"Cette photo d'une prison en Arkansas a changé ma vie"

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"Cette photo d'une prison en Arkansas a changé ma vie"

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Avant de témoigner d’une certaine Amérique tumultueuse, le photojournaliste français Jean-Pierre Laffont réalisa en 1968 un reportage dans une prison dans l’État de l'Arkansas. Ces images illustrent un virage déterminant dans la carrière de celui qui cofondera, quelques années plus tard, la prestigieuse agence Sygma.

Laffont
Laffont
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L’assassinat de Martin Luther King, des hippies qui s’embrassent dans la foule, les débuts du courant hip hop, les gangs new-yorkais, le mouvement Black Power… Le photographe français Jean-Pierre Laffont est l’un des plus précieux témoins de la contre-culture américaine. Né en 1935 dans l’Algérie française, il a passé plus de 30 ans aux Etats-Unis, où il a cofondé l’agence Sygma . L’année dernière, la Maison Européenne de la Photographie , à Paris, lui a consacré une exposition rétrospective (« Tumultueuse Amérique ») qui a connu un très grand succès notamment auprès du jeune public. Plus récemment, le magazine Tracks d’Arte vient de lui consacrer un épisode. Le photographe sera aussi exposé à la Photobiennale de Moscou à partir du 16 février prochain.

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►► Réécoutez || Jean-Pierre Laffont, invité de Brigitte Patient dans Regardez Voir : « J’ai été formé à la rigueur dans une école suisse (…) Je ne suis pas flou, je n’ai pas d’horizon tordu, je déteste tout ça. »

Aujourd’hui, il souhaite revenir sur une photographie qui a bouleversé sa carrière. Pour cela, il faut remonter en 1968. À cette époque, Jean-Pierre est un jeune photojournaliste :

En février 1968, ma source d’inspiration était le New York Times, que je lisais religieusement tous les matins. J’ai lu un tout petit article, sans photo, en fin de page : « Scandale en Arkansas, on aurait découvert 250 corps de prisonniers en décomposition dans les terrains d’une ferme-prison. L’enquête est en cours. » J’ai fait ni une ni deux : j’ai pris un avion pour Littlerock (capitale de l’Arkansas). Je me suis rendu directement dans le bureau du gouverneur, que je connaissais et il m’a donné l’autorisation de faire ce reportage.

Jean-Pierre a loué une voiture et s’est rendu au pénitencier. Il y avait deux prisons-fermes : Cumming Farm et Tucker, à quelques kilomètres l’une de l’autre, entourées de dizaine de milliers d’hectares de champs cultivés par les prisonniers. C’était en pleine récolte de coton. Il a été accueilli par le nouveau directeur de la prison, Tom Murton , qui occupait ce poste depuis seulement quelques semaines. Murton avait remarqué des injustices énormes et de mauvais traitements. Il pensait alors qu’il était temps de rendre cette prison un peu plus humaine. Jean-Pierre Laffont revient sur les dysfonctionnements de l’établissement :

Les prisonniers restaient en moyenne entre 5 et 10 ans. Ils travaillaient aux champs ou à l’entretien des routes. En fin de peine, chacun d’eux devenait gardien des autres prisonniers. Quand l’un d’eux avait presque fini sa peine, on lui donnait un mulet et une carabine. On lui disait qu’il devait prouver qu’il était un homme honnête. On les appelait les trusties . Ainsi, ils prouvaient qu’on pouvait leur faire confiance et qu’ils pouvaient intégrer la société. Mais en fait, ils avaient un moyen de chantage énorme ! Et ils en profitaient : ils réclamaient de l’argent aux prisonniers qui avaient des visites de leur famille, pour réunir de petits pactoles et avoir de quoi subvenir à leurs besoins au début de leur liberté. Et quand ces hommes, sollicités sous le chantage, ne le faisaient pas, ils étaient amenés très loin dans les champs, étaient exécutés et enterrés par les autres prisonniers, devenus muets de peur. On en avait déterré 250.

NE PAS UTILISER  Photo d'une prison-ferme dans l'Arkansas qui a changé la vie du photographe Jean-Pierre Laffont
NE PAS UTILISER Photo d'une prison-ferme dans l'Arkansas qui a changé la vie du photographe Jean-Pierre Laffont
© Jean-Pierre Laffont

Tom Burton, le nouveau directeur de la prison disait avoir changé tout cela : il leur avait installé un poste de télévision dans la salle à manger, avait arrangé les lits et fait en sorte qu’on vérifie le nombre de cartouches des armes données aux prisonniers. Par la suite, ce directeur a écrit un livre sur cette prison et sur l’état dans laquelle il l’avait trouvée. Le mauvais traitement dans cette prison a donné lieu au scénario d’un film devenu très célèbre : Brubacker (avec Robert Redford), nom en réalité de Tom Burton. « Ils ont utilisé mes photos pour faire les scènes, les vêtements des prisonniers, les récoltes, les dispensaires, les lits, les réfectoires, les chambres », raconte le photographe.

