Découvrir et comprendre les coraux et les oasis de vie des moyennes profondeurs
Par Sophie Bécherel
Pendant la décennie à venir, Emmanuelle et Ghislain Bardout, avec un nouveau bateau, vont explorer la zone de moyenne profondeur des océans à la recherche d'oasis de vie. À l'occasion de la journée des océans, ces plongeurs professionnels lancent ce mardi l'expédition Under The Pole IV, en collaboration avec le CNRS.
C'est un nouveau mariage réussi du monde de l'aventure et de la science. Jusqu'en 2030, l'expédition "Under the Pole IV-Deep Life" se propose d'étudier les oasis de vie situées à moyenne profondeur dans les océans. Inaccessibles aux chercheurs jusqu'à récemment, pour des raisons administratives et réglementaires, la zone de 30-60 m sous l'eau a été peu étudiée. Pour les récifs coralliens en particulier, cela a donné l'idée qu'au delà de la couche de surface, les animaux ne pouvaient plus vivre, faute de lumière. Or grâce aux plongées profondes réalisées par les plongeurs du programme Under The Pole, un monde insoupçonné est apparu : les coraux dits "mésophotiques" (du grec meso, médian et photos, lumière). Ces coraux sont tous aussi variés qu'en surface et s'avèrent plus résilients face au changement climatique.
C'est dans le cadre du programme de recherche Deep Hope, que Ghislain Bardout a prélevé le corail le plus profond du monde, en avril 2019, aux Gambiers en Polynésie Française. Leptoseris hawaiiensis vit à -172 m de profondeur. Ces dernières années, les scientifiques du CRIOBE (Centre de Recherche Insulaire et Observatoire de l'Environnement) ont d'ailleurs découverts que 60% des espèces du récif polynésien sont capables de coloniser les profondeurs.
Des coraux profonds plus résilients
"Les coraux sont des organismes photosynthétiques. Les algues qui le colonisent, et avec lesquels ils vivent en symbiose, ont besoin de lumière pour faire de la photosynthèse. On imaginait donc qu'avec moins de lumière, ce processus ne pouvait pas se faire" détaille Laëtitia Hédouin. Or, le corail s'adapte : son squelette s'aplatit et s'affine afin de capter le maximum de lumière. "Là où on trouve des milliers de polypes dans les colonies coraliennes de surface, on voit qu'en profondeur, ces polypes sont distribués de façon moins dense, ce qui permet à l'animal d'économiser de l'énergie" ajoute t-elle. Le squelette lui-même, moins soumis à la houle, peut se permettre de s'alléger, d'être moins dense. Là encore, la nature optimise l'usage de l'énergie à sa disposition.
Forts de ces découvertes du programme Deep Hope, Emmanuelle et Ghislain Bardout ont décidé de poursuivre la collaboration avec les scientifiques du CRIOBE. La phase 4 d'Under The Pole-Deep Life vise à explorer la zone mésophotique des zones tropicales, tempérées et polaires. Et au delà des coraux, de débusquer d'éventuelles oasis de vie aujourd'hui encore ignorées.
"L'apport des plongeurs professionnels et d'un bateau comme celui d'Under The Pole décuple nos moyens" (Laëtitia Hédouin, chargée de recherche au CNRS).
Même si elle-même plonge, "avoir 12 plongeurs en plus, pour être nos yeux et nos mains sous l'eau, va nous permettre d'étudier la connectivité entre le fond et la surface". C'est la zone située entre 0 et -30m qui a jusqu'ici été principalement étudiée, donnant une vision parcellaire du récif, ajoute la scientifique qui coordonnera avec Lorenzo Bramanti, également chercheur au CNRS, le programme de la décennie. Les moyens déployés jusqu'ici étaient le draguage ou le chalutage, éventuellement les robots.
Du "camping sous-marin"
L'exploration des mondes sous-marins reste délicate pour des raisons de sécurité. "On est en plongée profonde et chaque mètre ou dizaine de mètre supplémentaires complexifie davantage la situation" explique Ghislain Bardout. "L'évolution des scaphandres, la connaissance acquise permet d'envisager des programmes imposants, mais la décompression n'est pas une science exacte. Statistiquement, plus on plonge, plus on s'expose". C'est pourquoi, il est prévu de construire un nouveau bateau, plus grand, capable d'accueillir sur le pont un caisson de re-compression. Il permettra, par ailleurs, de loger une vingtaine de personnes à bord (marins, scientifiques et plongeurs) ainsi que leur matériel.

Ces plongeurs professionnels mettront aussi à disposition un observatoire sous-marin de leur cru. Une capsule qu'ils ont conçu et expérimentée avec succès lors de leur précédente expédition. Cette capsule repousse les limites de l'homme. Elle permet de rester trois jours sous l'eau, sans avoir à remonter sur place. "Il y a une frustration pour le plongeur qui ne peut pas rester sous l'eau. Au moment de remonter, il se dit 'qu'est-ce qui se passe quand je ne suis pas là' ?". Cette curiosité les a poussé à fabriquer cet habitat simple.
"C'est comme du camping sous marin, un habitat simple, autonome, passif, sans impact sur l'environnement. On le pose sur le fond et on peut vivre 24h/24 sous l'eau pendant trois jours, ce qui nous permet de voir vivre les poissons". "Au début", raconte Emmanuelle Bardout, "les scientifiques avaient du mal à se l'approprier. C'est Jules Verne, pour eux. Ils ne savaient plus comment travailler tant ça changeait de leur référentiel habituel. On l'a testé et tout s'est bien passé". À ce jour, seuls les plongeurs ont testé la capsule et "campé" trois jours sous l'eau. Emmanuelle Bardout estime en avoir appris plus en trois jours, derrière cet observatoire-bulle transparent, qu'en 15 ans de plongée sous-marine.