"Bouge pas, j'arrive" : quand le clash sur les réseaux sociaux aboutit à la mort d'un homme

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"Bouge pas, j'arrive" : quand le clash sur les réseaux sociaux aboutit à la mort d'un homme

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Le procès pour assassinat de Keneff Leauva s'est ouvert ce vendredi 3 février devant les assises, à Bobigny
Le procès pour assassinat de Keneff Leauva s'est ouvert ce vendredi 3 février devant les assises, à Bobigny
© Maxppp - GUILLAUME GEORGES

C’est un procès peu habituel qui s'est ouvert ce vendredi devant la cour d’assises de Seine-Saint-Denis : celui de Keneff Leauva, fils de l’actrice Firmine Richard. Il était influenceur sur le réseau social Bigo. Le clash avec l’un de ses ennemis Internet a abouti à un crime, le 11 avril 2021.

Dans son box, Keneff Leauva apparaît dans une chemise claire à col large, un gilet de laine gris ajusté sur ses muscles saillants. Son visage est carré, sa mâchoire large, on voit des stigmates d’un nez cassé, sa barbe est bien taillée. Keneff Leauva, 40 ans, a été l’un des influenceurs les plus suivis sur l'application de vidéos en direct Bigo, où ce qui attire les internautes, c’est le clash. Mais dans la nuit du 11 avril 2021, le clash avec un certain Mamadi alias “Moussa VR6” a tragiquement dégénéré. Mamadi Touré, 37 ans, a été mortellement poignardé par Keneff Leauva, qui encourt la réclusion criminelle à perpétuité. Son procès pour assassinat s'est ouvert ce vendredi 3 février à Bobigny.

Ennemis sur Internet

Les deux hommes ont été amis dans la vraie vie et sont devenus les pires ennemis sur Internet, brouillés depuis 2017 pour une histoire de fille. Keneff Leauva avait eu une petite amie qui l'accusait de l'avoir négligée, jusqu'à provoquer une fausse couche. Mamadi Touré ne cessait d'en faire le reproche à Keneff Leauva. Et tous deux se clashaient constamment sur Bigo Live, devant un public d'internautes qui commentaient en direct.

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La nuit du crime, 500 internautes sont connectés quand le ton monte de plus en plus dangereusement. L'hébergeur du réseau s'inquiète d'ailleurs à deux reprises de la virulence des propos, et coupe le direct pour tenter de calmer les esprits. Mais le principe même de Bigo reste ces combats de mots et ces défis qui peuvent même rapporter de la monnaie virtuelle. Par le passé, Keneff Leauva a lui-même parcouru 700 kilomètres pour se battre suite à un clash. Il avait perdu une phalange dans cette bagarre, mordu par son adversaire, et avait été condamné par la justice.

"Hé, tu sais quoi ? Bouge pas, j'arrive !"

Cette nuit du 11 avril 2021, la tension va donc crescendo. L'hébergeur rebranche quand même le direct après l'avoir suspendu. Quand soudain, vers 5 heures, Mamadi Touré alias "Moussa VR6" lance une énième menace : "Hé, tu sais quoi ? Bouge pas, j'arrive !" Juste avant, Keneff Leauva aurait insulté son père, décédé pendant que Mamadi Touré était en détention dans le cadre d'une autre affaire. L'insulte à ce père dont il n'a même pas pu assister à l'enterrement est insupportable pour Mamadi Touré, qui coupe son écran. Il appelle une de ses copines, elle aussi adepte de Bigo. Elle le conduit jusqu'à Pantin, où réside Kennef Leauva, dans le pavillon de sa mère, l'actrice Firmine Richard, qui a joué dans "Huit femmes" de François Ozon, ou "Les profs 2". Sur la route, la copine qui conduit prévient de leur arrivée. Kennef Leauva enfile un blouson par-dessus son pyjama. Il attrape un couteau dans la cuisine et sort dans la rue. Il est environ 6 heures.

