Mais pourquoi, oui pourquoi, le Festival de Cannes s’est-il cette année tiré une balle dans le pied en sélectionnant pour sa compétition officielle pas moins de cinq film français : « Mon Roi » de Maïwenn, « La Loi du marché » de Stéphane Brizé, « Marguerite et Julien » de Valérie Donzelli, « Valley of love » de Guillaume Nicloux et « Dheepan » de Jacques Audiard ? À deux jours du palmarès, on se perd en conjectures et la question devient hélas récurrente dans toutes les conversations festivalières, en complément d’un sentiment de déception globale pour l’ensemble de la sélection.
Mais cette « affaire française » est décidément bien curieuse, sans compter qu’il faudrait adjoindre à cette première liste les sept autres films français présents dans la sélection officielle : douze titres donc sur cinquante-trois au total, soit un film sur cinq. Ce n’est pas rien et, sauf erreur de notre part, plutôt rare ces dernières années où la voix française était contenue, histoire d’éviter les mauvais procès de népotisme. J’emploie ce mot précisément, car à la fin de la première projection du très mauvais film de Maïwenn, on a pu l’entendre crier par un spectateur manifestement italien… Ce « nepotismoooooooo » sonore et jouissif désignant assurément le mauvais penchant d’une « grande famille » du cinéma français jugée à juste titre bien envahissante et sans justification artistique qui plus est… Situation d’autant plus étrange à vrai dire que deux autres films français, signés Garrel et Desplechin avaient été refusés par la sélection officielle, trouvant alors refuge dans la très inspirée « Quinzaine des Réalisateurs ».
On a déjà dit ici même les réserves provoquées par les films de Maïwenn et de Donzelli (oui, deux réalisatrices, et gare là aussi du côté du Festival, au prurit féministe de façade…). Il convient d’y ajouter quelques remarques sur les autres films français en compétition dont aucun, et c’est un vrai souci, ne saurait sérieusement concourir pour la Palme d’Or.
« La Loi du marché » de Stéphane Brizé. Ce film est déjà les salles et rencontre un vrai succès public ce dont on se réjouit pour lui. Doit-on pour autant faire silence sur le peu d’enthousiasme qu’il provoque ici-même ? Depuis longtemps déjà, on parle de lui comme d’un possible prix d’interprétation pour son unique acteur professionnel principal, Vincent Lindon. Il faut d’abord toujours se méfier des bruits cannois ! Ensuite, dire que, oui, Lindon est épatant dans le rôle d’un salarié ma lmené mais que non, on ne le trouve pas plus bluffant que dans « Pater » d’Alain Cavalier lequel contenait, on s’en souvient, l’idée d’un salaire maximal…La fable sociale de Brizé se veut bien pensante, tout en contenant en elle-même les éléments de sa propre critique et de sa propre faiblesse. C’est Vincent Lindon d’ailleurs, en personne, qui au JT de France 2 déclarait récemment qu’il ne se sent pas d’ériger le comportement de son personnage en exemple. Autrement dit qu’il est bien difficile dans le contexte social actuel de prôner pour d’autres que soi la rébellion sociale individuelle par la démission de son poste de salarié en CDI…. Les salariés d’Orange, entre autres, confrontés comme le héros du film au suicide d’un collègue sur son lieu de travail, apprécieront peut-être moyennement cette bonne conscience de gaugauche. La faille du film de Brizé est bien là : contrairement à Loach ou aux Dardenne notamment, le cinéaste français, en individualisant à outrance son propos, donne des verges pour se faire battre. Et qu’on ne vienne pas nous dire qu’il s’agit de pur cinéma et de pure fiction, puisque l’argument majeur des admirateurs et défenseurs du film passe en général par la mise en avant de son casting de non professionnels chargés de « faire vrai ». Difficile de tout combiner alors : faire vrai, c’est prendre le risque d’exemplariser. Le film semble donner une leçon et même Vincent Lindon pointe le malaise qui du coup s’en dégage inévitablement.
