De Tahrir à Sissi, le printemps égaré de l’Égypte

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De Tahrir à Sissi, le printemps égaré de l’Égypte

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Un manifestant pro-Sissi célèbre sa réélection en janvier 2018, sur la très symbolique place Tahrir
Un manifestant pro-Sissi célèbre sa réélection en janvier 2018, sur la très symbolique place Tahrir
© AFP - MOHAMED EL-SHAHED

Dix ans après la révolution du 25 janvier place Tahrir au Caire, le Maréchal Président exerce un pouvoir absolu et solidement installé à la tête de l’Égypte. Mais il doit affronter des enjeux économiques et géopolitiques considérables.

Dans les rues du Caire, on ne le voit pas tant que ça. À la différence de l’ancien président Hosni Moubarak, ou bien du roi en Jordanie voisine, le visage d’Abdel Fattah Al Sissi ne s’affiche pas dans les rues, les hôtels et les boutiques. Ou plutôt, on le voit dans des proportions très modestes par rapport à l’absolu de son pouvoir. À 66 ans, celui qu’un ambassadeur juge "courtois, prévenant, affable mais au visage sans émotion derrière lequel il y a une vraie force" dirige le pays arabe le plus peuplé depuis presque sept ans, et a renvoyé aux oubliettes les espoirs de la révolution de 2011 dite "du 25 janvier". Il fait preuve "d’une pensée structurée et cohérente, une vision nationaliste, patriote et conservatrice pour son pays", poursuit le diplomate, quand un général égyptien à la retraite, compagnon d’armes de Sissi à l’académie militaire se souvient d’un homme "aimable, très religieux, auto centré et incapable de changer d’avis une fois qu’il avait pris une décision".

Interception
46 min

Par l’armée et pour l’armée

En réalité, Sissi fréquente les plus hautes instances depuis plus de onze ans. Directeur des puissants services de renseignements militaires puis simultanément chef d’État-Major et ministre de la Défense du Président islamiste Mohamed Morsi, il a organisé le coup d’État du 3 juillet 2013 contre lui après d’énormes manifestations populaires. Il a été élu la première fois président le 28 mai 2014 avec 96,1% des voix puis réélu quatre ans plus tard.

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Issu d’une modeste famille cairote de huit enfants, Sissi est le militaire qui a rendu le pouvoir à l’armée. "Il représente et incarne un système d’armée. Il assume que l’armée tienne tout et juge que trop de temps a été perdu. Ce n’est pas le même narratif qu’en Algérie où l’armée fait semblant, par exemple en soutenant des civils à la présidence", constate un diplomate étranger. L’entourage présidentiel est composé à 100% de militaires. Son directeur de cabinet et son secrétaire général sont des officiers, Sissi a placé ses hommes aux renseignements militaires et à la Défense et nommé un chef d’État-Major réputé "un peu faible" selon un bon connaisseur du système, histoire de conserver la mainmise sur la troupe.

L’armée est partout, dans les rues et sur les routes, mais aussi dans l’économie puisqu’elle possède quantité d’entreprises dans le tourisme, l’alimentaire, les transports et le BTP comme en témoigne le chantier de la nouvelle capitale, à 45 kilomètres à l’est du Caire, ou le doublement du canal de Suez.  

Un exercice du pouvoir personnel

Avec tous les leviers en main, Sissi exerce un pouvoir absolu et personnel, relève le professeur de sciences politiques à l’université du Caire Mostafa Kamel Al Sayed : "Moubarak, Sadate et même Nasser avaient laissé un certain degré d’autonomie à leur ministres et une place importante à leurs conseillers mais ce n’est pas le trait principal de Sissi. Éventuellement, ils se réservaient un domaine politique dans lequel ils voulaient imprimer leur marque. Sissi, lui, s’intéresse à tout. Par exemple, il organise des réunions pour discuter des règles de construction des bâtiments alors que c’est plutôt du domaine du conseil des ministres. Ce peut être bien et pas bien ! Il faut laisser un peu d’autonomie, surtout quand nous avons des ministres capables."

