"Ce n'est pas un gilet jaune !" : notre récit du deuxième jour des comparutions immédiates

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"Ce n'est pas un gilet jaune !" : notre récit du deuxième jour des comparutions immédiates

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Deuxième journée de comparutions immédiates après les violences de samedi 1er décembre à Paris
Deuxième journée de comparutions immédiates après les violences de samedi 1er décembre à Paris
© AFP - Geoffroy VAN DER HASSELT

Après les violences du 1er décembre dans les rues de la capitale, 412 personnes ont été interpellées samedi. C'est maintenant le temps des réponses judiciaires. Lundi, 73 prévenus ont été jugés en comparution immédiate. Ce mardi, les audiences se sont poursuivies tout l'après-midi au tribunal d'instance de Paris.

Comme la veille, les prévenus (tous des hommes) sont plutôt jeunes, entre 20 et 40 ans et insérés socialement. Globalement, ils sont issus de classes populaires, gagnent de faibles revenus ou vivent de contrats précaires. 

Gilles P., 34 ans, né à Beaumont-sur-Oise, habite à Asnières-sur-Oise

Ce père de famille est accusé d'avoir mordu un policier, d'avoir jeté des pavés sur deux représentants des forces de l'ordre et d'avoir violemment résisté lors de son interpellation. Il aurait tenté de saisir l'arme d'un des gardiens de la paix, puis aurait proféré des outrages : "Un doigt d'honneur, "Je vous baise" et "Niquez vos mères" énumère le président, provoquant quelques sourires dans l'assemblée. De son interpellation, il garde des ecchymoses au visage, et cinq jours d'ITT. Dans son téléphone a été retrouvé un SMS : "La guerre c'est bientôt"

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Vêtu d'un gilet jaune samedi dernier, Gilles dit être venu à Paris pour accompagner sa femme, "pour éviter qu'elle soit seule". Elle, est mère au foyer. Lui travaille dans le déménagement, en contrat journalier. Il est titulaire du permis poids-lourd, d'un CAP vente et d'un CAP de déménageur. Jamais condamné pour violences, il l'a néanmoins été à trois reprises pour délits routiers : conduite sous stupéfiants, conduite malgré une annulation de permis. Mais lorsque le président du tribunal déroule le dossier de Gilles P., l'audience découvre, incrédule, l'extrême précarité dans laquelle vit le trentenaire. 

Père de trois filles de huit ans, cinq ans et 22 mois, il vit dans un mobil-home qu'il loue 950 euros par mois dans un camping. 33 mètres carrés occupés donc à cinq, avec sa compagne, qui a elle-même six autres enfants issus de deux précédentes unions. Leur logement est "complètement insalubre", reconnaît Gilles P., "Pas de radiateur, on a dû mettre un poêle à pétrole, alors que ma femme est asthmatique chronique." Lui touche environ 900 euros par mois, elle 700 euros d'allocations. "On cherche à déménager mais c'est pas facile, parce que les loyers en Île-de-France sont excessifs et qu'ils demandent des garanties qu'on a pas. C'est assez difficile", résume le trentenaire. Sans voiture, sa compagne amène chaque jour les filles à l'école, "3 km aller, 3 km retour, et le midi aussi parce que la cantine c'est beaucoup trop cher." Dans la salle, de nombreuses personnes sont sidérées.

Son avocate demande un délai, accordé par le tribunal. Gilles P. sera jugé le 9 janvier prochain. D'ici là, il est remis en liberté avec obligation de pointer une fois par semaine au commissariat. Il a également l'interdiction de paraître à Paris d'ici là.

Yanis B., 18 ans tout juste, né en Algérie, habite à Paris XIVe

Tout juste majeur, Yanis est accusé d'avoir recelé des objets volés et d'avoir participé à la dégradation de la boutique Burberry, boulevard Malesherbes, dans le VIIIe arrondissement. 

"Ce n'est pas un gilet jaune !" martèle d'entrée son avocate. Arrêté vers 19 heures, il est retrouvé avec dans son sac neuf paquets de cigarettes, une lampe-torche qu'il aurait utilisée pour briser la vitrine du magasin de luxe, un parfum neuf dans son emballage, ainsi que des casquettes de marque Allianz – du nom de la compagnie d'assurances. Il expliquera avoir trouvé ces objets dans un carton abandonné dans la rue. Allianz, de son côté, explique que ces casquettes ne sont pas déclarées volées, que ce sont des objets distribués dans la rue par les équipes de promotion. Au sujet de la boutique Burberry, le jeune homme explique qu'elle était déjà vandalisée lorsqu'il est arrivé.