Le nouveau film de Jacques Audiard, « Dheepan » est assurément le plus intéressant, le plus abouti et, disons-le, le meilleur de cette décevante armée… franco-mexicaine ! Mais pas le meilleur Audiard pour autant, hélas. Faut-il se réjouir d’abord que le cinéaste rompe avec ses héroïnes féminines handicapées mais finalement bien plus fortes que les hommes qui tombent autour d’elles ?... Ce demi « à rebours » truffaldien (chez Truffaut, les hommes sont souvent handicapés, mais eux aussi sont faibles face à des femmes adultes qui mènent le monde), avait ses vertus narratives et donnait au cinéma d’Audiard fils une singularité à nulle autre pareille. On se demandait avec gourmandise comment dans le prochain film, il traiterait ce fantasme, cette vision, cette figure de la féminité. Cette fois, patatras, son personnage féminin, remarquable, n’a d’autre handicap « que » son statut transitoire de réfugiée politique… Certes, c’est d’elle que vient le salut mais du coup le couple qu’elle forme avec le héros masculin du film est comme atténué par ce renoncement à l’obsession récurrente. Cette femme forte est l’une des figures réjouissantes de ce Festival, mais une fin absolument caricaturale et décevante (nous n’en dirons rien ici, évidemment) la catapulte dans un monde de Bisounours inadéquat. « Dheepan » n’a pas le charme vénéneux des grands films d’Audiard. Il déploie son programme avec trop d’assurance, omettant même de mieux caractériser d’entrée de jeu son très ambigu personnage principal masculin, au risque de rendre moins lisible son comportement ultérieur. Les défenseurs du film semblent en outre accepter des invraisemblances scénaristiques : disparition d’un personnage pourtant emblématique, impunité d’un autre difficilement crédible, … Audiard ne nous avait pas habitué à cela. Reste un styliste inspiré et un formidable directeur d’acteurs professionnels ou non. Mais, Audiard le conteur se fait ici plus discret, alors même que son sujet lui permettait une ampleur presque politique. Étonnant paradoxe, à vrai dire qu’on s’explique mal.
Faut-il vraiment s’appesantir sur « Valley of love » de Guillaume Nicloux, le cinquiémde film français en compétition ? La doxa est déjà en marche : on est prié de s’incliner devant le couple reformé Huppert Depardieu. Mais Nicloux ici n’est ni Téchiné, ni même Ozon lesquel en reformant le couple Deneuve Depardieu empruntaient en leur temps les mêmes chemins d’un rêve recomposé et d’un mythe revisité. Rien de tel ici. Les mânes de Pialat ne soufflent pas sur ce film sans véritable scénario et dont les fantômes, à l’instar du corps de Depardieu, pèsent énormément. Prendre le risque de faire un film uniquement d’acteurs, c’est à Cannes comme ailleurs, donner la matière d’une formidable déception pour des spectateurs qui par définition savent ce que peuvent donner et Depardieu et Huppert, ensemble et sépartément. Encore faut-il que cers deux monstres aient des choses à dire et à jouer. C’est précisément ce qu’on avait aimé chez Nicloux quand il avait eu le culot et l’intelligence créatrice d’être allé chercher « la » Balasko pour lui faire incarner en 2003 le personnage principal de « Cette femme-là » dans un film en forme de bijou noir. Rien de tel ici dans ce duo perdu au fond d’un désert américain qui, hélas pour nous et pour eux, se transforme en un désert de cinéma.
Sélection française décevante pour une sélection internationale plutôt décevante. Ainsi va Cannes 2015. Cette photo du cinéma mondial laisse un goût amer dans la bouche. De bonnes âmes peu inspirées veulent à tout prix nous faire croire que nous venons ici pour voir les films d’auteurs que nous aimons déjà. C’est faux et tellement réducteur et plutôt insultant même pour un Festival qui a raison de présenter en sélection et même en compétition des premiers films notamment signés donc par des inconnus. Non, nous venions à Cannes avec la double envie de croiser des cinéastes aimés et d’en découvrir d’autres. Cette année nous repartirons presque perdants sur ces deux tableaux. Et c’est plutôt triste. Seule bonne nouvelle : la liste des films à revoir en bonne compagnie ne sera pas alourdie.