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Course-poursuite

En fin de journée, le jour de son reportage, Jean-Pierre Laffont assista à un incident : alors qu’il attendait à côté du bureau de Tom Burton, pour lui dire au revoir, un des prisonniers s’est jeté sur l’un des gardes, ce qui a créé une bagarre générale… Clic-clac, Jean-Pierre fait quelques clichés, sans flash. L’un des gardes lui demanda alors de lui donner ses films, prétextant qu’il n’avait pas le droit de montrer cette scène, de peur qu’on donne une mauvaise image de la façon dont les prisonniers étaient traités. Jean-Pierre, refusant, fonça dans sa voiture et démarra en trombe.

Au bout de quelques minutes j’ai entendu la sirène des flics derrière moi, j’ai accéléré. Juste avant Littlerock, il y avait un passage à niveau fermé, avec un train américain qui est passé pendant 5 minutes. Je suis vite sorti de la voiture, j’ai enlevé les films, rangé les appareils… Et j’ai démarré juste après le train. J’ai entendu un bruit bizarre, je pensais avoir pété un amortisseur. Les policiers s’étaient arrêtés au passage à niveau, je trouvais bizarre qu’ils ne m’aient pas suivi. A l’aéroport, j’ai ouvert mon sac : il me manquait mon Leica, le plus cher ! Mais j’étais content, j’avais tous mes films. En fait, j’avais laissé sur le toit mon Leica, c’était le bruit que j’avais entendu. Et la voiture de flic s’était arrêtée pour le ramasser.

Paris Match publie ce reportage (« Notre reporter est rentré à squelette-ville ») une dizaine de jours plus tard, première parution de Jean-Pierre Laffont dans le magazine. Quelques jours après, son ami Hubert Henrotte lui propose un contrat avec Gamma. Il commence le 1er janvier 1969 : il est leur premier correspondant étranger de l’agence. En 1995, ils fonderont l’agence Sygma .

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BONUS

Les conseils de Jean-Pierre Laffont aux jeunes photojournalistes

« N'allez pas dans les magazines pour quémander du travail. Si vous montrez la photo de votre grand-mère avec le petit chat, on ne vous recevra pas une deuxième fois. Encore moins si vous le faites en noir et blanc parce que vous pensez que c’est bien…

Faites de la couleur, encore de la couleur, entièrement de la couleur ! Il y en a marre de ces reportages qui, pour faire vrai, ancien, ou sérieux, fond du noir et blanc. On voit le monde, depuis notre plus tendre enfance en couleur. Pourquoi les miennes sont en noir et blanc ? Parce que tous mes clients imprimaient en noir et blanc, ils ne faisaient pas de couleur à l’époque.

La deuxième chose, et c’est très important : quand vous allez montrer à un magazine votre travail, il faut montrer des reportages qui pourraient être publiés par ce magazine. Allez-y avec trois ou quatre sujets qui se tiennent, avec plusieurs photos. Pas plus de 10 photos : pas moins de 5 non plus. Des photos bien construites, nettes, propres, avec une bonne composition, une bonne chromatique.

Par exemple, si vous voulez traiter des problèmes des fermiers : les voilà avec leurs tracteurs, devant les monuments de Paris en train de manifester, des confrontations… On a vu dans les manifestations, allez chercher les autres photos : leur famille, leur récolte, leur moissonnage, leurs animaux.. Pas un fermier : cinq ou six. On doit les voir en train de faire des réunions avec d’autres fermiers, dans leur quotidien… Montrez leur difficulté d’emploi du temps, l’effort énorme de ces fermiers, le prix de vente de leur récolte… Jusqu’au moment où ce produit est dans le supermarché. C’est un peu bête cet exemple, mais c’est quelque chose que j’aurais aimé faire. On montre ainsi qu’on s’intéresse à la vie profonde de ce pays.

Bien sûr, on pense souvent plutôt à aller montrer la guerre, mais déjà combien en reviennent avec rien ? Ou d’autres avec des blessures ? Ou encore ceux qui disparaissent ? Souvent, ils étaient à un endroit, mais la photo s’est passée à 100 mètres d’eux. Je ne dirai pas à des jeunes d’aller là-bas pour commencer. Il faut déjà faire de bonnes photos, maîtriser son appareil, ses objectifs, comprendre les problèmes de cadrage basique, savoir les envoyer, travailler sur Photoshop avec les métadatas , les légender, mettre les copyright , savoir à qui les envoyer…

Il faut présenter des photos belles, précises, dont on est fier. Écoutez les réactions. Evidemment, il y a aussi des mauvais photo-éditeurs. Allez en voir d’autres. Allez à Visa pour l’image, pour en rencontrer et montrer ce que vous faites et jetez-vous à l’eau ! »