Contre la radicalisation en prison, unités dédiées, mode d'emploi
Par Corinne Audouin
Depuis les attentats de janvier 2015, la question est brûlante. Comment lutter contre la radicalisation en prison ? Comment faire face au retour des djihadistes partis pour la Syrie et l'Irak? On estime qu'un millier de français sont allés sur place. 600 s'y trouvent toujours. Parmi ceux qui sont rentrés, 135 sont en détention. Un an après, l'administration pénitentiaire s'apprête à lancer cinq Unités dédiées de lutte contre la radicalisation.
La prison a souvent été montrée du doigt comme l'un des lieux d'embrigadement des futurs djihadistes. Ainsi, Amédy Coulibaly, le tueur de l'Hyper Cacher, avait rencontré le terroriste islamiste Djamel Beghal à Fleury-Mérogis en 2006, sans que ce soit la seule explication de sa radicalisation**. On estime que 15% des djihadistes français sont passés par la case prison** . La plupart se sont donc radicalisés ailleurs, notamment via internet.
L'expérimentation de Fresnes
Pour faire face au nombre croissant de détenus de retour de Syrie et d’Irak, ou empêchés de partir, le directeur de la maison d’arrêt de Fresnes, Stéphane Scotto, lance le premier une « Unité de prévention du prosélytisme ». Trois mois avant les attentats de Charlie Hebdo et de l'Hyper Cacher, en octobre 2014, les prévenus poursuivis pour des infractions en lien avec les filières djihadistes sont ainsi regroupés dans un secteur séparé des autres détenus. Un objectif avant tout sécuritaire, explique Aurélien Georges ; surveillant à Fresnes, il est affecté depuis son ouverture à cette unité dédiée.
Il ne fallait pas non plus créer un Guantanamo français ! On voulait surtout comprendre ces terroristes d'un nouveau genre, et mieux faire notre travail, le coeur de notre métier, qui est l'observation des détenus. Et dans ce quartier-là, on pouvait le faire de manière optimale. Notre mission est de protéger la société.
Grâce à cette séparation, l’ambiance dans le reste de la prison s’est apaisée, disent surveillants et direction. Mais l'expérience a montré ses limites. Un rapport de l’Inspection des services pénitentiaires avait pointé le manque de préparation de cette ouverture, qui s’est faite sans concertation, et surtout sans travail d’accompagnement pour ces détenus.
La chancellerie s'apprête à lancer un programme ambitieux
Pour tirer les leçons de Fresnes, cinq nouvelles « Unités dédiées » entièrement repensées vont ouvrir. Trois seront lancées le 25 janvier, à Fresnes, Osny, et Lille-Annoeullin. Et deux en mars, à Fleury-Mérogis. Deux de ces unités, à Fresnes et à Fleury, seront d'abord chargées de l'évaluation des détenus, explique Géraldine Blin, la nouvelle directrice de projet en charge de la lutte contre la radicalisation à l'administration pénitentiaire.
L'objectif, c'est d'arriver à savoir quel est le risque de passage à l'acte violent, et de mesurer le degré d'imprégnation religieuse radicale de chaque détenu. Et aussi de cerner les fragilités, les vulnérabilités sur lesquelles on va travailler dans les prises en charge.
Au terme d'un mois d'évaluation, les détenus seront ensuite affectés soit en détention ordinaire, avec un suivi renforcé ; soit à l'isolement - pour les plus radicaux- ; soit enfin dans les trois autres « Unités dédiées » de Fleury, Osny et Lille, spécialisées elles dans leur prise en charge.Les détenus y suivront des programmes de trois à six mois , avec de la formation, des groupes de parole, l'intervention de chercheurs, de psychologues, mais aussi de repentis, de victimes du terrorisme… tout ce qui peut contribuer à créer un changement. Chaque unité hébergera une vingtaine de personnes, en cellule individuelle, avec un régime de détention ordinaire (parloirs, activités...), mais séparée du reste de la prison.
