"Ce n'est pas à nous de censurer" : le dilemme des libraires face à l'affaire Matzneff

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"Ce n'est pas à nous de censurer" : le dilemme des libraires face à l'affaire Matzneff

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La maison d'édition Gallimard a décidé hier mardi de ne plus vendre le journal de l'écrivain.
La maison d'édition Gallimard a décidé hier mardi de ne plus vendre le journal de l'écrivain.
© AFP - ULF Andersen

Ce mardi, les éditions Gallimard ont annoncé qu'elles cessaient la commercialisation du journal de Gabriel Matzneff, après le témoignage de Vanessa Springora. Dans les librairies, les ouvrages de Matzneff ont quitté les tables pour les rayons, moins exposés, mais certains ont du mal à comprendre le choix de l'éditeur.

"Matzneff". Un nom qui suffit à faire grimacer les libraires du quartier latin de Paris. La réaction la plus courante tient en une formule : "nous ne souhaitons pas nous exprimer sur le sujet", comme si l'affaire Gabriel Matzneff avait fait s'abattre une omerta sur certaines librairies parisiennes. Ce mardi, la maison d'édition Gallimard a décidé de ne plus vendre le journal de l'écrivain, qu'elle publiait depuis trente ans, à la suite du témoignage de Vanessa Springora, qui décrit les pratiques pédophiles de l'écrivain. Les éditions de La Table Ronde (groupe Madrigall, contrôlé par Antoine Gallimard), qui ont publié cinq volumes du Journal de l'écrivain, ont également cessé la commercialisation de ces livres.

Des libraires, sous couvert d'anonymat, acceptent tout de même de s'exprimer. "Matzneff est un auteur qu'on a toujours vendu, dont les livres se sont toujours vendus", indique la responsable littérature d'une grande librairie du 6ème arrondissement. "Cette affaire a attisé les curiosités, les plus malsaines comme les curiosités de gens qui ont découvert le nom de Matzneff."

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Quand on lui apprend la décision de Gallimard d'interrompre la commercialisation du journal de Gabriel Matzneff, la libraire fait la grimace. "Je trouve que c'est tout à fait étonnant de se plier systématiquement à l'autorité de la bien-pensance du moment. Je trouve qu'on est quand même dans une époque où tout est très normé et où on ne supporte plus rien..." La responsable nuance néanmoins : "C'est compliqué, parce qu'évidemment la pédophilie est condamnable en soi. Mais je suis étonnée que des gens qui se côtoient depuis des décennies, qui se publient depuis des décennies, d'un seul coup découvrent et condamnent à l'unisson alors que jusque-là ils ne disaient rien. Je trouve que c'est bien hypocrite."

Sollicité par France Inter pour davantage d'informations, Gallimard a indiqué vouloir s'en tenir à ce communiqué succinct.
Sollicité par France Inter pour davantage d'informations, Gallimard a indiqué vouloir s'en tenir à ce communiqué succinct.
- Capture d'écran communiqué Gallimard

"Il se trouve que son dernier journal est paru il y a deux mois. On le vend toujours. Je considère que les libraires ne sont pas là pour faire de la censure, ni pour intervenir sur ce plan-là : je crois que les lecteurs ont à faire leurs choix", estime la libraire.

Évidemment on ne fait pas la propagande ni la promotion de ces choses-là. Mais ce n'est pas au libraire de censurer ça.

- la responsable littérature d'une grande librairie parisienne

L'invité de 7h50
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Les ouvrages de Matzneff ont tout de même quitté les tables pour les rayons, moins exposés. C'est aussi le cas dans la librairie où travaille Martin : "je les ai rendus un peu plus discrets, pour laisser la place à l'auteure du Consentement_"._ L'ouvrage de l'éditrice Vanessa Springora, où elle raconte sa relation pédophile sous emprise avec l'écrivain alors qu'elle avait 14 ans et lui 50, caracole en tête des ventes.

Il y avait une nouveauté, je l'ai mis sur table parce que ça restait d'un point de vue littéraire un bon auteur. Depuis cette affaire-là, j'ai quand même enlevé les livres pour ne pas être dans la provoc' inutile. Je pense que c'est à Vanessa Springora d'avoir la place et la parole : Matzneff a 80 ans, il a eu son œuvre.