D'après l'accusé, c'est Mamadi Touré qui a décoché le premier coup, puissant. Keneff Leauva a eu la mâchoire fracturée. "Douleur 6 sur 6", selon son avocate, Me Dominique Beyreuther-Minkov. Il a sorti son couteau, lame en céramique, vingt centimètres de long. Les caméras de vidéosurveillance de la ville ont filmé le corps-à-corps. Dans la nuit, on distingue des gestes du bas vers le haut qui peuvent correspondre à des coups de couteau. Sur le corps de Mamadi Touré, les médecins ont recensé cinq plaies par arme tranchante, notamment au thorax et aux jambes. Le crime a été filmé par la jeune femme qui a accompagné Mamadi Touré jusqu'à Pantin. Les images sont noires, mais on entend distinctement le son. Des hurlements. Qui ont été retransmis en direct sur Bigo Live. Et qu'on retrouve toujours sur la toile. Mamadi Touré n'a pas survécu à ses blessures. Il a succombé une heure plus tard à l'hôpital.

" Si je l'avais écoutée, je serais pas là"

Au même moment, Firmine Richard est alertée. Elle voit surgir son fils unique, défiguré. Le couteau ensanglanté dépasse de la poche arrière de son pantalon. Elle prend l'arme, la lave et la met dans un seau de sel de déneigement. C'est là que les enquêteurs le trouveront. Firmine Richard est une mère aimante. Dans son box, l'accusé dit à quel point il l'aime aujourd'hui, cette maman qui vient seule le voir en prison. "Ma mère, quand elle crie, c'est pour mon bien. Mon regret, c'est de pas l'avoir écoutée. Si je l'avais écoutée, je serais pas là". Mais cette mère lui a aussi manqué durant son enfance.

Au premier jour de ce procès, la cour s'est penchée sur la personnalité de Keneff Leauva, et son parcours de vie. Il est né à Pointe-à-Pitre en octobre 1982. Ses parents divorcent quand il a six ans. Le père battait la mère. Keneff Leauva s'envole pour la métropole avec Firmine Richard, mais il est vite confié à ses grands-parents maternels. L'actrice commence sa carrière cinématographique, les tournages s'enchaînent. Le petit garçon est turbulent. Il devient un adolescent qui n'aime pas les études. Il redouble au collège, on l'envoie chez son père aux Antilles. Il raconte les "corrections sévères", nu, sous les coups de bâton et de martinet. Des maltraitances qui l'ont traumatisé. Il revient en région parisienne, et cherche surtout l'affection de sa grand-mère maternelle. Il se convertit à l'islam, ce qui étonne sa mère, catholique pratiquante. Le père était protestant évangéliste. Il commence les petits boulots vers l'âge de seize ans, livreur de pizzas, cariste manutentionnaire, poissonnier dans une grande surface, vendeur, chauffeur VTC. Des magistrats s'inquiètent de cet emploi chez Uber. "Vous n'aviez pas une suspension de permis à cette période ?" L'accusé assure que non.

"C'est pas ce que je voulais, j'ai pas cherché à tuer !"

Et puis, une enquêtrice de personnalité et une psychologue se succèdent à la barre. La première précise que l'accusé est diabétique, a perdu beaucoup de dents à cause de cette maladie. "Je ne prenais pas soin de moi", confirme-t-il. La psychologue note que lorsqu'elle l'a rencontré, l'été dernier, en détention provisoire, elle l'a trouvé "exalté quand il parlait des lives, des soirées, des karaokés et des échanges tendus et violents sur Bigo". Kennef Leauva lui a confié : "mes amis actuels, c'est des amis virtuels". Alors, conclut-elle, "quand il y a rencontre dans le réel, ça tient pas". Elle estime que Keneff Leauva avait un problème avec la virtualité dans laquelle quand un avatar meurt, il peut revivre.

Debout dans son box, Keneff Leauva estime qu’il n’est pas “une personne violente”. Mais il avoue son “problème, je sais que c’est mon problème, j’ai tendance à prendre trop les choses au sérieux. À cause des réseaux sociaux, chaque attaque, je l’ai trop prise au sérieux”. Il analyse : "On va pas se mentir, le lundi vous êtes amis, le mardi vous êtes ennemis !" Il assure qu’il pourrait se passer des réseaux à sa sortie de détention. Il répète plusieurs fois qu’il ne voulait pas tuer celui qu’il appelle son “ami”. Dès le début de l’audience, il avait déclaré : “C’est pas ce que je voulais, j’ai pas cherché à tuer, j’ai cherché à me défendre”. Son interrogatoire sur les faits aura lieu la semaine prochaine.

Le verdict est attendu le 10 février.