David et Jonathas
Tragédie biblique en cinq actes et un prologue de Marc-Antoine Charpentier.Livret du père Bretonneau. Créée au collège Louis-le-Grand de Paris le 28 février 1688.
À lire avant le spectacle
Œuvre unique dans notre répertoire lyrique, David et Jonathas, qui n’est pas tout à fait un opéra, aurait pu disparaître après sa création en 1688, comme de nombreuses musiques composées au XVIIe siècle pour agrémenter des spectacles donnés ailleurs qu’à l’Opéra.Jean-Baptiste Lully, qui avait fondé cette institution pour ses ouvrages, venait certes de mourir, mais le répertoire restait monopolisé par sa production. Par ailleurs, l’édition musicale était coûteuse et hors de portée pour les pièces destinées à des circonstances trop éphémères, fêtes de carnaval, bals privés ou cérémonies religieuses. Bien des oeuvres du Grand Siècle ont ainsi disparu. Quelques-unes nous sont parvenues sous la forme imprimée, qui faisait l’objet du dépôt légal à la Bibliothèque royale. D’autres sous forme de manuscrits conservés dans des bibliothèques privées, dont les fonds furent parfois versés après la Révolution dans les archives locales. Dans les deux cas, un mécène avait payé la gravure ou le copiste.
La partition de David et Jonathas fut copiée du vivant de Charpentier par le bibliothécaire de Louis XIV, Philidor l’Aîné, qui conservait dans la bibliothèque – privée – du roi un témoignage des chefs-d’oeuvre du règne. Or Marc-Antoine Charpentier, s’il avait été tenu à l’écart de l’Opéra et de la Cour par Lully, était l’un des plus fameux compositeurs de musique sacrée du royaume. Il fallait manifestement conserver les pièces musicales qu’il avait écrites pour le spectacle de carnaval quele collège Louis-le-Grand avait produit en 1688.L’institution jésuite n’avait-elle pas acquis un statut royal quelques années plus tôt, en 1683 ? Les intermèdes chantés et dansés dont il est question n’avaient-ils pas connu un succès remarquable ? Quoique destinés à agrémenter la tragédie latine de rigueur, ne présentaient-ils pas une unité de conception et un caractère grandiose qui les apparentaient aux actes d’un opéra ?
L’oeuvre tout entière de Charpentier nous aide aujourd’hui à comprendre combien la vie musicale du Grand Siècle était variée et, malgré la volonté centralisatrice de la royauté, très vivace sur les scènes secondaires (et parlées), dans les salons aristocratiques, dans les centres religieux (et pédagogiques).Ainsi, lorsque le plus prestigieux collège de la capitale ouvrait ses portes, pour le carnaval et les fêtes de fin d’année, le public élégant se pressait dans la cour réaménagée de Louis-le-Grand. Les élèves se produisaient en costumes et devant de splendides décors, dans des pièces latines à sujets religieux qui démontraient l’excellence de l’enseignement et mettaient en pratique les qualités requises pour paraître en société : maintien et aisance, déclamation et éloquence.
Comme dans le Saint Genest de Rotrou, on croyait aussi que jouer un personnage vertueux devait élever l’âme de l’interprète. Cependant le latin n’était guère compris de tous les spectateurs et l’agrément de ces spectacles résidait dans les intermèdes, souvent des ballets dansés par les élèves entre les actes des tragédies. Familier de la comédie-ballet, Charpentier avait donné au carnaval de 1687 des intermèdes chantés et dansés qui formaient un tout si on les jouait à la suite : Celse martyr. L’oeuvre, disparue, avait remporté un beau succès, probablement grâce à des interprètes adultes chevronnés.
En février 1688, avec le même auteur, le père François Bretonneau (1660-1741), Charpentier s’attacha à nouveau à créer une oeuvre virtuellement autonome : David et Jonathas. Le sujet était imposé par la tragédie latine qui portait sur la figure du roi Saül, tirée de l’Ancien Testament (Livres de Samuel) et récurrente dans le répertoire jésuite. Le prologue chanté ouvrait le spectacle. Puis alternaient les actes parlés en latin et les actes chantés en français. Au latin étaient réservées les scènes d’action, centrées sur Saül et sa progressive déchéance à la tête du peuple d’Israël. Au français et au chant était dévolue l’expression des sentiments. Le fils de Saül, Jonathas, et son ami David, choisi par Dieu pour régner sur Israël, devenaient alors les protagonistes et les choeurs représentant les peuples en présence apportaient des commentaires dans l’esprit antique. Si ces derniers étaient chantés par les élèves, les rôles solistes furent probablement confiés à des professionnels invités, à l’exception peut-être de Jonathas, dont la tessiture de soprano est celle d’un garçon avant la mue.
Bien entendu, le propos était moral. Le roi David était depuis la Fronde l’un des modèles de la monarchie, en particulier du droit divin. La soumission volontaire du prince Jonathan à ce berger choisi par Dieu invitait les grands aristocrates à servir Louis XIV sans condition. L’obéissance y passait pour une vertu suprême, l’ambition pour un aveuglement.
Dénué de personnage féminin – à part une inquiétante pythonisse chantée par un haute-contre –, quasiment sans action ni récitatif, David et Jonathas s’apparente à l’oratorio, dont Charpentier avait introduit le genre en France. Pourtant, l’indéfectible amitié de David et de Jonathas et l’affrontement des communautés autour d’eux lui donnent l’allure d’un Roméo et Juliette à la fois archaïque et spirituel. Notre production, créée au festival d’Aix-en-Provence le 6 juillet 2012, en exploite tout le potentiel dramatique. Fruit d’une étroite collaboration entre William Christie et Andreas Homoki, le spectacle attribue une nouvelle fonction au prologue et aux ballets. Le prologue, où Saül visite la pythonisse et se voit annoncer son destin par l’ombre de Samuel, est déplacé au centre de la représentation et y joue le rôle de l’acte infernal traditionnel dans l’opéra baroque français. La musique des ballets n’est plus dansée mais accompagne des pantomimes qui retracent, comme en flash-back, l’enfance de David et de Jonathas ainsi que le délabrement moral progressif de Saül. Un personnage féminin, la mère de Jonathas, est réintroduit par le biais de la pantomime. Enfin, l’ensemble du drame est transposé du plan religieux – le conflit entre les Juifs et les Philistins – au plan ethnique et intercommunautaire.
L’amour liant David et Jonathas, qui fut longtemps tenu pour la métaphore de l’amour unissant Jésus aux chrétiens, s’exprime en des termes qui résonnent tout autrement dans notre société laïque. Il est devenu un emblème de l’amour homosexuel, preuve de l’infinie fécondité des textes bibliques. Le spectacle éclaire cette lecture contemporaine. Considéré en son temps comme un chef-d’oeuvre pour sa formule dramatique originale, David et Jonathas est aujourd’hui aussi remarquable pour la fraîcheur de son langage musical que pour sa portée morale. L’exercice du pouvoir, qui deviendra un thème lyrique majeur, est envisagé ici dans son double rapport à la responsabilité et à la loyauté.Du siècle de l’absolutisme nous parvient un questionnement d’une actualité brûlante.L’Opéra Comique remercie Régis Courtray et Jean-Étienne Mittelmann, directeur des éditions Beauchesne, pour leur précieuse collaboration au sommaire de ce programme.