Pour autant, Yanis cumule les preuves accablantes. Il y a cet échange de SMS avec un ami, qui lui envoie, avant le 1er décembre : "Si seulement tu m'avais écouté wesh, ils ont tout pété, le Dior et le Givenchy (le 24 novembre). Viens on y va ce samedi, askip (à ce qu'il paraît) ils vont casser des vitrines. Prends des gants, des cagoules. (…) Tu auras ton iPhone X gratuit. Mais dis à personne, c'est notre secret." Yanis répond : "Vasy mdr (mort de rire)." À la présidente, il explique qu'il a en fait tenté de dissuader cet ami.

Sur les raisons de sa présence, il se perd en explications : il devait rejoindre sa sœur à Maison-Blanche, "mais ce n'est pas du tout dans le VIIIe !" l'interrompt la présidente. "Parce que le rendez-vous avec ma sœur, c'était plus tard dans la soirée…" Il parle d'une voix blanche, stressée. "Hmm, hmm", fait la présidente, non convaincue. Lycéen en première "Gestion administrative", il vit avec sa mère, qui l'a adopté à trois mois, et sa sœur, âgée elle aussi de 18 ans. Il doit passer un bac pro en 2020, ne fume pas et ne boit pas, a "de bons résultats scolaires avec un désengagement toutefois, des difficultés à se lever" note la présidente. 

Lors de son réquisitoire, la procureure concède que Yanis a le profil d'un profiteur, plutôt que d'un casseur. Elle parle "d'immaturité, plutôt que de bêtise". Son avocate enfonce le clou : "En temps normal, sans ce contexte de "gilets jaunes", il aurait pris un simple rappel à la loi !" Le tribunal décidera d'être plus sévère : Yanis B. écope d'une peine de deux mois avec sursis.

Tristan C, né en 1988 à Villefranche-sur-Saône, habite à Montélimar

Vêtu d'un survêtement bleu foncé à bandes jaunes, il a été interpellé seul, en haut de l'Arc de Triomphe qui venait d'être pillé. Outre de s'être introduit illégalement dans un monument historique, il lui est reproché d'avoir résisté lors de son interpellation, et d'avoir porté un coup de tonfa (la matraque utilisée par les forces de l'ordre) au policier en question, ainsi que d'avoir consommé de la cocaïne et du cannabis.

Le président déroule le résumé des faits : "En haut de l'Arc de Triomphe, vous faites semblant d'obtempérer, puis vous vous débattez et fuyez" avant d'être arrêté par un autre policier en bas du monument. "Je suis monté pour respirer parce qu'on avait pris tous les gaz lacrymogènes, et c'était le moment où les CRS chargeaient", explique-t-il, rajoutant qu'il voulait "prendre une photo" quand il a été interpellé. À propos du tonfa, "je m'en suis saisi pour ne pas qu'il me tape avec, et on a glissé tous les deux sur une grille en métal. C'était du judo, on s'est roulés par terre".

Tristan C. dit être venu en covoiturage avec d'autres "gilets jaunes" rencontrés sur les barrages aux ronds-points de Montélimar ces dernières semaines – un groupe qu'il aurait ensuite perdu au milieu des émeutes. Titulaire d'un bac scientifique et d'une licence de langues, il loue un appartement pour 500 euros par mois, dans "de bonnes conditions de vie", résume le président. Ouvrier agricole dans le maraîchage et l'élevage de brebis depuis neuf mois, ses deux employeurs sont en passe de lui accorder un CDI. Ils décrivent un homme "timide et ponctuel". Il ne roule pas sur l'or – le président parle de "difficultés passagères", et consomme du cannabis et de l'alcool de manière régulière, mais son casier judiciaire est vierge. "Il n'a jamais fait de vraie manifestation", défend son avocate. "Il  a perdu ses amis, il était paumé, il s'est retrouvé cerné place de l'Etoile… Il est interpellé tout seul sur l'Arc de Triomphe, il arrive après la bataille".

Tristan C. est condamné à six mois de prison dont trois mois ferme, mais aménageables, assortis d'une interdiction de séjour à Paris pendant six mois. Il devra verser 890 euros au policier qui s'est porté partie civile.

Mickaël R., 32 ans, né et habite à Nevers

Ce Bourguignon est accusé d'avoir lancé des fumigènes et des cailloux sur un policier, à l'angle du Faubourg Saint-Honoré, un "point chaud" des manifestations où une banque Crédit Lyonnais a notamment été saccagée. Mickaël dit être arrivé avec son frère et un ami en voiture depuis Nevers, en fin de matinée. "On a suivi les gilets, comme on connaît pas trop Paris." Lors de son arrestation, il avait bien un gilet jaune, mais… dans son sac. Il tente une explication : "La semaine dernière, j'avais mis mon gilet, et je me suis fait matraquer et gazer. C'est pour ça que je l'ai rangé dans mon sac". Sourires dans la salle. 