- Martin, libraire dans le 6e arrondissement

Dans les librairies, les livres de Matzneff ont quitté les tables pour les rayons, plus discrets.
Dans les librairies, les livres de Matzneff ont quitté les tables pour les rayons, plus discrets.
© Radio France - Louis-Valentin Lopez

Interrogée par France Inter, Homayra Sellier, fondatrice de l'association de défense des droits et de l'intégrité des mineurs Innocence en danger (IED), se réjouit de son côté de l'initiative de Gallimard. "C'est une bonne nouvelle : le poisson est toujours frais quand on le pêche, même si la France a mis 30 ou 40 ans à réagir", estime-t-elle. "La carrière de Matzneff se réduit à la description de ses ébats avec des mineurs, des ébats que je qualifie de viols de mineurs. Cela aurait du être arrêté immédiatement dans les années 1970."

"Juste pour voir le monstre"

Au rayon "Littérature du XXe siècle", un quadragénaire se saisit du dernier roman de Matzneff mais s'esquive, l'air embarrassé, devant le micro. Antoine, lui, feuillette l'ouvrage, avant de le reposer presque avec dégoût. "C'est uniquement par curiosité. Je savais que sa cochonnerie existait depuis longtemps, mais je n'y avais jamais touché", indique le jeune homme de 24 ans, en train de rédiger une thèse sur l'écrivain surréaliste André Breton : "Le problème de Matzneff, c'est que ce n'est pas un si bon écrivain. Le fait qu'on dise que c'est un grand écrivain mais un salaud ne marche pas, parce que ce n'est pas un grand écrivain."

L’instant M
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Certains clients s'offusquent aussi de voir des librairies continuer d'épuiser les ouvrages du prix Renaudot 2013. "J'ai reçu il y a quelques heures le mail, d'une cliente mécontente, qui s'étonnait d'avoir vu il y a quelques jours un livre de Matzneff sur table", rapporte une libraire, qui a bien noté quelques ventes supplémentaires et aussi le comportement honteux des clients : "On ne nous le demande plus. Les gens regardent en rayons, mais ne le demandent pas."

Hausse des ventes en ligne

Au classement des meilleures ventes de romans sur le site de la Fnac, le livre de Vanessa Springora, Le Consentement, occupe la première place. Mais il faut seulement remonter à la 16e place pour trouver un ouvrage de Matzneff publié en 1993, La prunelle de mes yeux, dans lequel "on voit un libertin renoncer à sa vie dissolue, pécheresse, et, grâce à l’amour d’une jeune fille, se transformer", selon le court résumé mis en ligne. Seizième aujourd'hui, alors que le livre occupait hier mardi la vingt-troisième position. Le géant américain Amazon a quant lui confirmé à France Inter avoir retiré de son catalogue Les moins de 16 ans, réédité par Leo Scheer en 2005, devant la hausse de la demande. 

Conséquence : sur le site d'enchères en ligne eBay, le roman fait déjà l'objet de spéculation. Un exemplaire a atteint le prix de vente exorbitant de 127 euros : 

127 euros pour acquérir sur eBay l'ouvrage "Les moins de 16 ans" de Gabriel Matzneff.
127 euros pour acquérir sur eBay l'ouvrage "Les moins de 16 ans" de Gabriel Matzneff.
- Capture d'écran eBay
L'Heure bleue
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"Les gens qui aujourd'hui en connaissance osent acheter Matzneff sont pour moi des pervers", réagit Homayra Sellier, de l'association Innocence en danger. "Je ne suis ni moraliste, ni facho, ni d'extrême-droite ni d'extrême-gauche : juste une femme, une mère, une grand-mère, une citoyenne", lâche la défenseure du droit des enfants, qui souhaiterait une prise de conscience et un "point de non retour" grâce à l'affaire : "C'est un grand moment, il faut le saisir pour que les choses changent. Si une minorité de pervers pense que les viols de mineurs sont de la littérature, je les laisse à leur maladie."

Gabriel Matzneff, 83 ans, est visé depuis vendredi par une enquête pour "viol sur mineur" de moins de 15 ans.