Campagne Mélenchon : les chers services de Mediascop
Par Sylvain Tronchet, Cellule investigation de Radio FranceENQUÊTE La justice soupçonne l’existence de surfacturations lors de la campagne présidentielle de Jean-Luc Mélenchon. Au centre des investigations, la société Médiascop de Sophia Chikirou aurait facturé au candidat des prestations à des prix étonnamment élevés qui ont par la suite été remboursées par l’État.
"Nous n’avons rien à cacher. Nous sommes des honnêtes gens", criait mardi dernier Jean-Luc Mélenchon devant le siège de la France insoumise pendant que les policiers perquisitionnaient à l’intérieur. L’ancien candidat à la présidentielle a toujours affirmé, comme le 22 mars 2018 sur BFMTV que ses comptes de campagne étaient "parfaits, purs, sans aucune irrégularité, aucun arrangement d’aucune sorte".
Le leader de la France insoumise met régulièrement en avant la sobriété financière de sa campagne électorale. De fait, l’examen attentif de son compte de campagne confirme qu’aucun membre du staff ne gagnait plus de 3 000 euros par mois. Nombreux étaient ceux qui émargeaient entre 1 500 et 2 000 euros nets. Il en ressort également un vrai souci de limiter les charges (frais de déplacement, moyens techniques…), la seule "folie" du candidat ayant été l’hologramme qui lui a permis de réaliser une première sur cette campagne.
Pourtant, dans ce contexte de chasse aux coûts, une société semble avoir facturé ses services étonnamment chers : Mediascop. Cette agence de communication a effectué pour le compte du candidat Mélenchon près de 1,2 million d’euros de prestations, soit 11 % du budget total de la campagne. La présidente et unique actionnaire de Mediascop, Sophia Chikirou, était dans une position particulière : directrice de la communication du candidat, elle en était également l’un des principaux prestataires. Une double casquette qui a intrigué la commission des comptes de campagne et qui est à la base du signalement qu’elle a effectué auprès du procureur de la République de Paris.
Mediascop omniprésent dans la campagne Mélenchon
"Sophia parle de Mediascop comme si c’était une agence de com’ mais en réalité c’est une coquille vide qui se remplit lors des campagnes de la France insoumise", raconte une professionnelle de la communication qui a travaillé avec elle. La société a été créée pour la présidentielle de 2012 par Sophia Chikirou et deux associés, Arnauld Champremier-Trigano et Alban Fischer. Un an après la campagne, le trio se sépare. Sophia Chikirou reste seule propriétaire. Mediascop n’a alors quasiment plus d’activité jusqu’en septembre 2016, lorsqu'elle intègre la campagne de Jean-Luc Mélenchon. Mediascop emploie alors une dizaine des membres de l'équipe du candidat (plus quelques renforts occasionnels) à laquelle elle est totalement intégrée. Une situation très inhabituelle. Chez tous les autres candidats, les attachés de presse et autres community managers (qui gèrent les réseaux sociaux) étaient employés directement par les associations de financement de campagne. Pas chez Jean-Luc Mélenchon qui a confié une bonne partie de sa campagne à la société de sa communicante.
Pour autant, Mediascop n’est pas un prestataire classique. La société n’a pas de locaux, tous ses employés travaillent au QG du candidat, rue de Dunkerque, dans le 10e arrondissement de Paris. Elle refacture à l’association de campagne toutes ses charges : administration, frais téléphoniques, location de matériel… Jusqu’à la facture du cabinet d’expertise comptable qui suit ses comptes ! "Je n’ai jamais vu ça", s’étonne un ancien trésorier de campagne à qui nous avons présenté les factures. De fait, cette pratique, sans être illégale, a une conséquence : les charges de Mediascop sont limitées. Si la société facture des services à un prix "classique" sur le marché, ses bénéfices sont nettement plus importants.
Des factures complexes
Les deux factures établies par Mediascop à l’association de financement de la campagne de Jean-Luc Mélenchon débutent par la même rubrique : la direction de la communication. En clair : le travail de Sophia Chikirou. Elle le facture 80 000 euros hors taxes pour 8 mois de campagne, soit en moyenne 10 000 euros mensuels.