Étancheur depuis cinq ans en CDI, célibataire sans enfant, il gagne 1 200 euros par mois et vit chez sa mère. Il habitait dans un appartement seul avant, mais "le loyer était trop cher, je m'en sortais pas." Au sujet du 1er-décembre, il reconnaît sans peine : "J'ai fait une énorme bêtise. Je vais continuer à soutenir les "gilets jaunes", mais de chez moi. J'ai plus envie de manifester." Le président lui rétorque : "Vous pouvez aussi participer à une manifestation sans violence, hein…" Mickaël a déjà un casier assez fourni avec six mentions, mais aucun fait de violence : des délits routiers et des stupéfiants.

Déclaré coupable, il est condamné à quatre mois de prison ferme mais aménageables, assortis d'une interdiction de séjour de six mois à Paris. Il devra verser 640 euros au policier qu'il a touché.

Nicolas V., 22 ans, né et habite à Conflans Sainte-Honorine

À la lecture des chefs d'accusation de ce jeune homme, plusieurs sourires amusés fusent dans le public. "Vous vous êtes auto-incriminé", constate le président. Arrêté à la base pour avoir dissimulé son visage avec une écharpe et un bonnet, il déclarera au cours de sa garde-à-vue des faits supplémentaires. À savoir… "Avoir jeté un œuf en direction des policiers, et avoir déplacé une barrière sur la route".

Ce commis de cuisine, en CDD reconduit depuis deux ans dans la même entreprise, parle vite et courtoisement, ponctue ses phrases de "désolé" et de "monsieur", en s'adressant au président. À propos de son visage camouflé, "Je porte toujours mon écharpe et mon bonnet comme ça". Son avocate appuie : "Avec le froid et la pluie qu'il y avait, on lui reproche d'avoir été couvert pour aller dehors !" Au sujet de l'œuf, "quelqu'un me l'a mis dans la main, je l'ai jeté…"

Il explique être venu à Paris en voiture avec un ami. En début d'après-midi, il a participé à la marche pacifique sur les Champs-Élysées : "J'étais avec tous les "gilets jaunes", il y avait des familles, des enfants. On voyait bien les feux au loin (vers la place de l'Etoile), mais au centre des Champs, ça allait." Ensuite, il part à Sarcelles avec son ami, "faire les courses pour sa grand-mère". C'est dans la soirée qu'ils décident de retourner sur Paris, en direction, cette fois, de l'Arc de Triomphe. "Et là, c'était le chaos. C'était la plus grosse erreur de ma vie, parce que ce n'était pas du tout la même chose que l'après-midi."

Le dossier de Nicolas V. révèle une vie plutôt stable, son contrat lui assurant 1 500 euros mensuels. Locataire d'un appartement, il devrait obtenir un CDI dans les prochaines semaines. Avec quelques failles toutefois : des condamnations pour usage et détention de cannabis, et un problème de boisson ces derniers mois qu'il lie à une récente séparation amoureuse. Mais, assure-t-il, "Ces quatre jours de garde-à-vue, ça m'a vraiment motivé à ne plus boire une goutte d'alcool." Victime probablement de manque : "J'ai passé deux jours à transpirer toutes les gouttes de mon corps, j'ai pas envie de revivre ça." 

Son avocate demande la clémence du tribunal, parlant d'un client "paniqué à l'idée de comparaître dans une salle comble", "qui n'avait rien à faire quatre jours en garde-à-vue". La procureure le reconnaît : "Ça ne correspond pas au profil de la personne qu'on retrouverait sur ces cas de violences." Elle demande trois mois de prison avec sursis.

Nicolas écope de 200 euros d'amende avec sursis. Qu'il ne paiera donc que s'il commet une nouvelle infraction.

Mathis P, 20 ans, né à Aubenas, habite à Roubaix

Etudiant en langues étrangères appliquées à l'université de Roubaix depuis la rentrée 2018, Mathis P. est accusé d'avoir lancé une lacrymogène sur des policiers, d'avoir dérobé une pièce de monnaie dans l'Arc de Triomphe et d'avoir participé à la destruction d'un engin de chantier, en "empêchant les forces de l'ordre d'intervenir". Des photos prises par lui-même, au sommet de l'Arc et près de l'engin de chantier, attestent qu'il était bien sur place.

Cheveux courts et blonds, Mathis P. hésite au micro. "Je suis venu en tant que manifestant pour faire valoir mes droits parce que je suis directement touché. Je suis étudiant, je gagne pas beaucoup. Je ne suis pas venu pour casser__." D'une voix plate : "Je regrette que la manifestation se soit transformée comme ça." 

