"C’est comme du dopage sur le Tour de France" : les "faux streams" polluent les plateformes de musique
Par Matthieu Culleron, Victor Vasseur
C’est la polémique qui agite le monde de la musique : de fausses données de trafic sur les plateformes de streaming (écoute de musique en ligne) sont achetées par de nombreux professionnels de la musique. Ces "fake streams" sont vendus par des sociétés qui ont pignon sur rue.
"Tu n'peux pas t'acheter du goût mais tu peux t'acheter des streams et des vues." Les paroles du rappeur Alpha Wann ont le mérite d’être claires. Le chanteur est de ceux qui s’élèvent contre cette pratique utilisée pour gonfler les statistiques des artistes sur les plateformes d’écoute : Apple Music, Spotify, Deezer. Car pour avoir de meilleurs chiffres, des labels, des artistes ou leur entourage, n’hésitent pas à payer pour voir les chiffres d'écoute de leurs morceaux augmenter.
Au moins 7% de fraude
Pour la première fois, un syndicat de producteurs prend la parole. L'Union des producteurs phonographiques français indépendants (UPFI) alerte : si certaines plateformes évoquent 7 % de fraude repéré, ce chiffre est déjà énorme, s’inquiète Guilhem Cottet, son directeur général. "C’est sujet récent, qui a pris de l’ampleur ces quatre, cinq dernières années", affirme le patron de l’UPFI. "C’est préoccupant, car il ne permet pas d’avoir une appréhension juste de ce qu’est le marché de la musique. C’est une fraude qui permet de gonfler les chiffres artificiellement."
Selon lui, la pratique se popularise. Avec cette prise de parole, il souhaite mettre "un coup de pied dans la fourmilière", et "une levée de l’omerta". "On espère que cela va générer une prise de conscience collective", poursuit Guilhem Cottet. Le streaming a un rôle clef dans l’écosystème de l’industrie musicale depuis qu’il est devenu la principale source de revenus. Les sociétés qui vendent des faux streams vont même jusqu’à démarcher les premiers concernés. France Inter s’est procuré un mail, avec des tarifs très précis. L’entreprise promet des streams "100 % français" et qui ne "sont pas des bots [des auditeurs virtuels, NDLR] mais des personnes réelles qui écoutent vos titres". Les prix affichés : 129 euros le pack de 10.000 à 20.000 streams, 1 039 euros pour le pack de 100.000 à 150.000 streams. Comptez 6.499 euros pour plus d’un million de streams.
Pour intégrer des playlists
Pascal Bitard, le fondateur d’Idol, spécialisé dans la distribution digitale, a été approché par l’une de ces sociétés qui vend des streams, "avec un discours et des méthodes tout à fait crédibles". Ce professionnel l’assure : "Un certain nombre d’artistes importants, souvent présents dans le top 200, achètent des streams. Pas forcément en direct, ça peut être leur producteur, leur manager, leur entourage. C’est d’autant plus grave qu’il s’agit de professionnels, d’acteurs de notre industrie."
Mais pourquoi des artistes, des labels, des managers, des distributeurs en viennent à payer ? "Certains le font pour intégrer des mécanismes de recommandation des plateformes, pour intégrer des playlists [des listes de lecture, NDLR] dont on sait qu’elles ont un fort pouvoir prescripteur", affirme Guilhem Cottet, de l’UPFI. "D’autres le font de manière plus agressive pour entrer dans le top hebdomadaire des ventes." Ce producteur regrette ces pratiques, qui contreviennent "à un streaming éthique, responsable", auquel il aspire.
"J’ai l’impression de me faire voler"
L’achat d’écoute est un phénomène si répandu que certains, dans l’industrie musicale, y voient une pratique marketing comme une autre. Ce n’est pas l’avis Benoit Tregouet, le patron du label parisien Entreprise : "C’est comme du dopage sur le Tour de France. Pour nos artistes, les dés sont pipés, les jeux sont truqués." Il poursuit : "Les gens ne sont pas forcément mal intentionnés, mais ils se trouvent presque forcés. Ils vont considérer que c’est du marketing. J’ai l’impression de me faire voler. Tant qu’il y a cette opacité autour des chiffres, on a l’impression que tout le monde triche."
Les plateformes restent muettes face aux fausses écoutes. "On a besoin des pouvoirs publics pour donner un cadre juridique clair", réclame Benoit Tregouet. Il a observé des derniers mois "des chiffres bizarres", des audiences qui interpellent : "Les chiffres des artistes français sont assez indécents. Ces dernières années, on a vu dans les Top mondiaux Spotify, sur les meilleurs démarrages, des artistes français arriver dans le top 10 avec une audience pourtant locale." Les faux streams sont un sujet extrêmement sensible. Il sera abordé cette semaine dans un rapport du Centre national de la musique, auprès des professionnels.