Mais à bien y regarder, de nombreuses autres prestations facturées plus loin sont également le fait de missions effectuées personnellement par la communicante du candidat. Mediascop fait par exemple payer 6 000 euros pour la "rédaction des scenarii" des clips de campagne diffusés sur France Télévisions. Or ils ont été rédigés par Sophia Chikirou, comme elle l’a expliqué à la commission des comptes de campagne. On trouve également la main de la présidente de Mediascop sur les sept épisodes de l’émission "Esprit de campagne" diffusés sur le web. Les lignes "programmation et élaboration du conducteur" (de 1 200 à 4 800 euros par émission) et "préparation des intervenants" (3 600 euros en tout) correspondent à des tâches remplies par Sophia Chikirou. Trois acteurs de la campagne et un intervenant sur une de ses émissions nous l’ont confirmé : elle assurait ces fonctions. Dans cette vidéo, la communicante affirme que ces émissions qui duraient parfois cinq heures étaient réalisées grâce à l’apport de nombreux bénévoles. Ce ne serait apparemment pas son cas.
Mediascop fait également payer en supplément le travail de sa présidente sur les meetings de Jean-Luc Mélenchon. Dans cette autre vidéo, elle explique quel était son rôle le 18 avril 2017 lorsque Jean-Luc Mélenchon a tenu simultanément sept meetings grâce à ses hologrammes (à 17'40'') :
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A croire Sophia Chikirou, les prestations qui apparaissent sous les mentions "production" et "préparation de l’animation" sur la facture sont effectuées par elle-même ce jour-là, ce que deux anciens membres de l’équipe de campagne nous ont confirmé par ailleurs. Sur ce meeting, ses interventions auraient donc été facturées 3 900 euros.
Sophia Chikirou était parfois assistée d’un employé de Mediascop sur ces prestations, mais le tarif de ces interventions semble élevé, sachant qu’elle facturait dans le même temps ses fonctions de directrice de la communication.
En additionnant tous les meetings, toutes les émissions et productions sur lesquels elle serait intervenue, le travail de Sophia Chikirou aurait été valorisé à près de 120 000 euros sur les factures de Mediascop, soit 15 000 euros mensuels en moyenne pour huit mois de campagne.
Des missions découpées en tranches sur les factures
Un autre point qui pose question est la façon dont ont été facturés certains postes de la campagne. C’est le cas du "community management", en clair, la gestion des réseaux sociaux. D’après l’organigramme de campagne que nous nous sommes procuré, ces fonctions étaient assurées par trois personnes dont une payée directement par l’association de campagne, Mediascop ne prenant en charge que les salaires des deux autres.
Sur la première facture (pour la période de septembre à décembre 2016) Mediascop a choisi la solution a priori la plus économique pour le candidat qui consiste à facturer au forfait ces missions. A partir de janvier 2017, changement de méthode : les tâches des deux salariés sont détaillées et facturées séparément. Pour les quatre derniers mois de campagne, le travail effectué par ces deux salariés est facturé 58 800 euros.
Cette méthode de facturation vaut également pour les vidéos produites par Mediascop. Il y en a pour plus de 100 000 euros au total. Là aussi, Mediascop semble faire un choix coûteux pour l’association de campagne, alors que d’après plusieurs témoins, ces clips étaient essentiellement réalisés par trois employés de Mediascop.
Des tarifs étonnamment élevés : jusqu’à 250 euros pour 10 minutes de travail
Cette méthode qui consiste à "saucissonner" les tâches des employés peut même donner lieu à des prestations étonnamment chères. Il en va ainsi d’une rubrique appelée "extractions audio et publication sur le compte soundcloud de JLM". Derrière cette terminologie technique se cache une opération simple : elle consiste à extraire le fichier son d’un discours, à le télécharger sur internet (sur la plateforme SoundCloud) en lui donnant un titre et éventuellement en y ajoutant quelques commentaires (on peut trouver le compte de Jean-Luc Mélenchon ici). D’après plusieurs spécialistes que nous avons consultés, cette opération prend cinq à dix minutes. Or, elle est facturée 250 euros l’unité. Et comme 19 discours de Jean-Luc Mélenchon ont été publiés sur SoundCloud, Mediascop a facturé 4 750 euros en tout.