Cette centralisation n’est pas du goût de l’ancien député Ahmed Tantaoui, 42 ans, élu président du parti d’opposition Karama (d’obédience socialiste nassérienne) : "Les gens élisent leurs représentants car ils croient en leurs idées et en leur honnêteté. Mais ils ne peuvent pas être experts en tout. Quand j’étais au Parlement, nous parlions de santé, d’infrastructures, d’agriculture et de tellement d’autres choses ! Est-ce que je m’y connais dans tous ces domaines ? Non, bien sûr ! Le ministre chargé d’un dossier précis doit savoir précisément de quoi il parle. Mais les parlementaires ou bien le Président lui-même ne peuvent pas tout savoir sur tout. Il faut travailler en équipe pour faire son travail correctement." 

"Aujourd’hui, on voit des attaques directes contre les organisations de défense des droits de l’Homme."

L’ère Sissi se caractérise aussi par des atteintes aux droits de l’Homme, très documentées par des ONG qui ont de plus en plus de mal à travailler sur place, notamment en raison de la loi du 15 juillet 2019. Ce texte très controversé surveille très étroitement leurs activités et leurs financements au nom des notions extensibles de "sécurité nationale" ou "d’ordre public".

Parmi les personnalités que le pouvoir surveille de près, l’avocat Negad El Borai, qui reçoit dans son cabinet tapissé de caricatures défendant la liberté d’expression. Inscrit au barreau depuis 1977, ce vétéran des droits de l’Homme a vu la situation se dégrader : "À l’époque de Moubarak, ils nous faisaient des problèmes de temps à autre. Ils pouvaient arrêter des gens pour deux jours, quatre jours et puis ils les relâchaient. Mais aujourd’hui, on voit des attaques directes contre les organisations de défense des droits de l’Homme. Leurs responsables sont en prison, ils gèlent les comptes en banque des organisations. J’ai fait l’objet de deux enquêtes criminelles et quand ça a été terminé, ils m’ont interdit de voyager à l’étranger..."

Selon le rapport d’Amnesty International publié ce 25 janvier, 114 000 personnes sont emprisonnées en Égypte, pour une capacité d’accueil de 50 000 places. Plusieurs organisations estiment que 60 000 de ces détenus sont des "prisonniers d’opinion". Une accusation balayée par Saïd Abdel Hafez, directeur du Forum pour le Développement et le Dialogue sur les Droits de l’Homme (FDHRD). Officiellement, cette organisation au nom sympathique est non gouvernementale. Mais les autres fonctions de M. Hafez permettent d’en douter puisque cet avocat dirige aussi la délégation égyptienne au conseil des droits de l’homme de l’ONU à Genève. Et quand il s’agit d’évoquer la situation des droits de l’Homme, il emploie les mêmes mots que le régime : "Ça peut être 100, 200, 500 ou un demi-million de personnes, mais moi je me base sur ce qu’on m’a appris aux Nations Unies : quel est leur processus de vérification ? Ces organisations n’en ont pas… Ils n’arrivent même pas à donner 5 000 noms de soi-disant prisonniers politiques dans le pays ! Je ne leur fais pas confiance."

Sa vision de la Révolution du 25 janvier, du putsch de juillet 2013 et enfin de l’arrivée de Sissi est à l’avenant : "Elle a été lancée par la jeunesse puis détournée par les organisations islamistes, mieux organisées, qui voulaient faire de l’Égypte une province d’un califat, bien loin des objectifs de ces jeunes. Sissi a protégé les institutions égyptiennes de l’effondrement. Le 25 janvier, le slogan demandait du pain, la liberté et la justice sociale, et Sissi est venu réparer les erreurs commises par les régimes précédents. Moubarak par exemple, n’a pas eu le courage ou le pouvoir d’affronter les groupes islamistes. Au contraire, il a traité avec eux sous la table."

Un Président pieux et une justice pudibonde

Les islamistes sont à la fois l’obsession et le meilleur argument de régime actuel. Du 14 au 16 août 2013, entre 638 et 2 600 personnes, selon les sources, ont été massacrées par les forces de l’ordre place Rabia au Caire. Toutes étaient des manifestants qui demandaient le retour de Mohamed Morsi, déposé par Sissi un mois et demi plus tôt. Le 23 septembre suivant, l’organisation était déclarée terroriste et interdite. Des milliers de "Frères" ont été emprisonnés ou se sont réfugiés à l’étranger, notamment au Qatar et en Turquie.

