Demander aux enfants s'ils ont un amoureux ou une amoureuse est une mauvaise idée

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Demander aux enfants s'ils ont un amoureux ou une amoureuse est une mauvaise idée

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Deux enfants
Deux enfants
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Quand un adulte interroge un enfant, la question de l'amoureuse ou de l'amoureux, en apparence anodine, surgit très rapidement. Après la non moins classique : "elle est gentille la maîtresse ?"

"Alors, t'as un amoureux/une amoureuse ?" Cette question, prononcée souvent avec la meilleure intention du monde, est en fait à éviter durant le tout jeune âge. L'interrogation, plus que fréquente, peut être posée pour taquiner, par habitude, ou tout simplement pour se renseigner, mais elle est inadaptée aux sentiments des tout-petits et des jeunes enfants.

Que comprennent les enfants à l'amour ?

Les enfants se questionnent très tôt sur leurs différents liens d'attachement, avec leur famille, ou avec leurs proches. À l'école, l'amitié prime. Les petits peuvent avoir des relations très fortes mais c'est aux prémices de l'adolescence que les liens se transforment, et évoluent vers l'amour amoureux. Dans Lettre à un jeune poète, Rilke écrivait "L'amour ce n'est pas dès l'abord se donner, s'unir à un autre. (Que serait l'union de deux êtres encore imprécis, inachevés, dépendants ?)"

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Julie Neveux, linguiste, invitée dans Grand bien vous fasse, l'explique  : "Vers quatre ou cinq ans, ils ne savent pas si ce sera de l'amitié, de l'amour. On ne sait pas, c'est trop tôt. Il y a un apprentissage très long, très complexe, de l'émotion. Et je constate que souvent les parents – on a tous envie par jeu, par réflexe... – projettent des schémas, mais ce n'est pas évident pour l'enfant qui a besoin que son espace imaginaire, intime soit bien préservé et qu'il puisse l'explorer dans une temporalité qui est une temporalité lente."

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L'attachement peut se teinter de désir et de sexualité au fur et à mesure que l'enfant grandit mais rien ne sert de mettre la charrue avant les bœufs, et de brusquer un enfant en prise avec des émotions complexes qu'il parvient à peine à identifier et à comprendre.

Être bien avec soi-même

La relation amoureuse, ce serait l'objectif ultime à atteindre. Bien sûr, l'amour vaut d'être vécu mais il survient sans qu'il ne faille le chercher et s'en préoccuper, et peut être présent dans des relations diverses et variées. La journaliste Marie Kock, dans son livre Vieille fille, décrit avec humour que la vie de célibataire est un destin tout aussi enviable que le couple s'il est choisi et que la relation amoureuse comme idéal n'a pas forcément de sens.

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En effet, en posant en permanence cette question aux enfants, cela sous-entend que pour être complet ou complète, il faudrait être amoureux ou amoureuse, or c'est aussi dès le plus jeune âge qu'il faut faire comprendre l'importance de s'aimer soi-même. C'est une sorte de socle qui pourra permettre à toutes les relations de s'épanouir, aussi bien l'amour que l'amitié, ou encore à toute forme d'attachement de s'approfondir. Dans un premier temps, l'amour et l'affection de leur famille sont bien suffisants.

Une hiérarchisation problématique entre les relations

La question sous-entend, surtout si elle est répétée, que les relations amoureuses sont au-dessus, dans une échelle de valeurs des sentiments, des relations amicales et de toute sorte de relations finalement. Des féministes s’évertuent pourtant désormais à dire que les relations amoureuses ne sont pas les seules qui vaillent. La journaliste Victoire Tuaillon, dans son podcast "Le Cœur sur la table", qui décortique l'amour à notre époque, valorise toutes sortes de relations, en faisant descendre de son piédestal l'amour amoureux exclusif, pour nous encourager à penser une véritable révolution romantique.

L'on pense trop souvent qu'une relation amicale forte serait forcément un premier pas vers une relation amoureuse. C'est une conception malsaine de l'amitié, comme nous l'explique aussi Marie Chetrit, docteure en sciences, qui a publié Éducation positive : une question d’équilibre ? Démêler le vrai du faux de la parentalité bienveillante (Solar) : "Les affinités d'amitié peuvent être très fortes déjà à cet âge et je trouve qu'aller mettre tout de suite ces sous-entendus amoureux ou de séduction sur des relations qui sont vraiment des belles relations d'amitié, ça me parait malsain. C'est ne pas permettre aux enfants de faire l'apprentissage de l'amitié puisque toutes les relations sont « suspectées » de séduction."