Un peu plus loin, une autre rubrique a attiré notre attention : le "sous-titrage de vidéos publiées sur le compte Facebook du candidat". Ces vidéos sont effectivement sous-titrées, car la plupart des internautes regardent les vidéos sans activer le son. Pour chaque minute sous-titrée, Mediascop facture 200 euros à l’association de campagne. Un tarif très supérieur à celui pratiqué généralement par les sociétés spécialisées (15 euros la minute en général) et qui correspond à environ une demi-heure de travail.
Combien a gagné Sophia Chikirou grâce aux campagnes présidentielle et législatives ?
Le 31 mars 2017, Sophia Chikirou a transformé son entreprise en société par actions simplifiées. Ce statut semble lui avoir permis d'éviter de publier ses comptes annuels 2017 grâce à des dispositions légales. Les derniers comptes disponibles de Mediascop datent de 2016. Ils donnent une vision partielle de sa rentabilité. Pour cette année, le chiffre d’affaires de Mediascop est de 162 900 euros, ce qui correspond grosso modo aux premiers règlements de la France insoumise pour la campagne présidentielle. La société réalise alors un bénéfice net (après impôts) de 76 600 euros, soit 47 % de marge nette. Un ratio exceptionnel quel que soit le secteur d’activité.
La double casquette de Sophia Chikirou
Sophia Chikirou était à la fois donneuse d’ordre en tant que directrice de la communication et prestataire majeure de la campagne de Jean-Luc Mélenchon. Une situation singulière. Dans ce contexte, quel était le contrôle exercé sur les prestations de Mediascop ?
Nous n’avons retrouvé aucune trace de devis ou contrat passé entre l’association de financement et son fournisseur dans les comptes de campagne. Un ancien membre d’un staff de campagne concurrent s’étonne que la société n’ait facturé l’essentiel de ses prestations qu’une fois la campagne terminée : "Avec nos gros fournisseurs nous avions toujours des factures intermédiaires ou des contrats de commande pour bien cadrer les prestations. Une facture de ce montant en fin de campagne, ça paraît quand même un peu léger", analyse-t-il.
Chez Emmanuel Macron, les plus importants prestataires facturaient dès la fin de chaque grosse opération et relançaient parfois le candidat pour être payés rapidement. Pas de cela chez Mediascop, qui n’avait apparemment pas de problème de trésorerie grâce à ses charges réduites.
Un ancien employé de Mediascop nous a expliqué dans quelles conditions la deuxième facture (près d’un million d’euros de prestations) avait été établie : "À la fin de la campagne, Sophia est venue nous voir. Elle nous a demandé de faire la liste de toutes nos réalisations, jusqu’au moindre visuel, il fallait absolument tout lui lister. Ensuite, elle a appliqué des tarifs pour chaque opération que nous donnions." A en croire ce membre du staff, Mediascop n’aurait pas eu de suivi de ses productions tout au long de la campagne.
Un chef d’entreprise nous a raconté, documents à l’appui, comment il avait été approché par la présidente de Mediascop pour réaliser une prestation pour le compte de la France insoumise. Celle-ci lui présente le budget global prévu pour cette mission et lui annonce qu’elle en gardera 20 % pour son travail. "Son travail, raconte ce professionnel de la communication, se limitait à participer à une ou deux réunions. Nous ça nous retirait plusieurs milliers d’euros pour notre intervention, on a dit non, parce que nous ne travaillons pas comme ça".
