Critique - Chloé Delaume (avec "Mes bien chères sœurs") : "une écrivaine féministe mais avec de l'humour"
Chloé Delaume, autrice du "Cri du sablier" et des "Sorcières de la République", aborde dans son dernier livre, "Mes bien chères sœurs", l'évolution du féminisme depuis le mouvement #meToo. Qu'en ont pensé les critiques du "Masque & la Plume" ?
Le livre résumé par Jérôme Garcin
C’est un livre en forme d’appel, qui s’adresse « aux femmes en général, autant qu’à leurs alliés ». Dans un pays où une femme sur dix est violée au cours de sa vie et une femme assassinée tous les trois jours par son conjoint, Chloé Delaume en appelle, après la vague #MeToo, à un nouveau féminisme. Un livre qui prolonge, treize ans après, le King Kong Théorie de Virginie Despentes. Chloé Delaume y ajoute le concept de sororité et l’idée de solidarité féminine.
Patricia Martin a commencé par douter, puis...
PM : "J'ai commencé par tiquer à cause de la radicalité du propos en parlant des hommes pour les désigner. Il ne faut pas exagérer, je ne parle pas comme cela aux hommes personnellement. Elle est très directe, elle s'est construite contre les hommes, certes de manière discrète et très élégante.
Mais très vite, ce livre devient revigorant avec une vision, un souffle, une solution apportée qui sort les femmes du statut de victime. Le constat qu'elle dresse est implacable : un viol est déclaré toutes les trente minutes et 96% des agresseurs sont des hommes.
Elle s'empare du langage pour prendre le pouvoir, c'est là d'ailleurs tout le pouvoir de l'écrivain. Ce que je trouve formidable, c'est qu'elle estime que ce vers quoi il faut s’atteler, ce n'est pas une révolution mais plutôt qu'il faut chercher cela très loin en soi. Cela relève de l'intime parce que nous-même, femmes, on a intériorisé et avalé toutes les règles patriarcales de la société y compris d'être ce qu'elle appelle : "des Schtroumpfettes en société". C'est-à-dire de vouloir faire la maline parce qu'on se fait plus remarquer.
Je suis une Schtroumpfette et je lutte contre ce côté là". Il faut se parler de sorte à constituer une chaîne humaine sans s'occuper des hommes mais sans les prendre pour des ennemis.
Olivia de Lamberterie a adoré
C'est un livre fulgurant !
OL : "J'ai trouvé que c'était le livre d'une écrivaine, en cela très différent de beaucoup de livres de féministes qui se prétendent écrivaines. Il s'agit là d'une écrivaine féministe mais avec de l'humour, ce qui n'est pas toujours le cas.
La première partie est étincelante de formules. Elle signe l'acte de décès d'une certaine société patriarcale dans laquelle toute une famille se réunissait, comme symbole, autour de Cocogirl, l'émission de Stéphane Collaro où c'était finalement la France de la gaudriole. Cette société où lorsque les filles avaient été violées, c'était qu'elles l'avaient bien cherché. C'était la France - dit-elle - où on n'avait pas encore nommé les mots de "harcèlement de rue", "d'agression sexuelle" mais où tout cela existait bien à la photocopieuse.
Après, elle explique pourquoi la quatrième révolution féministe, celle de #meToo, celle du procès Baupin, celle de la ligue du lol, de la libération de la parole, est essentielle car, enfin, on écoute la parole des femmes et on la prend pour ce qu'elle est.
Elle explique assez délibérément qu'internet a plus libéré les femmes que Moulinex du fait de la disparition des milieux sociaux, des corps, du fait que que toutes les filles se sont retrouvées à égalité derrière leur ordinateur pour dire ce qui leur était arrivé. Elles misent désormais sur la sororité. J'ai adoré cela car elle met les pieds dans le plat : dans la vie, elle a davantage souffert du mépris et de la rivalité des femmes que des hommes, une chose complètement taboue que nous avons déjà connue très fréquemment. Les femmes entre elles peuvent être absolument immondes. Et là, elle part du principe qu'il y a une nouvelle éthique de vie à avoir, celle d'être sœurs".
Achetez ce livre ! C'est aussi important que King kong théorie de Virginie Despentes, et en plus c'est drôle.
Selon Jean-Claude Raspiengeas, "C'est un livre drôle et combatif"
JCR : "Elle nous explique bien d'où elle vient. Elle a vu depuis son enfance ce qu'il y avait de pire à voir [ndlr : elle a vu, à dix ans, son père tuer sa mère et se suicider]. On y retrouve un rythme de marteau-piqueur avec une sorte de mitraillette sémantique additionnant les trouvailles surprenantes, accompagnées de rafales de données accablantes.
Mais je me suis demandé : comme elle n'a vu au départ que des choses absolument terribles contre les femmes, il y a certaines de ses thèses que je trouve quelque peu discutables. Lorsqu'elle explique que toutes les femmes ont été infériorisées, exploitées et abusées, je dis qu'on peut tout de même discuter cela".
Arnaud Viviant : "ce livre ne m'est pas destiné puisqu'il s'adresse à la sororité"
AV : "J'ai un ami qui dit toujours que la devise française devrait être : "Égalité, Égalité, Égalité" car la liberté, c'est pour les Anglais et la fraternité, c'est pour les curés.
Je ne suis pas tellement certain de ce mot, "sororité".
"Les couillidés" cela m'a fait rigoler. J'imaginais écrire un roman où je parlerais des femmes comme les "nichonées" ou les "ovariées" contre les "couillidés" mais il y a quelque chose d'intéressant : c'est d'abord une écrivaine.
Elle fait ce manifeste qu'elle veut être une réplique du SCUM Manifesto de Valérie Solanas (dont il faut rappeler quand même qu'elle a tiré cinq balles sur Andy Warhol).
Sur ces questions-là, le livre très important à lire est celui de Paul Preciado, qui a changé de sexe. Dans son livre, il réunit ses chroniques et a affirmé, au sujet du mouvement #meToo, que nous avions un siècle de retard car nous sommes encore piégés dans l'identité sexe homme/femme".
Aller plus loin
Ecoutez l'intégralité des critiques échangées sur le livre :
"Mes bien chères s½urs" de Chloé Delaume : les critiques du "Masque & la Plume"
10 min
📖 Le roman de Chloé Delaume est à retrouver au Seuil
Chaque dimanche à 20h, retrouvez les critiques du Masque et la Plume réunis autour de Jérôme Garcin pour parler cinéma, théâtre ou littérature.