Elle ajoute : "C'est comme si toute relation forte entre deux personnes était automatiquement dans le registre de la séduction et donc de l'amour et de la sexualité plus tard. Ce n'est pas du tout le cas. Il y a beaucoup de relations qui sont très nourrissantes et où il n'y a pas du tout de rapport de séduction ou de connotation sexuelle." Ce sont des projections de relations adultes sur des enfants qui n'ont pas encore la maturité pour les vivre.

L'amitié suppose bienveillance et respect. Tout le monde gagnerait à valoriser les relations amicales, et la société serait peut-être plus pacifiée.

Une question qui perturbe ses (futures) relations

L'enfant jeune, assez modelable, aime répondre aux attentes des adultes, et pourra chercher à tout prix à avoir une amoureuse ou un amoureux alors qu'il a des relations amicales tout à fait satisfaisantes. Il verra ses camarades comme de potentiels amoureux. Marie Chetrit nous explique : "C'est vraiment quelque chose qu'on projette et on finit peut-être par biaiser leur vision. On va venir transformer leur regard sur l'autre et sur la relation à l'autre."

De plus, ces questions projettent souvent d'emblée une vision hétéronormative des relations. On présume bien souvent l'hétérosexualité de l'enfant. Pour Marie Chetrit, cela peut être dérangeant et pourra être pris comme une injonction à refouler une orientation sexuelle autre que celle supposée par ces questions. Elle explique les possibles conséquences : "Visiblement, c'est comme ça qu'il faudrait vivre les choses et les ressentir. Et le fait d'avoir une attirance pour un enfant du même sexe, ça serait perçu donc par déduction, comme quelque chose de pas normal. Ça peut être bloquant pour les enfants qui sont attirés par d'autres enfants du même sexe."

Dans le livre 30 discussions pour une éducation anti-sexiste (Marabout), les autrices Pihla Hintikka et Élisa Rigoulet expliquent que cela est en train de changer, et que cette présomption d'hétérosexualité, sera de moins en moins la norme : "Aujourd'hui, l'écriture d'un nouveau vocabulaire des relations romantiques et des orientations sexuelles permet d'élargir ces notions, et il est certain que la génération de nos enfants va l'adopter plus vite que la nôtre." L'hétérosexualité n'est pas la seule option existante, et les normes de genre peuvent être compliquées à vivre pour les enfants qui ne s'y reconnaissent pas.

Une intimité à respecter

On a du mal à imaginer que les enfants aient une vie privée, une intimité. En insistant de manière répétée avec ces questions, qui parfois les gênent (et c'est d'ailleurs pour ça que certains insistent), on les met mal à l'aise et on prend le risque de les braquer sur le long terme. La Défenseure des droits, Claire Hédon, dans l'émission Le Téléphone sonne, l'affirmait : "La vie privée existe pour tous les enfants, quel que soit leur âge. Mais c'est évidemment à mettre en balance avec un devoir de sécurité de la part des parents : comment on équilibre ça avec la protection de la vie privée et la sécurité. Et je trouve que la confiance, elle, est essentielle."

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Pour Marie Chetrit, le respect de la vie privée de l'enfant permettra de plus saines relations par la suite : "Il n'y a pas à être intrusif et à demander à savoir parce que je pense que c'est vraiment faire le lit d'une adolescence où l'enfant va s'enfermer dans le silence parce que quand on a des parents qui sont toujours en train de gratter, je pense que ça les enferme, ça les repousse loin de nous. Ça peut briser la confiance, donc il faut mieux laisser venir les confidences que d'essayer d'aller les extirper."

Parler d'amour et de sexualité, sans tabou

Ne pas interroger les enfants en permanence sur leur vie affective ne veut pas dire que l'on doit garder le silence sur le sujet de l'amour et de la sexualité. Ce ne doit pas être un tabou, mais plutôt l'objet de discussions libres et rassurantes.

Julie Neveux, linguiste, recommande aux parents, dans Grand bien vous fasse, de parler des émotions aux enfants, sans les brusquer : "Le parent a vraiment une mission par rapport au langage et aux émotions, c'est d'accompagner l'enfant pour qu'il parvienne à nommer les différentes émotions. Mais à la fois il ne faut pas brusquer le langage, c'est-à-dire ne pas projeter des schémas, ne pas dire : 'il est amoureux, elle est amoureuse !', alors que l'enfant est petit, qu'il éprouve cette complexité émotionnelle inouïe."

Il faut prendre en considération leur âge, partir de leurs remarques et interrogations, et évoquer aussi bien la liberté dont ils disposent que les limites imposées par le consentement.

Grand bien vous fasse !
1h 10