Des premiers résultats encourageants
Ces programmes s’inspirent beaucoup de la « Recherche-action » menée depuis dix mois dans les maisons d’arrêt d’Osny et de Fleury-Mérogis, sous la houlette de deux associations : Dialogue citoyen et l’Association française des Victimes du terrorisme (AfVT). Ancienne directrice du Service pénitentiaire d’insertion et de probation (Spip) du Val d’Oise,Géraldine Blin a piloté l’expérience d’Osny avec son équipe. Une cinquantaine de détenus de tous profils - pas uniquement des personnes poursuivis pour des infractions en lien avec le terrorisme - sont passés par ces programmes de "ré-engagement citoyen".
L'expérience donne déjà des résultats encourageants, et Géraldine Blin s'en est inspirée pour le programme des nouvelles unités dédiées qui vont ouvrir.
C'est une donnée qu'on ne peut pas ignorer dans notre mission. On ne peut pas faire comme si les attentats n'avaient pas eu lieu, oublier qu'un certain nombre d'entre eux sont passés par la case prison. On doit le prendre en compte dans nos prises en charge. On s'est fixés un curseur entre 3 et 6 mois, sur le modèle de qui s'est fait à Osny et à Fleury**.** L'idée, avec le travail de groupe, c'est de travailler sur l'aptitude au débat, de développer le sens critique; et puis au fur et à mesure d'engager un travail sur les représentations. Au bout du processus, c'est des gens qui se reconnectent avec eux-mêmes, et qui font l'expérience de la relation positive avec l'autre. Ils ont trouvé un espace de sociabilisation, un espace de dialogue, auquel ils n'avaient pas forcément eu accès avant. D'un coup, la contradiction et le questionnement émergent... Et on accompagne ce questionnement, avec l'objectif de ce retour sur soi.Certains intervenants les ont marqués.. Pour les uns, ce sont les repentis, pour d'autres, le témoignage d'une victime (notamment Latifa Ibn Zlaten, la mère d'une des victimes de Mohamed Merah). La souffrance a eu un effet de résonnance chez eux , et ils se sont sentis concernés. C'est variable, ce qui va les toucher, selon les individus... C'est ça qu'on va chercher aussi dans les évaluations : qu'est ce qui va les toucher, et sur quoi le processus de radicalisation s'est imprégné au départ.
Radicalisation prison
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Face au phénomène complexe de l'embrigadement djihadiste, l'administration pénitentiaire n'a pas le choix : il faut s'adapter, en proposant tout un éventail de solutions.
Un défi considérable à relever
Ce jeudi 7 janvier,la centaine de personnels, surveillants, éducateurs, psychologuesqui vont être affectées aux trois premières Unités dédiées étaient réunis pour une « journée de cohésion », à laquelle France inter a pu assister . La directrice de l’Administration pénitentiaire, Isabelle Gorce, leur a lancé un message de courage.
Vous allez relever un défi considérable. C'est un public qui fait peur. A tous. Mais c'est notre mission d'intervenir: on ne peut pas les laisser sortir sans avoir fait quelque chose. Parce que notre objectif, c’est de protéger nos concitoyens.
Quand à Christiane Taubira, c’est de l’espoir qu’elle a voulu insuffler à ces personnels , tous volontaires, dans une de ces envolées lyriques dont elle a le secret.
Vous allez faire ce travail, il n'y aura pas grand monde pour vous dire merci, vous le savez. Vous avez une mission régalienne de l'état. Continuez à vous impliquer, cette espérance est essentielle, la société en a besoin. Continuez à nourrir votre espérance... Nous en sortirons vainqueurs.
La garde des Sceaux enfonce le clou : oui, la peur est normale. Mais elle ne doit pas empêcher d'agir.
Il faut que les personnels pénitentiaires qui prennent en charge les détenus radicalisés disposent de méthodes rigoureuses. Nous avons mis en place des outils d'évaluation, nous partageons les expériences, nous impliquons des universitaires, des associations... Cette prise en charge donne des résultats, vraiment.
Christiane Taubira au micro de Corinne Audouin
Christiane Taubira sur la radicalisation en prison
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