David Martinon : "Les Afghans sont entrés dans une nuit très profonde"
Par Valérie Crova
La décision des Talibans d’interdire aux femmes de travailler dans les ONG s’ajoute à une longue liste d’interdictions imposées par les fondamentalistes aux Afghanes. Depuis Paris, où il continue d’être ambassadeur pour l’Afghanistan, David Martinon commente cette décision, qu’il juge scandaleuse.
La décision, par le régime taliban, de proscrire le travail des femmes dans les ONG, est "moralement scandaleuse et affligeante parce qu'elle ne tient aucun compte de la réalité", estime l'ambassadeur pour l’Afghanistan, David Martinon, qui a dû quitter le pays lors de la prise de Kaboul par les fondamentalistes, en août 2021. "Les ONG elles-mêmes vont devoir en tirer des conclusions tout comme les agences de l'ONU et les Etats, qui sont des donateurs", poursuit-il. Or, estimait l'ONU début septembre, 24,4 millions de personnes, soit près de 60 % de la population afghane, dépendent de l'aide internationale et des secours d'urgence dans leur vie quotidienne.
Dès lors, "les ONG peuvent-elles accepter qu'on leur dicte leur conduite, leur manière de faire ? interroge David Martinon. ONG, cela veut dire organisations non-gouvernementales. Elles sont extrêmement attachées à leur indépendance, et elles ont raison de l'être. Il y a des ONG afghanes, mais il y a aussi beaucoup d'ONG internationales."
Autre problème soulevé par l'ambassadeur de France pour l’Afghanistan : "La culture et les règles et désormais en vigueur en Afghanistan sont telles que pour approcher les publics les plus vulnérables, en l'occurrence les femmes et les enfants, il faut avoir des femmes. Si on interdit aux ONG d'employer des femmes – elles représentent 40%, à 50 % du personnel humanitaire embauché par les ONG –, comment ces ONG vont-elles toucher les femmes et les enfants en Afghanistan ?"

FRANCE INTER : Est-ce que vous vous attendiez à une telle décision ?
DAVID MARTINON, ambassadeur de France pour l’Afghanistan : "Cela fait seize mois, depuis la chute de Kaboul, que je dis que la "talibanisation" est en marche. Je répétais que la "talibanisation" serait totale le jour où les talibans reprendraient les exécutions publiques. C'est fait. Ils ont repris les exécutions publiques, avec des méthodes particulièrement barbares : la flagellation, la lapidation et les amputations punitives et les exécutions tout court. Des femmes ont été passées par les armes, des condamnés à mort également en public dans un stade. Peuvent-ils aller encore plus loin ? En réalité, maintenant, en terme d'oppression des femmes, ça va être compliqué de faire pire que ce qu'ils font aujourd'hui. Néanmoins, ils peuvent toujours aller plus loin dans le sens de la rigidification du régime et de son enfermement."
Les talibans misaient sur une reconnaissance internationale. Or, on a vraiment l'impression qu'ils font tout pour que les Occidentaux, qui mettaient les droits des femmes comme préalable à cette reconnaissance, les condamnent. Comment analysez-vous cela ?
"Les talibans sont des nationalistes pachtounes, concentrés sur l'application totale de la charia, la loi islamique telle qu'ils l’interprètent. C'est ça, fondamentalement, leur obsession. Alors oui, ils étaient très soucieux d'obtenir la reconnaissance internationale parce qu'ils ont aussi un côté légaliste. Ils ne l'ont pas eu, ils ne l'auront pas. Ils nous ont montré qu'en fait, ce n'était pas prioritaire. Ce qui est prioritaire pour eux, c'est l'application pleine et entière de leur vision de la charia."

Qui peut encore avoir une influence sur les talibans aujourd'hui ? Qui pourrait les faire revenir en arrière ?
"Pour moi, personne n'a d'influence sur les talibans. On a vu que les autorités pakistanaises avaient de très grandes difficultés avec les talibans. Il y a des combats le long de la frontière de la ligne Durand, cette ligne qui partage le Pakistan et l'Afghanistan du Sud à l'est. Les talibans ne reconnaissent pas cette frontière, où les combats sont à peu près permanents, avec des morts régulièrement. Donc les Pakistanais n'y arrivent pas.
Les Qatariens ont fait leur possible dans un rôle de médiateur, d'intermédiaire et, au fond, ils sont assez déçus et considèrent qu'ils n'arrivent qu'à peu de choses. Les Iraniens, qui sont chiites, se sont toujours méfiés des talibans, sunnites, et ils ont fait ce qu'il fallait pour sécuriser leur frontière ouest. Quant aux républiques du Nord, il n'y a pas de volonté de coopération amicale entrele Turkménistan, l'Ouzbékistan et encore moins le Tadjikistan et l'Afghanistan."
Diriez-vous que les Occidentaux, et donc la France, ont une part de responsabilité dans la descente aux enfers que connaît l'Afghanistan aujourd'hui ?
"Ce serait quand même un comble qu'on fasse le reproche à l'Ouest d'avoir tant investi, tant donné pour ce pays pendant vingt ans, comme le dit la formule anglaise " Blood and Treasure". L'Occident a dû consentir un effort financier de l'ordre de 4 à 8 plans Marshall pour l'Afghanistan. Nous avons tous perdu des soldats en Afghanistan. La France en a perdu 90. 700 militaires français sont revenus avec des séquelles. Donc je trouve que c'est un mauvais procès qui est fait à l'Ouest. L'Ouest a fait ce qu'il fallait pour libérer le pays du joug des talibans. Nous avons fait tout ce que nous pouvions pour essayer d'établir un État de droit, quelque chose qui ressemble à une démocratie, pour l'aider à faire la paix et, en tout cas, combattre ses ennemis de l'intérieur. Ça n'a pas marché. Je dis cela avec beaucoup de tristesse parce que l'Afghanistan est entré dans la nuit depuis seize mois, que c'est une nuit très profonde, que je ne sais pas combien de temps elle va durer. Mais ce que je sais, c'est qu'il il revient maintenant aux Afghans de prendre leur destin en main."
Mais les femmes afghanes se sentent totalement abandonnées après s'être émancipées pendant ces vingt années où les Occidentaux ont été au chevet de l'Afghanistan…
"En effet, la situation des Afghanes est profondément attristante. C'était d'ailleurs un des acquis de la République islamique d'Afghanistan que nous avons aidée et renforcée autant que nous pouvions. Pendant ces vingt ans, nous avons vu des femmes prendre leur place dans la société afghane. Nous les avons vues diriger des ONG, être extrêmement actives et audacieuses dans la société civile. Malheureusement, nous ne sommes plus dans le pays et nous n'allons pas y revenir militairement. Et tout ce que nous essayons de faire par les ONG, par le soft power pour le moment n'est pas efficace parce que les talibans nous empêchent de travailler."