Cette sévérité envers les islamistes n’empêchent pas Sissi de se présenter en homme pieux, exhibant la zebida, c’est-à-dire la marque caleuse au front de ceux qui prient très régulièrement la tête au sol. Quant à la justice, pudibonde au nom des valeurs de l’Islam, elle envoie régulièrement des femmes en prison pour "indécence". Ici sur Facebook, des petits gâteaux en forme de sexes ou de fesses pour un anniversaire. Là sur Tiktok, des vidéos  de jeunes femmes qui dansent en short.

La loi de 2018 sur la presse et les médias a considérablement renforcé la surveillance des réseaux sociaux. Elle a été particulièrement utile au pouvoir pour arrêter des milliers de contestataires descendus dans les rues en septembre 2019 pour dénoncer "la corruption et la gabegie" du régime, alors que le pays subissait des réformes économiques drastiques en échange d’un prêt du FMI. 

"Il y a assez d’emmerdements dans la région comme ça !"

Selon le discours "sissiste", la lutte contre les islamistes permet de protéger le pays du terrorisme, après des attentats sanglants dans les années 80, 90 et 2000. Il est vrai que la situation sécuritaire est très bonne depuis des années, ce qui fait dire à Saïd Abdel Hafez que "la première priorité pour les Égyptiens est la sécurité, puis viennent la nourriture et les droits économiques, et enfin les droits politiques. Mais la sécurité vient en premier. Sissi a rebâti les institutions du pays, l’Égypte n’est pas la Libye, la Syrie, le Yemen ou l’Irak."

L’évocation de ces pays voisins qui se sont effondrés pour des raisons bien différentes – et pas forcément à cause des islamistes – est récurrente en Égypte, où des millions de citoyens voient sincèrement Sissi comme le garant de la stabilité. Mais pour Negad El Borai, "c’est une fausse stabilité". "La stabilité veut dire : laisser les gens parler, discuter, critiquer et choisir entre les opinions différentes ! La stabilité, c’est arrêter les violations des droits de l’homme car un pays c’est un peuple. Et le peuple c’est notre sécurité nationale." Lapidaire, Mohamed Tantaoui rappelle que "Le 25 janvier, les gens sont descendus pour demander la liberté et le pain. On ne devrait jamais leur demander de choisir entre les deux. Les gens méritent les deux."

Mais cette pensée sécuritaire a infusé au plus haut niveau en France. Au Quai d’Orsay, où l’on confie : "Objectivement, quand on regarde le tableau, on se dit qu’il vaut mieux une Égypte stable. Il y a assez d’emmerdements dans la région comme ça, il ne faut pas d’effet domino. On a un intérêt stratégique majeur à ce que l’Égypte demeure un pôle de stabilité. Qui aurait intérêt à son affaiblissement ? Notre intérêt est que ce pays tienne mais à quel prix ? On doit convaincre Sissi qu’un minimum de confiance et d’ouverture politique peuvent conforter cette stabilité. Il nous écoute, mais est-ce qu’il nous entend ?" 

L’Égypte d’abord

Il est vrai que l’environnement géopolitique est explosif : contentieux avec l’Éthiopie à propos du Nil et avec la Turquie à propos du gaz en Méditerranée, guerre civile en Libye, fragilité du Soudan, le Hamas au pouvoir à Gaza sans oublier le nord Sinaï où l’armée égyptienne – appuyée par Israël – combat l’État islamique. Le professeur Mostafa Kamel Al Sayed juge que Sissi a développé une diplomatie de "L’'Égypte d’abord', sur le mode 'America First' de Donald Trump. Sissi joue un rôle très important dans les questions qui touchent aux menaces à la sécurité nationale. Mais les intérêts nationaux sont définis de façon très étroite, alors que pour Nasser, il y avait trois cercles de politique étrangère : le cercle musulman, le cercle arabe et le cercle africain. Sissi voit l’Égypte dans un cadre géographique étroit."

La réforme constitutionnelle du 23 avril 2019, adoptée par 88,8 % des électeurs (mais avec seulement 44,33 % de participation) permet à Sissi de se représenter pour deux nouveaux mandats et éventuellement de diriger l'Égypte jusqu’à 2034. Mais, obsédé par la Révolution du 25 janvier 2011 dont il jure que cela n’arrivera jamais plus, pourra-t-il longtemps diriger les Égyptiens avec autant de poigne ? Ils étaient 85 millions il y a dix ans, ils sont plus de 100 millions désormais. Plus de 35 % vivent sous le seuil de pauvreté, selon les statistiques officielles. Jusqu’ici, le Maréchal Président n’a pu inverser aucune de ces deux courbes.