À l'examen de son dossier, la vie du jeune homme est décortiquée : il passe un bac scientifique en 2015, puis travaille en tant que réceptionniste de 2015 à 2018. "C'est ça qui m'a donné envie d'apprendre les langues étrangères", explique-t-il. Actuellement, il perçoit 400 euros de bourse, et travaille une fois par semaine pour 70 euros sur les ports de Belgique, près de Roubaix. Il paie un loyer de 342 euros,  attend de percevoir les APL, et a contracté un prêt étudiant qu'il commencera à rembourser dans quelques années. 

"Vous vous plaisez dans votre vie ?" demande le président. "Oui." "Pourtant, vous disiez que vous étiez touché par les taxes, que c'est pour ça que vous vouliez manifester. Mais vous touchez 400 euros de bourse." Le jeune homme hésite, un peu déstabilisé. "Ben, j'ai pas beaucoup d'argent…" répond-il, penaud. 

Son passé récent révèle un passage à vide, chaotique, ces trois dernières années. En 2016 et 2017, il écope de peines avec sursis pour conduite sous stupéfiants et violences sur conjoint, une relation désormais terminée. Sa mère, interrogée, estime qu'il "s'investit mieux depuis septembre 2018". Lui, jure d'avoir arrêté le cannabis.             

La procureure ne mâche pas ses mots avec le jeune prévenu, arrêté à 22 heures à Paris : "C'est le Disneyland de la manifestation ! On y prend son ticket, et on y reste toute la journée." Elle demande deux ans de prison ferme, avec mandat de dépôt. Une peine jugée sévère, à en croire les réactions de plusieurs personnes dans la salle. L'avocate de Mathis P. prend la parole. "Il est venu sans équipement, sans masque ni cagoule, ni arme, rien sur lui. Ce n'est pas un casseur !" Elle insiste : "On a l'impression qu'on a pris à chaque fois ceux qui étaient à côté ! On a pas les vrais auteurs des énormes dégradations qui ont été faites."

Elle entreprend de démonter point par point les faits reprochés à son client. L'engin de chantier ? "Il a juste mis un coup de pied dedans. Où est l'entrave aux forces de l'ordre ? Et de toutes façons, comment aurait-il pu arrêter une compagnie de CRS tout seul ?" Au sujet du médaillon de l'Arc de Triomphe : "D'autres gens qui ne se connaissent pas ont tous dit qu'il y avait des pièces partout. Le distributeur à l'intérieur de l'Arc de Triomphe était complètement éventré", sans que cela veuille dire que Mathis P. ait lui-même pillé le distributeur. Le fumigène ? "Il a reçu un galet de fumigène à ses pieds, il l'a simplement relancé pour ne pas recevoir tous les gaz en pleine tête", rappelant que s'il était dangereux de lancer des fumigènes, les CRS ne les utiliseraient pas contre les manifestants… 

Au moment de prendre une dernière fois la parole, Mathis P. ajoute : "Mon but, c'était simplement de manifester pour mes droits." Mathis est condamné à un an de prison ferme, mais sans mandat de dépôt, donc aménageable.
 

Robin B., 21 ans, né à Bar-le-Duc et habite dans la Meuse 

Arrêté avec un burin et un marteau sur lui, Robin B. explique "Je voulais retirer des pavés, mais je ne l'ai pas fait." Pour en faire quoi ? "Absolument rien." "Vous vouliez les garder en souvenir ?" ironise le président. "J'ai pas réfléchi", répond-il. Il explique avoir souvent ce marteau et ce burin sur lui, car il effectue des travaux en ce moment chez sa grand-mère, décédée depuis peu. Etudiant en horticulture, il explique avoir voulu suivre une formation de paysagiste, sans avoir trouvé d'entreprise cette année.

Contrairement à d'autres prévenus arrêtés parmi les "gilets jaunes", Robin B. a un casier déjà bien fourni : conduite délictueuse, stupéfiants, rébellion, vol en réunion… Pour ces délits, il a déjà écopé de prison avec sursis, de TIG (travaux d'intérêt général) et d'une mise à l'épreuve. Son dernier jugement est récent : il date du 13 novembre dernier.

Au vu de ce casier fourni, la procureure demande six mois de prison ferme, avec mandat de dépôt. Le tribunal sera plus clément : Robin B. écope de trois mois de prison ferme, avec mandat de dépôt. "Pour éviter la réitération des faits", précise le président. Le jeune homme, choqué, se prend la tête entre les mains. Ce soir, il dormira en prison.