Des employés peu payés… et amers
En mars 2018, la commission nationale des comptes de campagne a rendu public l’intégralité du compte de campagne de Jean-Luc Mélenchon. Les factures de Mediascop ont alors commencé à circuler chez certains anciens membres de l’équipe de campagne. Un de ceux que nous avons rencontrés nous a raconté avoir été surpris en constatant à quel tarif son travail avait été facturé par Mediascop. D’autant que tous nous ont dit avoir eu conscience de travailler pour des salaires bien inférieurs à ceux auxquels ils auraient pu prétendre. Certains étaient salariés aux alentours de 1 500 euros par mois, d’autres à peine plus en honoraires d’auto-entrepreneurs. Après avoir vu les factures, l’un d’entre eux enrage : "Ce que j’ai fait sur la campagne, je ne l’ai pas fait pour l’argent, on fait ça par conviction aussi… Elle nous demandait régulièrement d’en faire un peu plus gracieusement, on était payé au lance-pierre. Mais on le faisait. Et en fait, elle a fait de l’argent sur mon dos. Je suis dégoûté." Cet ancien membre de l’équipe de campagne nous a par ailleurs affirmé qu’il n’était pas payé pour certaines missions qu’il a remplies, et qui ont pourtant été facturées par Mediascop au candidat Jean-Luc Mélenchon.
La justice soupçonne des "manœuvres" pour obtenir des remboursements de l’État
La France insoumise n’était certes pas la formation politique la plus fortunée de la campagne présidentielle, mais si elle a pu engager presque 11 millions d’euros de dépenses, c’est qu’elle savait très tôt qu’elle pourrait bénéficier du remboursement de l’État, vu qu’il apparaissait quasi-certain que son candidat allait franchir la barre des 5 % des suffrages, condition pour être remboursé.
Le 16 mars 2018, la commission nationale de comptes de campagne et des financements politiques (CNCCFP) a effectué un signalement auprès du procureur de la République de Paris. Mediascop, ainsi qu’une association qui est intervenue sur la campagne de la France insoumise, L’Ère du peuple, sont visés dans le signalement de l’autorité de contrôle. Nous avions déjà expliqué que l’Ère du Peuple, présidée par un conseiller d’État, Bernard Pignerol, avait salarié deux rouages essentiels de la campagne des insoumis, les actuels députés Bastien Lachaud et Mathilde Panaud et refacturé leurs services en réalisant au passage une confortable marge.
Le 18 septembre dernier, le parquet de Paris classait sans suite une plainte de l’association Anticor qui visait les comptes de plusieurs candidats à la présidentielle. Néanmoins, dans sa décision, le procureur François Molins rappelait que, concernant le compte de Jean-Luc Mélenchon, "les surfacturations dénoncées [par la commission des comptes de campagne, NDR] tendent à faire sérieusement suspecter l’existence de manœuvres délibérées destinées à tromper l’organe de contrôle aux fins d’obtenir des remboursements sans cause. J’ai donc fait diligenter une enquête préliminaire qui est toujours en cours."
L’enquête semble avoir connu une brutale accélération ces derniers jours avec les perquisitions diligentées le 16 octobre au domicile de Jean-Luc Mélenchon, aux sièges de la France insoumise et du Parti de gauche, mais également aux domiciles de Sophia Chikirou et Bernard Pignerol. D’après nos informations, dès le lendemain, plusieurs anciens salariés de Mediascop auraient été auditionnés par les policiers de l’OLCLIFF (Office central de lutte contre la corruption et les infractions financières et fiscales).
L’enquête préliminaire aurait été ouverte pour escroquerie et tentative d’escroquerie, abus de confiance, infraction à la législation sur le financement des campagnes électorales et travail dissimulé aggravé.
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Sophia Chikirou a refusé toutes nos demandes d’interview. Son avocat, David Marais, nous a fait parvenir le communiqué suivant :
"Toutes les accusations portées contre Mediascop et Madame Chikirou sont fausses et sont fondées uniquement sur les élucubrations de Monsieur de Chalvron* contre qui nous avons porté plainte en dénonciation calomnieuse en septembre dernier et dont il faudra se demander pour qui il agit. Cette opération est politique, elle n'a pour but que de nuire et de récupérer un maximum d'informations sur Jean-Luc Melenchon et ses partisans."
*NDR : Jean-Guy de Chalvron était le rapporteur chargé de l’examen du compte de Jean-Luc Melenchon. Il avait démissionné au cours de sa mission en raison de désaccords avec le président de la commission des comptes de campagne.
Sophia Chikirou intervenant sur une émission pendant la campagne de Jean Luc Mélenchon.