ne veux pas être assis à côté de vous et vous laisser témoigner, répondre aux questions du procureur. Si je vous laisse faire ça, vous sortirez de son bureau avec sur le dos une combinaison orange". Le genre de tenue que les prisonniers portent aux États-Unis. Ici, tenue orange, cela veut dire : prison ! Et ce conseiller pénal a fini par démissionner parce qu’il pensait que Trump finirait par mentir sous serment, ce qui évidemment causerait beaucoup de tort au président. L’avocat a expliqué à Trump : "C’est ma responsabilité, en tant que votre avocat, de vous dire que vous n’êtes pas capable d’aller répondre aux questions du procureur Mueller". C’est d’ailleurs comme ceci que se conclut mon livre. Son avocat lui a dit : "Le problème, c’est que vous êtes un menteur pathologique". Attention : la personne qui dit cela n’est pas un opposant politique. C’est l’avocat, le soutien et l’ami de Donald Trump. Et c’est sans doute là que se trouve le cœur de toute cette situation. Si vous tentez de décrire ce qui se passe en ce moment, c’est là que vous le trouverez. La guerre est déclarée contre la vérité, contre les faits. On peut débattre de la politique, mais il y a des faits. Il y a une vérité. Mon journal, le Washington Post a dénombré plus de 6 200 mensonges ou inexactitudes de la part du président. C’est ainsi qu’il interagit avec le reste du monde. En tordant la vérité. Trump est parti en guerre contre les faits, contre ce qui est réel. Et il attaque la vérité chaque semaine, parfois".